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On s'empressait autour de moi; je me retirai de bonne heure; j'avais soif de solitude. i^ juillet. — Départ à dix heures, piano, piano. Nous gravissons quelques pentes sans incident notable ; le terrain argileux, détrempé par la pluie, oblige nos mules à une marche lente et scabreuse. La vallée du village de San Luis s'étefid verdoyante et pittoresque. Le bataillon est arrivé de la veille, à huit heures du soir; lorsque nous entrons au bourg, la musique salue notre arrivée. Grande joie de la population. i 3 juillet. — Nous passons la journée à San Luis : il a beaucoup plu la nuit dernière, et nous craignons que les fantassins ne puissent continuer la marche sur ce sol argi- leux. Je lève le plsua du village. Les frères Valverde, deux des jeunes Boliviens qui péri- rent avec le docteur, étaient nés à San Luis. Je fis visite à leur pauvre mère, pi-esque folle de chagrin et de désespoir. 14 juillet. — A onze heures, nous défilons avec le batail- lon. La roule escarpée est taillée à vif entre de hautes murailles argileuses. Nos mules s'abattent fréquemment. Quelques Indiens et Indiennes Chiriguanos, que nous surprenons à la pêche dans le rio Santa Anna, s'enfuient à notre approche; nous essayons en vain de leur inspirer confiance; les fusils les épouvantent. Je suis tout étonné de voir avec quelle facilité, quels jarrets plutôt, les soldats, chargés de leur fourniment, escaladent, pieds nus, les derniers contreforts de la chaîne orientale. Venus ainsi de Potosi, ils devaient, pour la plupart, marcher jusqu'au 30 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. Paraguay. Petits, trapus, nerveux, ils supportaient avec la même égalité d'humeur, la pluie et le soleil, la chaleur et le froid. La journée avait été longue et l'étape très pénible pour gagner Suaruro; rien n'avait ralenti leur allure. Au pas lent de ma mule je suivais ces infatigables marcheurs. Le soir, arrivés au campement, ils songeaient moins à se reposer qu'à tirer du fond de leur sac une bandola, gui- lare, ou une flauta, petit flageolet dont les sons bizarres, doux et plaintifs, bas ou stridents, servaient d'accompagne- ment aux chants d'amour. Le bivouac s'animait sous les pâles clartés des derniers rayons du soleil; puis les feux s'allumèrent, profilant les groupes sur le fond noir du ciel, tandis que les rabonas, canlinières du bataillon, allant, courant, revenant, préparaient le chupe et Yasado de tous les jours et de tous les repas. On célébra mon anniversaire; j'accomplissais ma tren- tième année. Le 46, nous étions à Ivilivi; le 47, la troupe campait à Carapari, dans une belle vallée large de 480 à 200 mètres, entre deux petites chaînes basses courant du sud au nord. Le 48, à une heure, nous arrivions, par 4 384 mètres d'altitude, au sommet de la cote d'Aguairenda. Nous fîmes halte quelques instants. L'ondulation dernière des derniers contreforts, des dernières pUssures des Andes colossales s'éteignait à nos pieds dans les plaines verdoyantes du Chaco, déroulées à perle de vue. Au-dessous de nous, on dislingue la Mission à sa grande croix de bois plantée au milieu d'une place rectangulaire; à trois lieues environ, sur la gauche, Caïza se dissimule dans un bouquet de ver- dure ; au nord, le Pilcomayo se reflète au soleil en un mince filet blanc,... puis l'uniforme immensité. Ce coup d'œil jeté sur l'inconnu m'impressionne vive- ment. L'année précédente, le docteur Crevaux et ses com- pagnons, debout à la même place, avaient contemplé ce même spectacle pour aller tomber là-bas, tout jeunes, pleins d'espérance et d'avenir ! « Aqui esta la gloriaf (Voilà la gloire!) me dit le colonel RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. 33 Eslensorro, en indiquant du doigt le Pilcomayo. — Si, senori répondis-je; la gloria ô la muer te! » Une heure après, nous avions descendu la côte et pre- nions la route de la Mission; les Chiriguanos étaient rangés sur deux files ; une décharge de mousqueterie salua notre approche; la petite cloche de la chapelle sonnait à toute volée. Le lendemain, la troupe se cantonnait à Caïza, où nous séjournâmes environ un mois. Je profiterai de cette halte pour retracer à grands traits rilinéraire du docteur Crevaux depuis Buenos Aires, et les émouvantes péripéties du drame dont lui et les siens furent les victimes. On me permettra de fondre ce que j*appris dans ce voyage avec tous les renseignements recueiUis plus tard. A son départ de Bordeaux, le docteur, chargé d'une mission par le Ministère de rinslruction publique, se pro- posait d'explorer le basâin-du^hàût Paraguay et d'alleindre ainsi celui de l'Amazone. Dès son arrivée à Buenos Aires, le docteur Zeballos, président de l'Institut géographique argentin, et les docteurs Omié'e'Iët'-Vaca Guzman, repré- sentants du gouvernement (le Béil^iè,'lui firent entrevoir l'intérêt d'une exploration du rio Pilcôrtia-yo. Son esprit énergique s'enthousiasma ; à-Paris, du reste, il avait examiné ce projet avec le docteur Hamy et quel- ques autres. Il résolut de partir sur-le-champ pour la Bolivie, et de reconnaître le cours de la rivière mysté- rieuse, qui, au dire de certains explorateurs, se perdait dans les plaines du Chaco. Le relèvemeàt du Pilcomayo pourrait fournir les matériaux nécessaires à la création d'une voie commerciale entre la Bolivie, le Paraguay et la République Argentine. La mission reçut à Buenos Aires l'accueil le plus sym- pathique ; le gouvernement mit gracieusement deux marins de la flotte à sa disposition et lui accorda le passage gratuit sur la ligne ferrée de Buenos Aires à Tucuman; puis elle gagna Tupiza par Salta et Jujuy. Le 16 janvier 1882, le docteur Crevaux, arrivé à la frontière argentine-bolivienne, 3 34 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES ne put obtenir de paysans demi-sauvages l'hospitalité pour lui et les siens, et se vit contraint d'obliger le maître d'un almacen à lui donner abri pour la nuit. Pendant le collo- que, un des expéditionnaires ayant commis Timprudence de montrer un revolver, une bande armée se jeta sur les explorateurs ; trois coups de feu furent tirés par les assail- lants : le sang-froid du docteur sauva la situation; sur sa défense expresse, personne ne répondit à l'attaque. Haurat, timonier de la marine française, reçut seul quelques plombs dans la main. Le 8 mars 1882, à Tarija, le docteur Crevaux fut pré- senté au P. Doroleo Gianeccini, préfet des missions de Fran- ciscains italiens, et se lia intimement avec lui. Le P. Doroteo lui donna communication de notes con- cernant les Indiens du Chaco, et offrit de l'accompagner jusqu'à la Mission de San Francisco de Solano du Pilcomayo, où il promettait de lui procurer toutes les choses indispen- sables à l'accompliëdement de son œuvre avant la baisse des eaux. Le docteur, très reconnaissant des démonstrations ami- cales dont lui et ses compagnons avaient été l'objet de la part des principales familles de Tarija, quitta cette ville lé 14' mars ; le soir même il arrivait au pueblo de Santa Anna, dans l'hacieoda de Mme O'Gonnor d'Arlac. Le 24, le P. Doroteo, qui n'avait pu partir en même temps que le docteur, le rejoignit à Ivitivi. Crevaux en fut très heureux ; il sella aussitôt sa mule, et, suivi de Ringel et de Dumigron, il partit au galop, « fatigué qu'il était, dit-il, de la marche lente de son escorte ». Le P. Doroleo amenait avec lui la Yalla Petrona, une Indienne Toba, « estimant, disait- il à Crevaux, qu'envoyée en avant, elle faciliterait son passage ». La jeune fille, on le sut plus lard, avait quitté à contre-cœur la maison de Tarija où elle était en service ; mais le voyageur la reçut avec joie et la traita comme si elle eût été son enfant. Cette satisfaction ne fut pas de longue durée; il apprit bientôt que, depuis deux jours, les gens de Caïza étaient partis en guerre contre les Tobas. « Si, lui dit le Père, l'expédition DE LA MISSION CHEVAUX. 35 chaqueîienne arrive au Pilcomayo et y attaque les Indiens, vous allez être exposés à de grands dangers : les Tobas, d'après une coutume dont ils ne se départent jamais, ne manqueront pas de se venger sur vous. D'ailleurs, on les pourchasse et on les tue ; ils ne croiront pas aux paroles de paix et d'amitié apportées par l'Indienne ; ils croiront à un stratagème pour les tromper plus sûrement. — Mais que faut-il donc faire?dit Crevaux, surpris et ému. — Allonger le pas, afin d'arriver, si possible, cette nuit même à Aguairenda. De là, nous écrirons au sous-préfet pour qu'il expédie des ordres de contremarche aux volon- taires, avant que ceux-ci atteignent les Tobas. > Ils piquèrent des deux. En arrivant à Carapari, les mules étaient rendues; Crevaux, ses compagnons et la Toba y passèrent la nuit; le P. Doroteo continua seul, mais, à la montée de la côte, il dut abandonner sa bête qui n'en pou- vait plus, et marcher jusqu'à Aguairenda où il entrait à minuit. Il se hâta d'écrire au sous-préfet, mais bien que celui-ci eût déjà annoncé qu'il allait donner contre-ordre à l'es- couade, le conseil des habitants de Gaïza décida que l'expé- dition suivrait son cours. Le docteur Crevaux et ses compagnons, après avoir passé par Aguairenda, continuèrent leur route vers le Pilcomayo. A Caïza, ils retrouvèrent le docteur Democrilo Gabezas, délégué de la préfecture de Tarija, avec son escorte et les autres membres de la mission. Dans le cas où l'expédition ramènerait des prisonniers tobas, Crevaux pria le sous- préfet de vouloir bien les lui remettre à la Mission de San Francisco de Solano, afin qu'il pût les embarquer dans ses canots et les rendre lui-même à leurs familles. A Yaguacua, il rejoignit le P. Doroteo. Tous deux pas- sèrent la nuit à la belle étoile, et, le lendemain, à dix heures du soir, ils gagnaient la rive droite du Pilcomayo, distante d'environ un tiers de lieue de la Mission de San Francisco. Le docteur Crevaux, bien qu'épuisé par la chaleur et une très longue journée de marche, se sentit réconforté à la vue du rio. 36 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES Dans la matinée du 28 mars, le premier Indien pécheur qui s'approcha de la rive opposée fui hélé par te Père, qui l'envoya aviser le gardien de la Mission. Peu après arrivè- rent le gouverneur, les capitaines, les alcades et des Indiens pour les aider. Tous passèrent le rio sans incident, et le docteur Gre- vaux, satisfait, donna aux Indiens quelques verroteries. Dans l'après-midi il reçut d'un missionnaire de Tarairi une lettre qui l'invitait à visiter la Mission et mettait à sa dispo- sition toutes les planches dont il pourrait avoir besoin pour construire ses embarcations. Le 29 mars, il partit pour Tarairi, accompagné de Ringel et du P. Doroteo. Acceptant avec empressement l'offre du missionnaire, il choisit quarante planches et deux traverses de cèdre parmi celles que le P. Dimeco avait rassemblées depuis six ans pour la construction d'une nouvelle église. Mais il insista pour les payer : « Il me suffit, dit-il, de tenir compte du sincère empressement avec lequel vous me les offrez. » Très content d'avoir pu se procurer ces matériaux, il retourna à San Francisco avec 86 Indiens Chiriguanos, qui les chargèrent sur leurs épaules, et se mil à construire sa première embarcation avec l'aide d'un Indien charpentier appelé Araguë. Le 1" avril, le P. Doroteo et Ringel partirent pour les autres Missions du nord, chargés de prendre des photogra- phies et de recueillir des collections ethnographiques. L'expédition des gens de Caïza était revenue du Pilcomayo le 30 mars. Après avoir tué dix ou douze Indiens Noctènes, elle avait ramené sept enfants. Le délégué et son escorte arri- vèrent à San Francisco dans la matinée du 2 avril, avec cinq de ces jeunes prisonniers. Les deux autres, blessés pendant le combat, étaient à Caïza. La vue des captifs et le récit de ces faits firent trembler le P. Doroteo pour le docteur Crevaux. Cet événement, dit-il, était de très mauvais augure; les parents ne manque- raient pas de se venger sur lui. Le docteur Crevaux, d'abord très affecté, resta silencieux DE LA MISSION GREVAUX. 37 pendant quelques minutes ; mais il voulut se persuader que les Indiens ne maltraiteraient pas un voyageur étranger à leurs querelles ; il caressa les enfants et leur donna quel- ques objets. Le 4 avril, la Toba Petrona partit de la Mission de San Francisco avec Taînée des cinq enfants noctènes. Le doc- leur lui avait remis de nombreux présents pour elle- même et pour ses parents et ses amis, comme preuve du désir sincère qu'il avait de les voir et d'entrer en contact avec eux. Il la fit ensuite photographier par Ringel, ainsi que la jeune Noctène. De son côté, le P. Doroteo lui avait tenu le discours suivant : « Regarde bien les canots que M. Grevaux est en train de construire pour explorer le rio ; il a été bon pour toi. Il ne veut pas faire la guerre aux tiens. Tu sais la triste existence qu'ils mènent à cause de leurs vols et de leurs rapines; l'heure est venue pour ton peuple d'être heureux, s'il le veut, et qu'il n'y ait plus de guerres entre lui et les chrétiens. « Ne t'étonne pas de la dernière expédition, ni des pri- sonniers que tu vois ici. Les chrétiens n'auraient pas attaqué les Tobas, si, par leurs vols, ils ne les y avaient obligés; pour qu'ils comprennent bien que nous désirons la fm de la guerre et que nous ne voulons pas les tromper, nous ren- voyons avec toi l'aînée des prisonniers. Si nous ne te don- nons pas les autres, c'est qu'ils sont encore trop souffrants, mais le docteur Grevaux vous les amènera. « Dis surtout à ton père Galigagaë et aux autres capi- taines tobas, chorotis et noctènes, de venir palabrer avec nous et faire ainsi la paix. Dis-leur de ne pas être effrayés : ils n'ont à craindre aucune embûche; moi-même, je leur en réponds sur ma tête. » La jeune Indienne, intelligente, parut comprendre ce qu'on attendait d'elle; elle embrassa le docteur Grevaux, et partit, promettant d'être de retour avec ses parents dans douze ou quinze jours. Pendant ce temps, Tobas et Noctènes faisaient tomber leur colère sur des Indiens de la Mission de Macharefi. A Buyuive,un indigène de la stationavaitété blessé de Iroiscoups 38 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. de flèche et de quatre coups de lance; deux de ses compagnons ainsi que leurs femmes et leurs enfants avaient été tués par les Tobas. Cette nouvelle affligea vivement le docteur Grevaux. Pour- tant le souvenir de ses explorations antérieures le soutenait encore, surtout celle du Yapuri chez les OuiLotos canni- bales : < S'il faut mourir, je mourrai ! Mais si Ton ne risque rien, on ne découvrira rien, et l'on sera toujours dans les ténèbres! » La Petrona ne reparut point à l'époque fixée ; le docteur Grevaux ne tint pas assez compte de cette circonstance qui aurait dû le mettre en garde contre les promesses trom- peuses des Indiens. Le dialogue échangé entre les Tobas et la jeune fille ne laissera d'ailleurs aucun doute sur la prémé- ditation du crime et sur le rôle funeste joué par l'Indienne. « Des gringos carayes (étrangers chrétiens), dit -elle, vont venir sous peu par le Pilcomayo. Ils vont au Paraguay. Après eux il en viendra d'autres qui occuperont la rivière, et vous ne pourrez plus pêcher. — Gombien sont-ils? » demandèrent les Tobas. La Yalla traçant sur le sable autant de petites raies qu'il y avait de membres de la mission, leur apprit ainsi qu'ils étaient vingt et un. « Y a-t-il des culcos (soldats boliviens) ? -— Non. — Ont-ils des armes? — Oui! mais ils ne s'en serviront pas. Ge sont des gringos muy sonsos (des étrangers imbéciles) ! » Le 13 avril, accompagné du P. Doroteo et du délégué bolivien, il alla reconnaître, à deux lieues en amont de la Misiion, le saut du Pirapo ou chute du Pilcomayo; Ringel en prit la photographie et Billet en détermina la latitude; lui-même leva le plan du rio. En le traversant, le timonier Haurat faillit se noyer dans un tourbillon. Deux graves pensées préoccupaient fortement le docteur : le danger qui pouvait résulter de la dernière expédition des gens de Gaïza, et les marais que les Indiens lui disaient 1\ECHBRCHE DÈS RESTES DE LA MtSSION CRBVADX. 41 exister dans le bas du rio; mais il ne se laissait pas décou- rager et attendait le départ avec une vive impatience. Le 18 avril, les pirogues étaient terminées; il )es fit transporter sur le bord de la rivière, à 200 mètres environ en face de la Mission, et les hommes de Tescorte y passè- rent la nuit. Le mercredi, 19, à huit heures du matin, les voyageurs quittaient la station de San Francisco. Les trois mission- naires les accompagnaient jusqu'à la rive. Pendant qu*on procédait aux préparatifs, le docteur Crevaux entretint en particulier le P. Doroteo et lui fit ses dernières recom- mandations. Billet prit la photographie du groupe des expé- ditionnaires. c Tout est prêt, major I » dit Haurat. Il était neuf heures et demie. Les Indiens, qui connais- saient le caractère méchant et vindicatif des Tobas, ne pou- vaient retenir leurs larmes; ils poussèrent un formidable : Taupareno peguata chinureta! (Allez avec Dieu, amis!) Missionnaires, Français, gens de l'escorte, indigènes, tous étaient émus ; tous pressentaient obscurément quelque lu- gubre catastrophe. Et, au milieu des adieux et des cris, des vivats et des souhaits, les quatre embarcations disparurent à un coude du rio. Le soir du même jour, le docteur Crevaux arrivait à Irua, d'où il écrivait au P. Doroteo : « La paix est faite avec les Tobas, nous avons parcouru douze lieues sans inci- dent ». Le 20, ils atteignaient Bella Esperanza. Les Tobas leur faisaient escorte sur les deux rives. Le 2 J , on s'arrêtait pour radouber une des embarcations. Le 22, on était à Teyo. Le docteur avait avec les naturels les rapports les plus amicaux et couchait seul au miUeu des Tobas. Le 23 et le 24, on était arrivé dans des lieux inconnus du jeune Zeballos; le 25, les explorateurs gagnèrent Cavayu Repoti après avoir fait franchir aux canots une chute d'envi- ron trois quarts de mètre, qui forme barrage au milieu de la rivière. Le 27, à dix heures du malin, ils s'arrêtèrent à une grande plage de sable. Les Indiens les invitèrent comme 42 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. de coutume à manger avec eux des poissons et d^la viande de mouton. Le docteur Crevaux, Billet et Ringel acheminèrent leur embarcation vers la rive. Dans la dernière venaient Haurat et le jeune Zeballos. A peine les explorateurs approcbaient-ils du bord qu'ils furent entourés d'un nombre considérable de naturels qui se précipitèrent sur eux et les massacrèrent à coups de makanas (massues) et de couteaux. Haurat, Francisco Zeballos et Chilata, dit Garmelo Blanco, se jetèrent aussitôt à l'eau. Les Indiens les poursuivirent. Le père du jeune Zeballos fui tué dans la rivière sous les yeux de son fils, qui lui-même allait succomber, quand un Toba lui sauva la vie. Chilata * et Haurat, bons nageurs, gagnèrent la rive opposée, mais ils furent faits aussitôt prisonniers. Le jeune Zeballos resta captif six mois au milieu des Tobâs, et ne dut la liberté qu'aux efforts du P. Doroteo et des missionnaires, qui réussirent à le racheter. Les deux autres, moins heureux, périrent après les plus atroces souf- frances, garrottés à des troncs d'algarrobos et servant de cible aux flèches des Indiens. Ce supplice dura près de six mois. Une lettre de l'infortuné Haurat m'est tombée entre les mains. Que de douleurs, que d'angoisses quand, luttant encore contre ses bourreaux, le malheureux timonier se reportait par la pensée à la petite maison des Andes où deux yeux noirs le pleuraient, où un cœur généreux l'aimait! Tous les cadavres furent ramenés sur la plage et dépouillés de leurs vêlements; les bagages furent éventrés, les embar- cations incendiées, et la première crue du Pilcomayo fit disparaître les traces de cet horrible massacre. Cette malheureuse mission comprenait le docteur Cre- 1. D'après une lettre qui vient de m'être adressée par M. La- combe, mécanicien en chef à bord du cuirassé El Plata, de la flotte argentine, Chilata était Toba et avait servi quatre ans comme matelot; il était, paraît-il, très dévoué au docteur Crevaux. RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CHEVAUX. 45 raxkXy le docteur MIet, Ringel, Haurat, DumigroD, qua- torze Boliviens et deux Indiens interprèles. ' ûa s'étonne peut-être qu'ils n'aient pas vendu chèrement leur \i%^ mais ils étaient sans armes : le docteur Crevaux, toujours S9f» défiance, les avait fait mettre sous clef! Au cours de mes cinq années de pérégrinations dans ces déserts, les seuls objets que j'aie pu recueillir sont les sui- vants : 1° Un croquis du Pilcomayo fait par le docteur Crevaux et annoté par Billet; 2® Une lettre écrite au crayon par le docteur Crevaux au P. Doroleo, et portant ces mots : Entregarmi grande mula marcada B. C à la Mmion de San Francisco» J. Crevaux. 3** Le bordage d'une des embarcations; 4® Le baromètre Fortin, dont la cuvette était brisée; 5«» Un parasol ; 6** Quelques pièces d'or perforées nar les Indiens qui s'en étaient servis pour faire un coQier; 7"^ Un croquis de Ringel ; 8** Une lettre du même, écrite le 19 avril 1882, le jour du départ de la Mission de San Francisco; 9^ Une lettre d'Ernest Haurat ; 10° Une lettre du docteur Crevaux du 15 janvier 1882, adressée à M. Didelot, à Paris; 11° Une lettre du même, à M. Joseph Crevaux, à Paris. Quatre pièces de vingt francs ont été remises par les missionnaires de San Francisco au sous-préfet de Tarija. Des Indiens Noctènes étant venus un jour à la Mission les échanger contre du maïs et du tabac, les Chiriguanos, qui les reçurent en payement; demandèrent au Père convertis- seur quelles étaient ces médailles ! On vit plusieurs fois du côté de Itiyuru une Indienne portant au cou, en guise d'amulette, un des chronomètres du docteur Crevaux, et un Indien revêtu de la redingote ayant appartenu au docteur Billet. 46 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES Depuis mon arrivée en France, j'ai su qu'on avait retrouvé aussi : 1® La jumelle montée en or du docteur Crevaux, avec les initiales J. G. ; 2° Sa trousse de chirurgien ; 3* Une boussole ; 4** Des papiers ; 8® Quelque peu d'argent. Tous les détails de ce récit m'ont été fournis par les mis- sionnaires, le P. Doroteo surtout, et par le jeune Zebalios, échappé au massacre et avec lequel je vins de Tarija à Santa Barbara et Teyo du Pilcomayo. Je visitai la frontière pendant le séjour de la colonne à Caïza, où elle dut s'approvisionner de mules et de vivres. La Mission d'Aguairenda, établie en 1852, se compose de trois pueblos : Aguairenda, Cuaruniti et Timboïti; elle comprend environ 7 à 800 habitants, tant Chiriguanos chrétiens qu'infidèles, dirigés par deux missionnaires, ayant en sous-ordre un gouverneur, six alcades et trois capitaines. Les cases sont symétriquement construileB. Les Indiens travaillent et cultivent le maïs, les femmes tissent, les enfants vont à l'école et apprennent facilement à lire et à écrire. La tribu des Indiens Chiriguanos, autrefois très nom- breuse, est réduite aujourd'hui à 7 ou 8 000 individus, presque tous civilisés par les missionnaires. Elle s'étend le long de la frontière, entre le dix-huitième et le vingt- deuxième parallèle. Les Chiriguanos sont forts et bien musclés ; taille moyenne, teint vieil acajou. Le frout est large et bas, dominé par une épaisse chevelure noire, raide, enroulée sur la tête et main- tenue au moyen d'une sorte de mouchoir long et très large, qu'ils appellent yapicûana. Les yeux sont petits, les pom- mettes très saillantes, le nez est large et aplati, la bouche grande, la mâchoire inférieure quelque peu prognathe. En guise d'ornement de la lèvre inférieure, ils introduisent dans son épaisseur une espèce de disque, la tembeta» Les DE LA MISSION CREVAUX. 47 hommes et les femmes se teignent souvent la figure avec Yachote^ onoto ou rocou. Leur vêtement est un morceau d'étoffe quelconque enroulé autour des hanches. Dans les jours de gala, les hommes passent le iiru^ chemise de coton, large, longue et sans manches ; et, au moyen de longues épines, les femmes fixent sur leurs épaules le tipoi^ une hlouse ou plutôt un grand sac, ouvert en haut et en has. Le caractère de ces Indiens est doux, docile; ils sont intelligents et ennemis jurés des Tobas. Leurs cases sont propres, spacieuses, construites en roseaux, couvertes de feuilles sèches. La femme accouche avec la plus grande facilité. Dès qu'elle est délivrée, on lui serre le corps avec une corde et on Télend (bouche en bas) sur un lit de sable. Le père et les enfants se mettent dans les hamacs et observent un jeûne rigoureux. Une très petite quantité de mole, maïs bouilli, est la seule nourriture du premier plus d'une semaine, des seconds, deux ou trois jours. Ils ne peuvent ni boire la chicha, ni assister aux fêtes; s'il en était autre- ment, disent-ils, la mère et l'enfant mourraient. Si l'enfant naît difforme ou affligé d'une infirmité quel- conque, ils le tuent ou l'enterrent vivant. Si la femme met au monde des jumeaux, ils n'en gardent qu'un et sacri- fient l'autre, à moins que la mère ne s'y oppose formelle- ment, ce qui est assez rare. Si le père de famille est habile à chasser et à tuer le jaguar, ses enfants sont réputés comme devant être forts. Les gamins, dès leur bas âge, s'exercent au maniement de l'arc; aussi acquièrent-ils une grande adresse à lancer les flèches. Les filles vaquent avec la mère aux soins du ménage; elles l'aident à moudre le maïs ùnpalo, h faire la chicha, à filer les ponchos, etc. Les hommes vont à la pêche, à la chasse ; ils sèment et récoltent le maïs ; ils apportent le bois à la case. Les Chiriguanos ont peu de barbe et encore se Tarrachent- ils. Par contre, leur chevelure est abondante; ils ne la coupent jamais, pour quelque cause que ce soit. 48 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES La tembeta est Taffirmation de la virilité, la marque distinctive de la tribu. C'est une plaque de métal ou de bois, large d'un centimètre, et surmonté dans sa partie cen- trale d'un bouton circulaire faisant saillie et dont le dia- mètre varie entre celui d'une pièce d'un franc et de cinq francs. On la passe dans la lèvre inférieure qu'il faut préparer peu à peu à la porter. Quand un petit Chiriguano atteint l'âge de six ou sept ans, les parents mandent le brujo (sor- cier) qui fait coucher le garçonnet à terre et sur le dos ; au moyen d'un fil, il détermine le point où il faut opérer, puis s'adressant à l'enfant : < Allons ! tu as assez joué ! il est temps que tu sois homme ! Dès maintenant il faut travailler, faire la guerre, vaincre tes ennemis. Ne pleure pas surtout, car tu ne serais pas digne d'avoir la tembeia ! Tu ne diras plus hum hum comme les guaguas (filles), mais bien tàà, tààl » Après cet exorde, il lui perce la lèvre avec une alêne ou une corne de chèvre bien aiguisée. L'enfant ne dit pas un mot; il ne fait pas un geste. Le sorcier lui intro- duit alors une petite paille dans la plaie, afin qu'elle ne puisse se refermer; on retourne le fétu tous les jours, pour que la blessure ne se cicatrise pas; avec les années, on augmente la dimension du tube. Voilà pour les garçons. Quand une jeune fille est nubile, les parents la couchent dans un hamac suspendu au point le plus élevé de la case, et la laissent trois jours et trois nuits sans autre aliment qu'un peu de moté. Personne ne l'approche ou ne lui parle ; la mère ou la grand'mère ont seules accès auprès d'elle. Si, par absolue nécessité, elle est contrainte de marcher, on prend des soins extravagants pour éviter qu'elle ne touche au Boyrusu^ un serpent imagi- naire qui l'avalerait, ou ne mette le pied sur des déjections de poules ou d'animaux, car il lui viendrait des plaies à la gorge et aux seins. Le troisième jour, ils la descendent du hamac et, après lui avoir coupé les cheveux, ils la font asseoir dans un coin de la pièce, la lêle tournée vers le mur. Elle ne peut parler à personne et doit s'abstenir de poisson et de viande. Ce jeûne très rigoureux ne se relâche que vers les derniers des douze mois qu'il dure. Nombre déjeunes filles DE L.\ MISSION CHEVAUX. 49 meurent de ce régime barbare, ou en sortent amaigries et malades. Leur seule occupation, pendant toute cette année, a été de filer ou de lisser tirus et ponchos, et de donner ainsi à la tribu la preuve qu'elles sont en âge de se marier. Quand un Indien vient à s'éprendre d'une jeune lille, il appelle un de ses amis, avec lequel s'échange le dialogue suivant : « As-tu du tabac? demande le messager. — Oui, répond l'amoureux. — En ce cas, donne-m'en. » Et, à minuit, le mandataire se dirige vers la case occupée parles parents de la belle. Il entre sans bruit, s'assied près de la couchette et fume pendant une heure ou deux, puis se retire aussi discrètement qu'il était venu, sans avoir prononcé la moindre parole. Au bout de deux ou trois de ces visites nocturnes, le père finit par lui demander d'un ton brutal ce qu'il vient faire dans sa case à celte heure avaBcée. L'intrus explique l'objet de sa présence, et le père et la mère, après s'être assurés que leur futur gendre sera « bon guerrier », qu'il ne « battra pas trop sa femme », etc., donnent leur consentement; on fait entrer le prétendant et, sans autre formalité, le mariage est conclu. La polygamie est en usage chez les Chiriguanos, mais la première femme a droit à plus de considération que les au 1res. Us admettent deux esprits : l'esprit du bien et l'esprit du mal, qu'ils appelleni brujo^ et auquel ils attribuent toutes leurs bonnes ou mauvaises fortunes. Aussi existe-t-il entre eux des haines violentes : étant tous brujos les uns par rapport aux autres, ils s'accusent mutuellement d'êlre les auteurs de leurs maux. Quand ils croient reconnaître l'auteur d'une bnijeria dont ils sont victimes, il n'est pas rare, s'ils peuvent s'emparer du brujo supposé, que celui- ci soit brûlé vif. S'ils sont malades ou souffrent d'un malaise quelconque, ils font venir un brujo. Le sorcier souffle for- tement sur la partie affectée ; ou bien, se servant de ses deux mains, il aspire avec une grande vigueur; puis, au bout de quelques minutes, il crache une petite pierre ou un 4 50 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES morceau de bois, qui représente le mal dont se plaignait le patient; celui-ci doit guérir! S'il en meurt, c'est que la puissance du brujo est inférieure à celle du brujo qui lui avait donné la brujeria. Le mot tumpa (Dieu), pris dans son sens général, exprime toute chose ou toute personne qui leur est étrangère et excite leur curiosité. Dans son sens particulier, il entraîne l'idée d'un être surnaturel qu'ils se représentent sous la forme du soleil; ils l'invoquent souvent, au moment de combattre, mais ils n'ont pour lui ni culte ni temples. Ils se contentent presque toujours de lui dire : « Tu nais et disparais tous les jours, mais pour revivre toujours jeune; fais qu'il en soit ainsi de moi » . Ils croient à une autre vie et se rendent, disent-ils, dans un endroit appelé Jguihoca ou Iboca, — littéralement : lieu de la terre, situé près d'Aguairenda, dans le cagnon de Ingre. C'est leur paradis terrestre ; ils y trouveront après leur mort des cunas (des femmes) et de la chicha; ils se réuniront pour chanter, danser et jouer de la pucuna^ sorte d'instrument de musique. Après plusieurs années de celte existence, ils se métamorphoseront en renard ou en tigre. Les braves guerriers et les bons pères de famille iront à Iguihoca. Les poltrons, ou ceux qui sont morts en combat- tanl, revivront dans un autre endroit, mais privés de tous les privilèges de ce lieu de délices. Ils ont de fréquentes visions : l'esprit qu'ils redoutent le plus s'appelle mbae. Quand ils y songent sérieusement, ils sont tellement persuadés que leur dernier moment est proche, que souvent ils en meurent. Les sorciers peuvent conjurer le mbae. Si des bruits de guerre se répandent dans la tribu, tous les capitaines viennent se mettre aux ordres du capitaine général. Leur costume se compose d'une cuirasse en fibres de caraoatta ou d'une peau de jaguar et d'un bonnet sem- blable. Pour armes, ils ont l'arc et les flèches ; le capi- taine général seul porte une lance. Ils se passent au poignet un bracelet de cuir. DE LA MISSION CHEVAUX. 51 AU moment du départ, le capitaine harangue les guer- riers, les engage à être braves, à défendre courageusement leurs familles. Les femmes se réunissent en groupe et commencent aus- sitôt une sorte de danse spéciale. Elles se tiennent par la main et tous leurs mouvements se réduisent à une génu- flexion de la jambe gauche et à un balancement du corps d'avant en arrière : « Ah, ah! hé, hé, héî » hurlent-elles en chœur. Pendant celle danse, les guerriers font avec une ardeur incroyable le simulacre d'un combat. Les femmes les exci- tent et leur crient : « Amenez-nous des prisonniers; tuez vos ennemis ! > Le cortège se met ensuite en marche au milieu de brail- lements assourdissants et de mouvements désordonnés. Les femmes accompagnent les guerriers à quelque distance de la rancheria et reviennent à leurs cases, où elles se mettent à préparer d'énormes quantités de chicha pour célébrer le retour des vainqueurs. Quand ce moment paraît proche, elles courent à la ren- contre des combaltanis; s'ils sont victorieux, ce sont des cris de joie et des danses infernales; si, au contraire, ils sont vaincus, elles pleurent et se lamentent. Les vainqueurs coupent la tête aux vaincus et leur enlèvent la tembeta^ qu'ils apportent à leurs femmes; les têtes sont jetées en tous sens, en l'air, sur le sol, ou bien les femmes se les lancent comme des boules en proférant des insultes à l'adresse des vaincus, qu'elles traitent de lâches parce qu'ils n'ont pas su défendre leur tribu. Les prisonniers restent la propriété de celui qui les a amenés et sont mis au service de la maîtresse de la case. Lorsque, dans la mêlée, les femmes voient que le sort des armes va être défavorable aux leurs, elles se tournent du côté du soleil et l'invoquent pour qu'il leur soit propice et leur donne la victoire. « Chem Cuarasi orembo?^, ore- parareco ! > (Mon père, aide-nous, favorise-nous I) Si la ba- taille paraît perdue, elles font sortir toutes les filles vierges, celles-ci se réunissent en cercle, munies d'une toiuma, 52 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES sorte de vase ou calebasse qu'elles emplissent de poussière ou de sable, et toutes, en un mouvement d'ensemble, levant le bras en l'air, l'agitent au-dessus de la tête, puis passant rapidement la totuma par-dessous leur jambe gauche, elles en jettent le contenu dans la direction du soleil, lui de- mandant ainsi qu'il disperse leur ennemi comme le vent disperse la poussière ! Quand un Indien est sur le point de mourir, ses amis et ses parents se réunissent dans la case ; ils prodiguent leurs caresses au patient ; ils lui passent les mains sur les joues et le menton. Lorsqu'il rend le dernier soupir, la femme pausse un grand cri, et tous de gémir et de hurler. On rompt alors la colonne vertébrale du mort. Le cadavre est ensuite exposé au milieu de la pièce, replié les jambes au corps. Les assistants font cercle autour de lui, la veuve crie et pleure plus fort que tous les autres, et au milieu des sanglots on l'entend dire : « Pourquoi m'as-lu aban- donnée, mon fils, mon ami, père de mes enfants? Qui viendra maintenant m'apporter le bois, semer le maïs? » Et chaque assistant exprime sa douleur et ses regrets, el fait l'éloge du défunt, et cela, plusieurs jours et plusieurs nuits, sans répit aucun, sans boire ni manger; les enfants sont mis au lit el observent un jeûne rigoureux. Trente heures après la mort, le plus proche parent commence à creuser la fosse dans un coin de la case, près du mur. Il fait un trou d'un mètre de diamètre environ, el profond de quatre à six mètres. Pendant ces préparatifs, la veuve fend par le milieu le grand vase en terre appelé yambui qui lui servait à préparer la chicha. On glisse la partie infé- rieure du yambui au fond de la fosse, puis le corps, qu'on recouvre aussitôt de la partie supérieure; les clameurs redoublent contre le brujo, auteur de la calastrophe; on rejette la terre, on la tasse; puis tous, hommes, femmes et enfants, s'élancent vers le rio le plus proche, se lavent, se baignent, et reviennent en courant à la case. Là, ils s'assoient par terre autour de la sépulture, coupent les cheveux à la veuve le plus court possible, et les jettent sur la fosse. La veuve est à genoux, pleurant et crachant DE LA MISSION CHEVAUX. 53 jusqu'à ce que toute la surface fraîchemeût remuée soit mouillée de ses larmes; une pierre à la main, elle frappe avec force le sol, criant, se lamentant. L'expression de sa douleur est vraiment sincère, ainsi que j'ai pu m'en con- vaincre à Aguairenda, où j'assistai à une inhumation. Elle se couvre ensuite la tête de tous les vieux haillons qu'elle peut trouver dans la cahute. C'est l'affirmation de son deuil, qui dure au moins une année, et pendant lequel elle n'assiste à aucune fêle, à aucune réunion. Tous les jours elle doit sangloter cinq ou six fois. Si elle se remarie avant l'expiration du terme de veuvage (chose très diffi- cile, car les prétendants sont rares), elle se voue au mépris de la tribu. Plus tard, elle est libre de convoler. Si elle a des enfants mâles, elle les remet à ses parents; si ce sont des filles, il peut arriver que le prétendant ne prenne la mère que dans l'espoir de les épouser plus tard, — parfois toutes le même jour!... Ils paraissent n'éprouver aucune crainte du tonnerre, des éclairs ou des tremblements de terre, mais ils s'effrayent des éclipses, où un monstre inconnu se lance sur le soleil pour le dévorer; aussi, font-ils tout le bruit possible, soufflant dans leurs pucunas, frappant leurs totumas ou porrongos les uns contre les autres pour chasser la bête féroce. Leur aliment principal est le maïs, qu'ils préparent de différentes manières : 1° VatirurUf ou maïs bouilli en grains dans l'eau ; 2° Vatipii, où le grain est rôti ; 3* Vaticui, où il est réduit en farine, puis torréfié; 4** Le cagûiyl, sorte de mazamorra sans sel : la maza- morra est une soupe au maïs bouilli et décortiqué ; 5' Le muinti, ou farine de maïs légèrement mouillée et cuite sous la cendre ; 6** Le muyape, ou pain grossier ; 7" Le muintimimmOj pain de farine de maïs décortiqué. Ils se nourrissent aussi de zapallos, sorte de citrouille, et de haricots, qu'ils sèment et cultivent, de différentes lierbes ou plantes qu'ils trouvent dans les champs et assai- 54 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES sonnés avec Vaticui et avec Vajiy un piment endiablé. Ils sont surtout très friands de poisson et, de temps en temps, se régalent du produit de leur chasse, chevreuils, agoutis, sangliers, angwjatatus (tatous), nandus, palombes et perroquets. Mais le triomphe de la bonne chère est pour eux la langosta (sauterelle), la chicharra (cigale), et les larves des abeilles, qu'ils mangent rôties. Leur boisson favorite est une sorte de bière de maïs qu'ils appellent cangui et connue en Amérique sous le nom de chicha. C'est une liqueur trouble, de saveur aigrelette, rafraîchissante et nutritive. La préparation de la chicha est l'occupation presque con- tinuelle des filles. Elles passent des jours entiers à moudre le maïs dans un mortier pour le réduire en farine, et des nuits à surveiller la cuisson pendant qu'il bout dans de grandes marmites. Après une chauffe de douze à- treize heures, on introduit la liqueur dans les yambuis, où a été déjà versée une levure que les Chiriguanos obtien- nent en mâchant le maïs et en l'imprégnant de leur salive. On transvase ensuite la chicha dans de grands récipients, qu'on Iule avec de la terre délayée : après deux ou trois jours de fermentation, la liqueur est à point; le Chiriguano peut alors s'en gorger à souhait. Le cangui supplée à tout et sert d'assaisonnement à toul; c'est le régal et les délices de l'Indien, sa passion, presque son idole : < notre père et notre mère >, disait un jour un Chiriguano. Les plus grandes libations de ce précieux nectar se font pendant les bacchanales, m^eté, qui se célèbrent annuelle- ment après la récolte du maïs. Au centre du village, quel- ques jours ou quelques semaines auparavant, ils enterrent à moitié nombre d'énormes cruches, dont la capacité moyenne est d'environ 100 litres. Sur la place de Tarairi, lors d'une de ces saturnales, je comptai plus de 300 de ces vases, car chaque famille doit apporter le sien. Les filles, à cette période, ne perdent un instant de la nuit et du jour pour préparer le cangui; les hommes courent la plaine, pourchassant le gibier à plume et à poil, de façon à en DE LA MISSION CHEVAUX. 55 rapporter le plus possible. La veille de Vareté, tous se lavent le corps, se teignent au noir de fumée ou au rocou les cils et les paupières, les mains et les pieds; puis ils revêtent le tiru ou mandu de gala, leurs larges yapi- cûanas, et se parent de colliers de malachite, de corna- line et d'azurite, ou plus simplement taillés dans le test de Vunio très abondant dans le Pilcomayo. Les invités des tribus voisines passent la nuit à peu de distance de la rancheria où a lieu la fête, et dès les premières lueurs du jour, ils s'élancent tous, courant, sautant, criant, vers les grands vases pleins de chicha, qu'ils prennent pour ainsi dire d'assaut. Puis couchés autour de la place, dans leur hamac ou sur des cadres de roseaux, ils boivent en silence pendant deux heures, et vont ensuite danser et chanter. Les deux plus anciens de la tribu, les ordonna- teurs du bal, portent le yandugua, sorte de panache de plumes de handu {struthio casuarius). Leur chant est un mélange si bizarre de sons qu'il est impossible à décrire ; la fête cesse à la tombée de la nuit pour recommencer le lendemain à l'aurore ; elle dure ainsi plusieurs jours, don- nant lieu à des scènes honteuses d'ivresse et de débauche. Le suicide est très rare, mais les avortements sont fré- quents. Les femmes travaillent sans cesse ni trêve. En dehors des soins et des travaux domestiques, de la dure prépara- tion de la chicha, elles ont encore à faire la récolte, trans- porter le maïs sur leur dos, semer, filer, teindre et tisser le coton, préparer l'argile, fabriquer la poterie, et éplu- cher dans leurs moments de loisir l'épaisse chevelure de leurs maris, ce qui est pour eux une cause de soulage ment et pour elles l'occasion d'un délicieux régal! Les Indiens Mataguayos, qui occupent la vaste zone du Grand Chaco central entre les rives du Bermejo et du Pil- comayo, portent, à la frontière de Salta, dans la répu- blique Argentine, le nom d'Indiens Matacos, et à la frontière bolivienne, celui de Noctènes et par corruption Octenay, que leur donnent les Chiriguanos, dont ils sont les voisins. Le mot Octenay paraît lui-même dériver de 56 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES Huéîineyei, appellation des Mataguayos entre eux. Les Matacos diffèrent peu des Chiriguauos, quant aux carac- tères physiques ; leur idiome et leurs mœurs sont entiè- rement différents. Hommes et femmes ont les cheveux ras; ils se les cou- pent avec une mâchoire de poisson bien affilée; les dents de poisson leur servent aussi pour se tailler les ongles. Presque toujours, ils vont entièrement nus. Les hommes ont quelquefois une espèce de cotte sans manches et por- tent en bandoulière un petit sac dans lequel ils mettent leur pipe, leurs ustensiles à faire le feu et autres petits objels. Leur aliment favori est le poisson ; s'il vient à manquer, ils se nourrissent de fruits ou de racines, de lézards, de sauterelles, de rats. Ils supportent admirablement la faim, qu'ils apaisent, lorsqu'elle devient trop pressante, avec la première racine venue. Les Mataguayos, quoique timides et lâches, sont très vindicatifs. Jamais ils n'oublient une injure : tôt ou tard ils appliquent, mais toujours, la peine du talion. Ils n'ai- ment pas à se battre, mais ils se défendent avec énergie ; leur arme ordinaire est la flèche. Us ne reconnaissent aucune loi. Le fils obéit à ses parents, si cela lui plaît; j'ai pourtant observé qu'en général ils ne manquent pas de respect aux vieillards ou aux infirmes. Les hommes se livrent exclusivement 5 la pêche; très rarement ils vont à la chasse. Leurs travaux agricoles se réduisent à semer quelques zapallos ou sandias. Quel- ques-uns font des filets avec les fibres de la pita (four- croya longœvn). Tous les autres travaux sont laissés aux femmes. Quand une jeune fille arrive à l'âge nubile, ils la cou- chent dans un coin de leur cahute, au milieu de branches d'arbres, sans qu'il lui soit permis de parler à personne, pendant un temps déterminé. Elle ne doit manger ni viande ni poisson. Un Mataco se tient devant la case et joue du pin-pin, mortier en bois de ^oroehé ou de chagnar, DE LA MISSION CHEVAUX. 57 à demi plein d'eau et recouvert d'une peau de chèvre bien tendue. L'autorité paternelle n'a aucune action sur le mariage des enfants, qui restent libres de contracter une union quand cela est à leur convenance. La femme exige de son futur mari qu'il soit bon pêcheur, et le mari, que sa femme soit bonne marcheuse. Le mariage s'accomplit secrètement, sans aucune céré- monie; les jeunes époux se retirent cinq ou six jours au plus profond d'un bois. Puis ils reviennent dans la tribu, et habitent la hutte qui leur paraît la meilleure, bien qu'en général la jeune femme préfère vivre avec ses beaux- parents. La polygamie est très rare chez les Mataguayos. A peine s'en trouve-t-il quelques-uns qui aient deux épouses à la fois. L'adultère est un délit peu fréquent. La femme légi- time se venge en poursuivant sa rivslle partout où elle la trouve, la frappant et l'injuriant en présence de tous. Les Matacos ont aussi leur brujo, qu'ils appellent yegu, Ds croient à un esprit, Neusek^ et reconnaissent un être supérieur, Ohott-Ât, mais ne lui rendent aucun culte. Ils ont grand'peur d'un génie de la nuit qu'ils appellent OnneoHlele, La dislance qui sépare Aguairenda de Caïza est d'en- viron deux lieues. Les nombreux sentiers qui conduisent de l'une à l'autre, sillonnent de beaux pâturages. Le samedi 21 juillet, nous entrâmes dans la capitale du Ghaco bolivien, si l'on peut appeler de ce nom les quel- ques maisons qui forment le pueblo de Caïza. Cette ville, dont le nombre des habitants fut, il y a quelques années, de 3 000 environ, n'en possède plus aujourd'hui que 3 ou 400; les luttes incessantes entre les Carayes et les Indiens Tobas l'ont ruinée presque entièrement. Le climat est sain, la terre fertile, mais la frontière est ouverte, et, n'étaient les Missions établies du nord au sud, et qui forment une ligne de résistance sérieuse aux iiivasioûs des Indiens, Caïza serait inhabitable. La situation géographique de cette ville, sentinelle avancée du monde 58 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES civilisé dans ce lerritoire du Grand Chaco, et destinée à devenir la tête de ligne de la grande voie de communica- tion qui par les rives du Pilcomayo, le Paraguay et Buenos Aires, reliera la Bolivie à l'océan Atlantique, permet d'es- pérer un développement rapide et prochain de la contrée. Nous y séjournâmes jusqu'au 20 août. Les vivres et montures faisaient défaut, et malgré toute la célérité avec laquelle on réunissait les hommes en escadrons de volon- taires, il nous fallut passer par les exigences de la situa- tion. Caïza est à environ 510 mètres au-dessus du niveau de la mer, par 21° 47' 58* latitude sud et 64° 56' 59* longi- lude ouest, méridien de Paris. La déclinaison magnétique, calculée par le docleur Cre- vaux, est de 9° 50' est. Je profitai de ce séjour forcé pour parcourir la frontière et recueillir tout un vocabulaire des idiomes chiriguano, loba, mataco, qui devait m'être, par la suite, de la plus grande utilité. Le 8 août, le lieutenant-colonel Ibaceta, commandant une colonne de 110 Argentins partis du fort Dragones le 21 juin, arrivait inopinément à Caïza. Quelques jours auparavant, une douzaine de nos soldats avaient déserté, et quatre d'entre eux avaient été ramenés au campement pour y être fusillés le 9. Je n'oublierai jamais avec quelle chaleur le colonel Ibaceta, animé des plus généreux senti- ments, demanda, les larmes aux yeux, lui, vieux militaire, la grâce de ces malheureux, moins coupables de lâcheté, que d'avoir cédé à de mauvais conseils. Du reste, l'in- connu du Chaco avait de quoi frapper l'imagination de ces pauvres diables.... Sa requête lui fut facilement ac- cordée. Le 20 août, à midi, nous parlions enfin pour le Pilco- mayo. 100 Chiriguanos ouvraient la marche. A trois heures, nous campions au Heu dit Yuquirenda, au bord du rio de Caïza, presque à sec en ce moment. Quel- ques heures de repos nous étaient nécessaires ; la chaleur montait et nous avions à franchir une contrée absolument DB LA. MISSION CHEVAUX. 59 privée d'eau. A minuit, par un lemps splendide, une atmosphère calme el fraîche, nous reprimes la marche jusqu'à quatre heures du soir. Le 2â, à une heure du matin, nous levions le camp; à onze heures, nous arri- vions Ji Santa Barbara, sur le Pilcomayo, la Colonie Cre- vaux, qui fut solennellement inaugurée le 29. De Santa BarLara, il ne restait que des ruines. Les cases construites par les troupes de la précédente colonne avaient été hr&lées par les Indiens. Quelques troncs d'arbres cal- cinés et noircis se tordaient dons l'espace; les sépultures des soldais boliviens tombés sous les coups des Tobas le jour où treize des chefs indiens furent passés par les armes avaient été violées : une mâchoire inférieure gisait sur le sol. 34 aoiii. — A sept heures du matin, nous parlons en reconnaissance avec 70 hommes, laissant le gros de la colonne à Santa Barbara où il s'activait à la construction des baraquements. Après avoir suivi la rive droite du Vilcomayo, nous débouquons, à neuf heures, sur une grande plage de sable en face de Teyo; un Toba péchait; il 60 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. s*enfuil à noire approche; un autre, dissimulé derrière un bouquet de roseaux, s'apprête à passer le rio, mais sur le conseil du premier qui lui rappelle la mort du capitaine Socoo et des autres chefs tobas tués l'année précédente par les chrétiens, il renonce à son projet. L'un de nous lui crie : « Tu as peur! tu n'es pas un chef! > 11 se jette aussitôt à l'eau et s'avance, dépouillé de ses armes, arro- gant et superbe. C'est un des beaux types de sa tribu; nous lui donnons du tabac et des cigarettes, et lui atta- chons autour de la tête un mouchoir en signe de paix et d'amitié. Trois autres Indiens passent alors la rivière; un d'entre eux porte au cou une grosse médaille de cuivre. Je remets au chef un papier sur lequel en français et en espagnol j'ai écrit au crayon les mots suivants : t A. Thouar, de la Société de Géographie de Paris, traversera le Chaco à la recherche des prisonniers de la mission Crevaux. Cou- rage et espoir! » Hélas! toutes recherches devaient être inutiles, et, à Santa Barbara, je devais acquérir la triste certitude que ces malheureux étaient morts déjà depuis longtemps. La tribu des Tobas est une des plus considérables de celles qui peuplent le Grand Chaco boréal; il est difficile de lui fixer des limites géographiques, car ces Indiens sont tous nomades; on les rencontre au loin sur les rives du Pilcomayo, associés aux Chorolis, aux Malacos, aux Guis- nayes, qui paraissent être de même race. Ils sont grands, d'une taille au-dessus de la moyenne, forts, robustes et bien musclés; la couleur de leur peau est un peu plus foncée que celle des Chiriguanos; ils se tatouent la figure, la poi- trine et les bras; dans le lobule de l'oreille ils introdui- sent la rondelle de bois de bobo^ souvent fort large, qui constitue un de leurs plus précieux ornements; leur vête- ment est un poncho de grosse laine, roulé le plus souvent autour de la ceinlure. Ils sont paresseux, portés au vol et au pillage, se livrent exclusivement à la pêche et à la chasse et ne font aucune culture; leurs mains sont si déli- cates qu'à manier une hache, ce qui n'est point dans leurs habitudes,, il leur vient facilement des ampoules. HEGHEKCHE DES RESTES DE LA MISSION CHEVAUX. 63 Leur case, de forme conique, est faite de branches d'ar- bres; rentrée est basse et étroite; ils vivent en groupes, commandés par un capitaine. lis ont un profond sentiment de la famille et un grand respect pour les vieillards. Les naissances ne sont marquées par aucune des cérémonies en usage chez les Chiriguanos; ils se moquent d'ailleurs de leurs jeûnes fréquents et prolongés. Quand la fille d'un capitaine atteint l'âge de puberté, sa famille l'enferme deux ou trois jours dans la case. Tous les Indiens de la tribu vont alors à la chasse et à la pêche et s'efforcent de rapporter le plus possible de gibier et de pois- sons, qu'ils font rôtir chaque soir, afin de mieux le conserver pour le jour de la fête. Un Indien mataco est appelé pour jouer du pin-pin. Placé en face de la hutte et armé d'une baguette, il frappe sur l'instrument comme sur un tambour, et, par un mouvement de déhanchement rapide, met en cadence le channa-channa, ceinture attachée autour de ses reins à laquelle sont suspendus de petits morceaux de bois, des graines, des écailles de tortue, des os d'animaux, etc. Il commence à tapoter dès le premier jour, de bonne heure, et chantant et dansant, il continue ainsi sans interruption, jusqu'à ce que se termine la fête, qui dure nuit et jour pendant deux ou trois semaines. On lui apporte à manger et à boire. A la clôture de la fête, les Tobas se livrent à un festin pantagruélique, suivi d'une soûlerie phénoménale qui les tient couchés deux ou trois jours de suite abrutis et hébétés. Leur boisson provient des fruits fermentes de la tusca ou du chanar, qu'ils écrasent et préparent à la manière de la chicha des Chiriguanos. La jeune Indienne ainsi fêlée est tenue de se marier, dans le courant de l'année qui suit, avec un des assistants, dont ses parents se réservent le choix. Le mariage n'est précédé chez les Tobas d'aucun des pré- liminaires usités chez les Chiriguanos. Les femmes sont très jalouses entre elles; pour le plus léger prétexte, elles en viennent aux mains. Le Toba peut répudier sa femme, mais il lui est impossible d'avoir deux 64 VOYAGE A LA HECHERCHE DES RESTES épouses à la fois; elles bûcheraient jusqu'à ce que la morl s'ensuivît. Nues jusqu'à la ceinture, une peau de jaguar solidement attachée autour des reins, elles lullent au milieu de la rancheria, entourées de leurs parlisans, les poignets armés d'os très aigus de poisson ou de chèvre, et se labourant la poitrine et le corps. Les hommes, impas- sibles, assistent au combat. Tous les jours la boxe recom- mence jusqu'à ce que l'une des deux succombe sous les coups de son ennemie, ou que celle-ci lui arrache sa robe de peau de jaguar. La dépossédée s'enfuit honteuse au milieu des huées et des cris des assistants, tandis que l'autre découpe en petits morceaux ou en lanières le tapa raho qu'elle offre à ses partisans. Lors des luttes entre tribus, les Tobas commencent géné- ralement l'attaque au lever du eoleil. Vêtus de cottes de guerre lissées des fibres de la caraotta, ils donnent l'as- saut au son du pucuna, un morceau de kina-kina, affec- tant une forme cylindrique ou circulaire, dans l'épaisseur duquel est ménagée une petite ouverture tubulaire où ils soufflent comme dans une clef, en bouchant avec le doigt l'extrémité inférieure. Le départ pour la bataille est accompagné de danses à peu près semblables à celles des Chiriguanos, avec cette dif- férence que, dans le simulacre du combat, les Tobas se font parfois de longues entailles dans les chairs du mollet, ou, se tournant du côté du soleil, se percent l'épiderme de la cuisse d'un os aigu, pour braver la douleur en présence de leurs femmes et invoquer un esprit qu'ils appellent Pail- lak. Armés de lances, de flèches, d'arcs et de makanas ils se battent avec un rare courage et un profond mépris de la mort ; l'ivresse décuple leurs forces, et les véritables combats en deviennent plus meurtriers. Les prisonniers sont confiés aux femmes qui les dérobent aux brutalités de leurs maris. Les Tobas sont enclins à l'ivrognerie la plus bestiale. Mais chaque tribu possède quelques guerriers qui ne boivent jamais et qui ont pour mission d'apaiser les que- relles. Les femmes sont toutes très sobres. \ la suite dune balaïUe ih coujeul eu moiLeiuv le^ cadavres ennemis el les ap^utleiil aux femnies qui le insultent et les profanent comme les Indiennes Chmguana« lf^1^: J^^ Les Tobas dansent en «^c tenant la mam par groupeb de iingt ou l cnle int, femme Us londuil armce dun petit bat m quelle lient siii la hanile [erpeudiculaiieau 66 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION GREVÂUX. flanc. Us se meuveol avec beaucoup de légèrelé et de rapi- dité, chantent et crient en exécutant une combinaison de mouvements des plus divertissants et des plus comiques. La nuit est surtout réservée à ces exercices. Ces Indiens aiment fort certains jeux d'adresse : de jan- vier à mars, sur les bords du Pilcomayo, ils s'amusent du matin au soir aux petits bâtons des Chiriguanos, appelés chucariti] de juin à fin août, dans la saison froide, ils jouent aux boules, armés d'un long bâton à pointe re- courbée. Les Tobas, comme les Chiriguanos, professent tous la brujeria. On ne leur connaît aucune croyance religieuse ; à peine font-ils mention du Paillak susnommé. Quand un des leurs est sur le point de mourir, on l'as- somme à coups de makana, ou on l'enterre vivant. Si c'est une femme laissant un nourrisson, on ensevelit l'enfant dans la même fosse* Le Toba n'a aucun respect pour son épouse, qu'il traite en esclave, mais sans jamais la battre. La femme, au con- traire, insulte et frappe son mari, mais celui-ci, lorsqu'il est trop impatienté, riposté pat un coup de makana ou de lance et la tue. Très habiles pêcheurs, ils poursuivent à la nage le poisson qu'ils prennent dans de petits filets triangulaires, au-dessus des immenses barrages qu*ils font dans le Pilco- mayo. Ils ne sont point anthropophages et possèdent de nombreux troupeaux de moutons, de bœufs, vaches, chè- vres, chevaux, etc. Us ne se servent pas de flèches empoi- sonnées. Pendant notre séjour à Santa Barbara, un fortin fut construit au miheu de la place pour servir d'abri à ceux de nos hommes qui devaient jeter les premières bases du nouvel établissement bolivien : la Colonie Crevaux, 25 août, — Je me suis fait une case avec quelques roseaux. Mon muletier Manuel Franco renonce à me suivre chez les Tobas; il préfère regagner Tacna et ne pas s'en- gager plus avant dans le Ghaco. RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX- 69 Un gros vent du sud renverse mon caibel. ^6 août. — Départ à sept heures du matin pour une reconnaissance du côté de Teyo. Soixante dix hommes de cavalerie et d'infanterie, de nationaux et d'Indiens Chi- riguanos nous accompagnent. La poussière est aveuglante. A neuf heures nous arrivons en face de Teyo. Un Indien s'enfuit à notre vue; on dispose les forces sur une seule ligne, et, maladroitement, on fait battre la diane. Cinq minutes après, les Tobas mettent le feu à leurs ranchos et disparaissent : la partie est manquée. Pourtant, un peu plus tard, on signale des naturels, cachés derrière des algorrobos. On les hèle; ils s'avancent. Je retrouve un de ceux à qui j'avais donné du tabac quelques jours aupara- vant. Une pauvre Indienne, les cheveux coupés ras, les accompagne. C'est Maria, une Toba que reconnaît parfai- tement le colonel Eslensorro : ils n'osent approcher. La Maria s'enhardit, passe le rio et les autres la suivent. Elle parle espagnol. Nous fixons le 28 août comme jour d'en- trevue avec Peloko, leur vieux capitaine. Je demande qu'ils restituent tous les objets ayant appartenu aux membres de la mission Crevaux, et les 200 chevaux volés Tannée der- nière : à ces conditions seules, nous leur promellons la paix. — Retour à Santa Barbara. 27 août. — Un gros serpent à soniietles, qui s'était glissé sous la couverture d'un des nationaux préposé à la garde de la cavalerie, a été tué ce malin ; il mesure 75 cen- timètres. La nuit, les animaux se sont enfuis deux fois, effrayés par l'approche des jaguars. Le soir, dix-sept Chorolis se présentent au campement ; ils sont accompagnés de trois femmes et voudraient passer la nuit au milieu de nous ; la permission leur est refusée. 28 août, — Je remets aux Chorotis une seconde note, rédigée en français et en espagnol, avertissant que je suis à la recherche des prisonniers. Je photographie, non sans peine, le capitaine et ses deux femmes qu'effraye la vue de mon appareil. 29 août, — Dix-huit Tobas sont signalés ; ils se cachent dans le monte (bois) ; six descendent à la plage, un passe 70 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES le l'io; nous les informons que si, sous trois jours, ils n*ont pas amené les chevaux volés et tout ce qui a appar- tenu à la mission Crevaux, la guerre leur sera déclarée. Le capitaine, un homme grand et fort, âgé d'environ soixante- cinq ans, se retire tout troublé. A deux heures, nous inaugurons la Colonie Crevaux. Les hommes se rangent en cercle; une tente a été dressée, sous laquelle nous signons l'acte qui constate le nouvel état civil de Santa Barbara. La bannière bolivienne flotte à côté du pavillon français. Je prends la photographie du groupe. A dix heures et demie, celte nuit, les Chiriguanos de la grand'garde tirent un coup de feu : les jaguars rôdent dans le voisinage et épouvantent nos mules qui s'enfuient de tous côtés. 30 août. — Je trace le plan du fortin et dirige l'équipe des Chiriguanos. 3 i août. — Près de trois cents Indiens apparaissent au loin. Une centaine seulement se présentent au campement; le reste se dissimule dans les bobos. Trente environ pas- sent le Pilcomayo à la nage ; parmi eux le vieux capitaine Peloko, presque aveugle, âgé d'au moins quatre-vingt- quinze ans, etCuserai, un des assassins présumésde Crevaux. i^^ septembre. — Orage le soir : le vent du nord souffle avec violence. 2 septembre. — Je prends le profil du rio à la hau- teur du campement; je détermine la vitesse du courant, le volume des eaux, et fais quelques sondages. 3 septembre, — Excursion en amont du fleuve. — Nuit orageuse, vent du sud. 4 et 5 septembre. — La nuit, les chevaux et les mules sont encore dispersés par les jaguars. 5 septembre. — A deux heures, cent Chiriguanos arri- vent de la Mission de San Francisco, pour relever ceux d'Aguairenda ; ils ont élé attaqués par les Tobas à coups de fusil, mais n'ont pas répondu, ne sachant si nous étions en paix ou en guerre avec eux. Nous louons leur prudence; il faut dire aussi qu'ils avaient pris trois chevaux aux naturels. DE LA MISSION CHEVAUX. 71 iO septembre. — A dix heures, nous partons pour l'Assomption du Paraguay. La colonne se compose de cent dix hommes, dont soixante-dix d'infanterie du bataillon de Tarija, et de trente nationaux à cheval, réunis en un escadron, auquel j'ai l'honneur de servir de parrain. Environ cent hommes restent dans la nouvelle colonie; on suit la rive droite du Pilcomayo; l'Indien Rosario, capitaine des Noctènes de Tonono, nous rejoint à midi; il doit nous servir d'interprète mataco jusque chez Siromé, capitaine des Indiens Guisnayes. — Plages basses et sablonneuses. Deux fausses alertes causées par les jaguars nous réveillent. // septembre, — Nous traversons le lieu où fut massacrée la mission Crevaux; j'y plante deux bâtons en croix, — pieux et trop fragile hommage à la mémoire de ces nobles victimes dont les traces étaient à peine effacées sur les sables de la rivière mystérieuse. Deux soldats du bataillon de Tarija désertent pendant la nuit. 12 septembre. — A la hauteur de Cavayu-Repoli nous établissons une autre station, qui sera la Colonie Qui- jarro, Soruco, commandant militaire de Gaïza, retourne à la Colonie Crevaux avec tous les Chiriguanos. Nous n'avions pas aperçu un seul Toba. Mais, à cinq heures, les sentinelles de garde en signalent plusieurs sur la rive gauche du rio ; ils font des démonstra- tions hostiles. Nous prenons nos précautions pour la nuit. Partout les Tobas brûlent leurs ranchos ; d'épaisses colonnes de fumée s'élèvent dans toutes les directions et dénoncent notre marche à travers leur territoire. 13 septembre, — Deux Tobas occupés à pêcher s'en- fuient à notre approche. A une heure on trouve le bordage d'une des embarcations du docteur Crevaux. Les ranchos viennent d'être abandonnés. Des Matacos et des Tobas se présentent. Nous les informons qu'ils n'ont rien à craindre et que nous respecterons leurs cases ; l'ordre a élé donné aux hommes de ne rien enlever. Le vieux capitaine Peloko vient nous voir avec trois de ses fils et nous donne deux 72 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES guides, qui nous conduiront demain cliez Siromé des Guis- nayes. La nuit, de nombreux jaguars font fuir nos animaux. 44 septembre, — Cinquante Tobas et Chorolis appa- raissent sur la rive opposée. Ils sont accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Le Pilcomayo, s'élendant ici à perle de vue, forme le grand Baîlado, dont les eaux se divisent en deux bras. Nous suivons le plus méridional, ouvrant la route h coups de hache dans les forêls de bobos. Les deux guides nous con- duisent avec intelligence, mais la marche est lente sur les sables et les marécages. 1 5 septembre. — Étape difficile ; nous nous enlisons plusieurs fois ; les Indiens cachés dans les hautes herbes s'empressent de venir à notre aide et de nous arracher au bourbier. Ils sont au nombre d'environ deux cents et ont éloigné leurs femmes. Je leur distribue du labac et de la viande. Ces Tobas sont mélangés avec des Noclènes, des Matacos et des Chorolis. 16 septembre. — Nous laissons ici un malade, l'ordon- nance du colonel Pareja, pris de violents vomissements ; il refuse d'aller plus loin et préfère rester au miheu des Tobas. Nous le recommandons aux Indiens, leur promet- tant un bœuf le jour où ils ramèneront notre camarade h Itivuru. En 1863, le P. GianelH avait de même confié trois malades aux Tobas, qui les soignèrent et les recon- duisirent sains et saufs à la frontière. Tous ces sauvages ont le corps criblé de cicatrices provenant de blessures de couteau, de flèche ou de lance. Nous campons au bord d'un canal très poissonneux. La dorade appelée palometa y est très abondante. Ce poisson mord goulûment et emporte le morceau; il nous faut prendre les plus grandes précautions à la baignade. i 7 septembre. — Les Indiens brûlent toujours leurs ranchos au large de la caravane; pendant la nuit quatre soldats désertent avec armes et bagages. Les malheureux courent à une mort certaine ! / 8 spplnribro. — Notre guide perd la piste. La con- DE LA MISSION CnEVAUX. "JS Irée est absolument marécageuse; nous nous embourbons à chaque pas ; on trouve le squelette d'un énorme serpent boa. Nous campons à deux heures ; l'eau potable manque ; il faut se contenter de l'eau verdâtre et corrompue d'une petite lagune. Nous attendons Rosario, parti depuis le matin à la re- cherche de Siromé. iO septembre. — La chaleur est accablante. A deux heures, et à l'ombre, le thermomètre marque H6 degrés centigrades. Les fantassins n'en peuvent plus. On campe près des ranchos des Guisnayes; ces Indiens, grands et forts, sont tous armés de longs couteaux. Ils ont l'aspect féroce, la figure barbouillée de rocou ou de noir de fumée. Le baromètre baisse sensiblement; la nuit sera mauvaise. Je fais prendre toutes les précautions nécessaires : à huit heures, la foudre éclale et l'ouragan se déchaîne. Le vent arrache les lenles ; je suis enseveli sous la mienne et roulé au loin sur le sol ; impossible de me dégager. Un des hommes vient à mon aide. Les gros arbres se brisent; l'at- mosphère est embrasée, les éclairs se succèdent de seconde en seconde, le bruit du tonnerre est assourdissant; la pluie tombe à flots; blottis les uns contre les autres, nous pas- sons une nuit épouvantable. A six heures du matin, il y eut un petit moment d'accalmie, puis le pampero redoubla (le violence. 20 septembrp. — Halte d'une journée pour réparer les avaries de la veille et faire sécher nos bagages. J'en profile pour visiter les ranchos de Siromé, à cinq cents pas du cam- pement. Le chef, entouré des siens, nous reçoit avec bien- veillance : à Itiyuru et à Yacuira, il avait eu de fréquents rapports avec l'un de nous et nous promet deux de ses fils pour guides. C'est un homme de grande taille; un coup de patte de jaguar lui a enlevé le cartilage du nez. La blessure, mal cicatrisée et hideuse, est à peine dissi- mulée par un bandeau de cuir. Tous ces Guisnayes ont de nombreux troupeaux de brebis, de chevaux, de bœufs. Une peau de mouton leur sert de vêlement; ils se nourrissent de poissons et de 74 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES viande rutie, des fruils de la tusca, de caraotta et de la flor (fcenea. Du chanarils préparent une boisson fermentée semblable à la chicba des Tobas. Nous échangeons quel- ques montures. J2i septembre, — Marche lente; les viscachas {Lagotis criniger) ont criblé le terrain de leurs trous : à chaque instant nos bêtes menacent de s'abattre au milieu de ces interminables tojadales. On s'arrête près d'un bras quasi desséché du rio ; l'eau est saumâtre, fangeuse et exhale une odeur fétide. 22 septembre. — Nous avons quelques malades : de légers accès de fièvre causées par la mauvaise qualité de l'eau ; le sulfate de quinine en a promptement raison. Après une étape de trois heures, nous campons sur la rive droite du Pilcomavo ; la vue du rio a ranimé les esprits. Il nous faut de l'eau fraîche, mais la berge est très escarpée; on taille un sentier pour faire boire les ani- maux en Irain de mourir de soif. Les Guisnayes nous aident à cette besogne, et nous rendent mille autres petits services. Nous sommes ici dans le territoire dit de Piquirenda, point extrême que ne put dépasser le P. Gianelli dans son exploration de 1863, son escorte s'étant refusée à le suivre plus loin. Le 2e3, on signale nombre d'Indiens qui s'enfuient à notre approche. Deux de nos guides guisnayes vont prévenir les naturels de notre approche et leur faire part de nos inten- tions pacifiques. A onze heures, marchant en tête des nationaux, je me trouve en présence d'une troupe considérable d'Indiens armés de pied en cap. Leur tête est ornée de grandes plumes de nandou et de garzas^ leur figure est peinte avec du rocou et du noir de fumée. Ils nous refusent le passage et nous ordonnent impérieusement de retourner sur nos pas : « Qu'avons-nous à faire chez eux? » Les hommes de l'avant-garde se déploient en tirailleurs; et à la vue du gros de nos forces qui nous suit de très près, les Indiens changent soudain d'attitude et nous indi- DE LA MISSION CREVAUX. 75 quent le gué. Us nous aident même à passer sur la rive gauche du rio, travail des plus fatigants, car les berges, bien que distantes Tune de l'autre d'au moins 1 100 mètres et élevées de 12 à 13 mètres au-dessus du thalweg, ne donnent passage qu'à un mince filet d'eau peu profond, large d'environ 50 mètres, et d'accès difficile, en raison des bourbiers qui s'étalent de chaque côté. Nous donnons aux Indiens, dont le nombre augmente de plus en plus, une provision de tabac et trois cuirs frais. Les Indiennes accourent et nous guident en évitant de traverser leur rancheria. Les Tobas amènent au campement des moutons et des ânes, pour lesquels nous leur donnons du tabac et des étoffes grossières. Ils se retirent à la tombée de la nuit et paraissent satisfaits; mais, le lendemain matin, tous nos guides ont disparu, par crainte des Tobas et des Tapiétis. 24 septembre, — Nous partons à sept heures du malin. Les rives du rio sont couvertes d'épaisses forêts de chanar, d'algarrobos, etc. Chacun veut conduire à sa guise, et la marche s'opère sans ordre. Les ranchos sont abandonnés ; les Indiens s'enfuient au loin et, pour dissimuler leur nombre, qui est considérable, ils effacent les traces de leurs pas en traînant des branches d'arbres sur le sentier. A trois heures, l'eau vient à manquer; impossible d'attein- dre le fleuve, dont un bois épais nous tient éloignés. La confusion règne dans la colonne. Les fantassins sont ren- dus; ils tombent de fatigue et de soif. On campe dans le lit desséché d'un torrent; quelques murmures se font entendre. Les nationaux, dont nous aurons plus d'une fois à constater les importants seiTices, le zèle et l'abnégation, ne perdent pas l'espoir de trouver de l'eau : Gareca et Guerrero prennent quelques hommes et partent en reconnaissance. A dix heures, terrible alerte : « Aux Tobas! Aux Tobas î » crie-t-on de toutes parts. Notre bivouac occupait une position absolument défavorable, et, certes, les Indiens eussent pu nous infliger de grandes pertes. Chacun est aussitôt sur pied, prêt à faire feu. — Agréable surprise! 76 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES ce sont les qiialre nationaux qui reviennent, leurs bidons pleins d*eau. Le lendemain, 2o septembre, le camp fut levé de bonne heure, et arrivés à Taiguade de la veille, nous fîmes boire et reposer les animaux. Je prends vingt hommes de l'escadron, et me dirige vers le rio. Malheureusement, la forêt qui longe le Pilcomayo devient de plus en plus épaisse et nous rejette dans Tesl- sud-est, au lieu du sud -ouest, l'orientation voulue. A midi nous n'avons pas encore trouvé une goutte d'eau. La chaleur est intense; la situation deviendra critique si nous n'atteignons le Pilcomayo avant la fin de la journée. Je parviens à découvrir un sentier qui nous mène en plein sud : voilà déjà cinq heures que nous avons quitté la colonne; nos animaux n'en peuvent plus. Nous débou- quons enfin vis-à-vis de ranchos qui brûlent encore : le Pilcomavo est devant nous, encaissé entre do hautes rives! Un ori de joie s'échappe de toutes les poitrines, — mais, aussitôt, les Indiens apparaissent en force demère les arbres. Je range mes hommes en carré, et nous nous déro- bons à leurs regards; il y a tout avantage à leur laisser croire que nous aussi, nous sommes nombreux. La vue de l'eau nous inflige le suppHce de Tantale, car le danger menace, et commande la prudence. Les Tobas s'enhardissent; il en sort de tous les cotés : une vraie fourmilière. La situation est des plus critiques; impossible de songer à rejoindre la colonne avant la nuit; les animaux sont éreintés. Nous nous apprêtons à soutenir un assaut formidable. Des cris se font entendre sur nos derrières; nous sommes cernés : chacun est à son poste de- combat, le doigt sur la délente et résolu à vendre chère- ment sa vie. Tout à coup les Indiens s'enfuient en désordre : les nôtres apparaissent à vingt pas. Il était temps! Le péril avait été conjuré grâce à l'énergique initiative du colonel Estensorro, qui, confiant dans sa bonne étoile, lança la colonne sur nos traces. La moindre hésitation eùl pu nous couler cher, car, au nombre de vingt seulement? DE LA MISSION CHEVAUX. 77 sans vivres, el a\anl à peiue quelques carlouelies en poche, nous n'aurions pu nous tirer des mains de deux mille sau- vages, au milieu de la nuit, sans chevaux el sans guides, à sept lieues du gros de nos forces ! Le 26 septembre, nous laissons reposer les hommes; les fantassins avaient pâti deux jours de la chaleur et de la soif; quelques cas de chuchu, fièvre bénigne, s'étaient déclarés. Heureusement il y avait parmi nous un bar- chilon, un ancien infirmier de l'hôpilal de Sucre, mais notre pharmacie était bien mal montée. Nos mules sont dans une situation ies plus critiques; depuis quelques jours les pâturages commençaient à faire défaut; ils deviennent de plus en plus rares au milieu de la région du Chaco qui borde les rives du Pilcomayo, toutes couvertes d'une végétation épineuse et épaisse. Le peu d'herbe que nous trouvons a échappé aux incendies allumés par les Indiens. Nous sommes justement à l'endroit où, en 17:21, le P. Patino avait observé les rapides auxquels il avait donné son nom. Le rio a ici un aspect absolument difl^érent de celui qu'il avait en amont; les berges argileuses, élevées de 15 à 16 mètres au-dessus de la nappe des eaux, sont bordées d'une frange épaisse d'algarrobos, de chanar, de tusca, dont les branches entremêlées, garnies de longs aiguillons, rendaient la marche très dure. L'écartement entre les deux rives est d'environ 40 mètres. Les rapides, si l'on peut appeler de ce nom la déclivité du plan d'écou- lement, sont formés par des bancs argileux que l'action érosive des eaux est parvenue à isoler au milieu de la cou- hère et qui, en temps de maigres, émergent d'environ 50 cen- timètres; lors des crues, on ne distinguerait les rapides que par les remous d'un courant dont la vitesse maximum serait de 1 900 à 2000 mètres environ. Le fond est surtout sablonneux. Cinq roches sont apparentes, mais de petites dimensions; une autre, située 700 mètres plus haut, est plus volumineuse et plus saillante. Les Indiens, très habiles pêcheurs, prennent à la nage, à l'aide d'un petit filet triangulaire eii fibres de caraotta, 78 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES des pois:»ons grogneurs doDt la chair exquise faisait uos délices. Pendant la nuit, une dUparada d'animaux, causée par un orage, retarda notre départ jusqu'au lendemain à onze heures et demie. Ma provision de pain était épuisée; à peine avais-je pu en recueillir lo kilogrammes avant de quitter la Colonie Grevaux! mais grâce à la générosité de tous les chefs de l'expédition, et surtout du colonel Estensorro, je n'eus crainte de mourir de faim. 2 7 septembre.»— Depuis longtemps la diane avait sonné, mais chevaux et mules ne revenaient pas, et force fut d'at- tendre jusqu'à onze heures et demie. Les nationaux partis à leur recherche s'étaient égarés. Les Indiens, si habiles à suivre la piste des animaux au travers des fourrés épais, nous montraient le pied d'une monture à des traces à peine perceptibles : un brin d'herbe froissé ou courbé y suffit. Deux capitaines de Guisnayes avaient consenti à nous guider. Nous atteignons leurs ranchos à quelques cents mètres du campement ; ils voudraient nous faire séjourner avec eux. Je trouve l'étape un peu courte, et, d'accord avec le délégué bolivien, la marche en avant est résolue. Mesure d'autant plus prudente que leur insistance était trop vive pour être désintéressée et qu'un grand nombre d'Indiens surgissaient de tous les côtés. Leur plan était de diviser nos forces, car il n'} avait pas d'herbe à portée de l'en- droit où ils nous proposaient de camper, et ils comptaient mener paître notre cavalerie pour s'en emparer ensuite; à les entendre, nous ne trouverions plus de sentiers, et les pâturages allaient faire absolument défaut. Quelques-uns de mes camarades perdirent plus d'une demi-heure à supplier l'un d'eux de nous accompagner plus loin. Tout fut inutile; aussi, proposai-je immédiate- ment au colonel Pareja de nous remettre en route, ce qui fut accepté, non sans quelques récriminations. Quelques instants après, nous tombons au beau milieu d'une rauclieria très peuplée. Une Indienne se détache du hE LÀ MISStOK GREVAU^. tO groupe el, faisant preuve de grand courage, elle vienl toute kemblanle au-devant de nous, pour indiquer un sentier qui nous fera éviter leurs cahutes. Nous lui donnons des pendants d'oreille de grosse verroterie. Il ne m'est pas dif- iicile de convaincre mes camarades de la mauvaise foi des capitaines indiens, car nous rencontrons, le long du rio, un sentier large et bien ouvert, et, à trois heures trente, nous bivouaquons dans une plaine couverte de beaux pâtis. 28 septembre. — DeUx Indiens viennent s'offrir comme guides et nous servent avec empressement. Vers neuf heures, un naturel arrive, de toute la vitesse de son cheval. C'est un des chefs qui étaient venus le 26 nous attendre aux rapides du P. Patino; il veut à toute force nous faire camper chez lui. £n approchant de sa rancheria, nous signalons un groupe de Tobas; un pieu haut d'environ 5 mètres se dresse au milieu des cahutes. Est-ce la paix, est-ce la guerre? — Je pique des deux, et un temps de galop me permet de me porter rapidement au milieu de la place. Un crâne, attaché avec des fragments d'os du bassin, avait blanchi au soleil au sommet de cette perche;... mon cœur battit à tout rompre. — « Si c'était de lui,... si c'était de l'un d'eux! » Frappant le pieu d'un coup de mon machété, je m'emparai de ces osse- ments, que je suspendis à ma selle. Un examen attentif de M. de Quatrefages et du docteur Hamy devait m'ap- prendre, mais seulement cinq mois après, que ce crâne, dont la partie inférieure avait été enlevée, n'était que celui d'un Toba. Ji9 septembre, — La marche se continue sans incidents. Les deux Indiens nous guident au milieu d'un monte très épais. A neuf heures, nous sommes à la hauteur du rapide dit le Saut du P. Patino. Je vais immédiatement recon- naître ce point, accompagné d'Estensorro, de Pareja et de quelques nationaux. De saut, il n'y en a plus; l'action éro- sive du flot a nivelé le plan d'écoulement ; quelques blocs argileux émergent seuls au milieu des eaux, et nous cons- tatons la forme vraiment particulière du lit, courbe et sinueux en cet endroit. Sur une longueur de plus de 80 VOYAGE A LA UECHERCHE DES RESTES 160 mètres environ, le Piiconia^o roule entre les parois argileuses d'un canal très profond, accusant à la sonde de 4 à 3 mètres, et large seulement de 1 mètre à 1 m. âO, avec des dilatations elliptiques dont le grand axe pouvait avoir une moyenne de 13 mètres et le petit 3 à 4 mètres. La vitesse du courant est presque uniforme — 1 800 à !2 000 mètres par heure. Pendant que je me livrais à l'examen du rio, les guides disparurent, l'un d'eux emportant mon machélé. Nous con- tinuons néanmoins la marche et rentrons chez des Tobas, en guerre avec les Guisnayes et les Matacos. Est-ce à cause de cela que nos deux larrons nous ont abandonnés? Tou- jours est-il qu'ils avaient fort insisté pour nous faire passer le Pilcomayo. A quelques pas je trouve un autre crâne, depuis longtemps dessôché, car il tombe en morceaux dès que je le soulève. Une confiance aveugle qui aurait pu bien souvent entraîner de graves conséquences, permet aux Indiens d'approcher du bivouac; ils nous dérobent sour- noisement deux mules, celle du colonel Estensorro et une des miennes. 30 septembre. — Le malin, six autres font défaut; les Indiens reparaissent. Mais nos bêtes sont perdues. Le monte est épais, la marche devient difficile, les épines nous déchirent la figure et les mains. Je vais en avant avec vingt nationaux qui, en cette circonstance comme en tant d'autres, se dévouent pour le reste de la troupe ; ils ouvrent la roule à coups de couteau et de hache. Le soir, quelques Indiens se présentèrent; leur type frappa mon attention et je voulus prendre sur l'un d'eux quelques mensurations anthropologiques ; il se prêta d'abord, non sans crainte, à toutes les épreuves auxquelles je le soumis, mais lorsque je voulus lui gUsser le compas d'épais* seur autour de la tête, il me renversa d'un bond et s'en- fuit à toutes jambes. Sa disparition entraîna celle des autres. i^^ octobre. — La nuit on tira quelques coups de feu pour effrayer les jaguars. Les Indiens se montrent avant le départ, au nombre DE LA MISSION GRBVAUX. 81 d'environ deux cents ; nous en décidons trois à nous accom- pagner, mais ils ne tardent pas à tirer au large. Ces hési- tations ne peuvent être que de mauvais augure. Halte à une heure dix. Mon ordonnance, Mariaeo, de l'escadron des nationaux, s'étant attardé, avait dd aban- donner sa jument éreintée; six hommes envoyés à son secours le ramenèrent peu après. 2 octobre, — Les Indiens ne paraissent pas ; nous re- doublons de précautions; la nuit se passe sans incident; la marche s'opère piano ^ piano ^ je prends toujours la tête et guide à la boussole ; nous trouvons sur le sable du rio le squelette d'un yacare (caïman) ; quelques minutes après, une balle de mon winchester abat une magnifique corsuela. Les jaguars se coulent sous les hautes herbes, effrayant nos mules qui se livrent à des fantaisies du plus mauvais goût ; dans une de ces secousses, l'un de mes thermomètres est brisé. La chaleur est suffocante, un bain nous serait aussi nécessaire qu'agréable, mais les palometas et les rayas (raies) du Pilcomayo font bonne garde. Des sauvages, nous n'en voyons plus. 3 octobre. — Au lever du soleil la musique infernale des pucunas nous fait dresser la tête : Tobas et Tapietis, au nombre de près de mille, viennent nous donner l'as- saut. Des coups de feu éclatent de tous côtés; on tire un peu au hasard; les Indiens se dissimulent dans les herbes et les roseaux. Ma mule est sellée; je l'enfourche et pars en éclaireur avec vingt hommes; à quelques mètres du campement, des flèches sont dirigées sur nous. Dix hommes s'ébranlent à droite sous les ordres du capitaine Clodomir Gastillo, qui, à la première décharge, est renversé sous son cheval. Je prends le bord du rio avec les dix autres, accompagné du brave capitaine Echarte et de Gareca, sous les ordres duquel avaient été placés nos gens. A notre approche de la rive, une grêle de flèches jette la confusion parmi les hommes. Deux tombent blessés. Gareca reloume au campement. Je m'avance alors à pied, armé de mon winchester, et nous nous trouvons en face de cinq 6 82 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. cents Indiens qui poussent des hurlements effroyables. Nous ne sommes plus que sept,... mais quelques coups de feu bien dirigés jettent à terre plusieurs chefs tapietis ; Echarle, comprenant tout l'avantage de la position, exécute avec quatre hommes un rapide mouvement tournant, et coupe la retraite à une trentaine d'Indiens, qui se réfu- gient au pied de la berge, le long de laquelle ils se cachent adroitement. Nos feux plongeants sont peu meurtriers : le talus nous empAche de bien voir les ennemis. Je les prends alors de flanc avec le jeune Soruco, Bolivien de dix-huit ans, qui se bat comme un brave; pendant deux heures, nous luttons presque corps à corps avec les Indiens, qui résis- tent très courageusement; les derniers d'entre eux, n'ayant plus ni de flèches ni d'arc, refusent de se rendre et nous jettent du sable en signe de provocation. Deux réussirent seuls à s'échapper, car nos munitions étaient épuisées. Trente cadavres gisaient sur le sol; j'en dépouillai quelques-uns de leurs cottes, ponchos de laine, pucunas, colliers, etc., qui sont aujourd'hui au Musée du Trocadéro, et je coupai la tète à l'un d'eux avec mon machélé. Pendant cette opération, les survivants, venus à pas de loup pour ramasser les morts, faillirent me faire prison- nier. J'attachai la tête à ma selle et rentrai au bivouac. Les Indiens avaient été repoussés sur toute la Ugne. Cent d'entre eux restaient sur le terrain. De notre côté, cinq ou six hommes étaient blessés , mais peu grièvement. Nationaux et lignards avaient bravement fait leur devoir, et je pus apprécier le courage des Boliviens. Pendant l'assaut on avait sellé les mules et chargé les bagages, et ce fut à mon grand regret que j'abandonnai la tête de l'Indien à moitié calcinée et que je ne pus finir de préparer. Nous évitons tous les endroits boisés et couverts de hautes herbes. A neuf heures, des Indiens à cheval chargent Tarrière- garde ; un d'entre eux reçoit un coup de feu ; les autres s'enfuient. Ils abandonnent leurs rancbos après y avoir RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CRBVAUX. 85 mis le feu ; au loin, un nuage de poussière nous indique qu'ils emmènent les femmes, les enfants, le bétail. Nous ue touchons pas à un fétu de leurs cahutes ; les bœufs et moutons, errant à travers champs, s'étaient ralliés à la colonne; quatre des nationaux les chassent par mes ordres. Une vache qui n'a pu fuir assez vite a été blessée d'un coup de lance par un Indien; enveloppée par l'incendie, elle pousse des mugissements que rendent plus lugubres encore les hurlements des chiens. Comme nous passons près d'un bois d'algarrobos, une voix se fait entendre. « Compadre! > nous crie un Indien. Nous allions lui répondre, quand un coup de feu part de l'arrière-garde et le fait soudain disparaître. A trois heures, nous arrivons devant une grande plaine découverte; le heu est propice pour résister à un assaut; je fais établir le campement . Les Indiens caracolent sur notre gauche. Ils se préparent à nous charger, et leurs lances brillent au soleil. Leur nombre est de trois à quatre cents. Nos hommes sont à leur poste de combat. Cinq ou six bons tireurs, parmi lesquels le capitaine Casana, se glissent dans les hautes herbes. Ils arrivent à bonne portée des Indiens. Un coup de feu abat l'un des chefs; toute la bande se retire. La nuit, nous faisons bonne garde ; ils essayent de nous surprendre, mais les coups de feu des sentinelles avancées les mettent en déroute et les tiennent à distance. 4 octobn^e, — A midi, de nombreux Indiens sont encore épars dans la plaine. Nous forçons le pas pour choisir un campement en dehors des herbes et des bois d'algarrobos. Ils nous suivent sur la gauche. Trouvant enfin un endroit favorable, j'établis le bivouac, et pousse une reconnaissance en compagnie du capitaine Balsa et de trente hommes de l'avanl-garde, tant de mon escadron que des troupes de ligne. A notre vue, les Indiens se dissimulent dans les fourrés ; les nôtres se déploient en tirailleurs et ce mouve- ment suffit pour mettre les ennemis en fuite. Décidément, ils sont de plus en plus prudents et sages. En respectant leurs cases et leurs animaux, j'ai la conscience que bien des 86 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES escarmouches oui été évitées. — L'exécution de celle con- signe à laquelle tous se soumirent, eut pour conséquence d*apaiser l'ardeur belliqueuse des malheureux Tobas et Tapielis, et de nous préserver d'êlre écrasés sous leur nombre, qui grossissait de plus en plus. 5 octobre. — Les Indiens ont enlièrement disparu. À partir du lieu de combat, et le long de la rive gauche du rio, je dirige la colonne à la boussole. Nous trouvons de nombreux squelettes de serpents boas dans les marais qui bordent le rio. De nombreuses lagunes, entourées d'une épaisse végétation d'algarrobos, défendent l'approche des ranchos. Tout ce territoire, situé en plein centre du Ghaco boréal, est fort peuplé. 6 octobre. — Cette nuit, les naturels sont venus es- pionner le campement; nous retrouvons leurs traces au départ. L'escouade suit un bras desséché du Pilcomayo. L'eau commence à manquer. Je fais obliquer au plein sud pour rejoindre le rio. Une forêt de bobos barre le pas- sage. Nous traversons à la hache pour débouquer, au bout d'une heure, en face d'une immense lagune toute noire de canards et de cormorans, entourée de marais pestilentiels et profonds. La nuit tombe, on campe dans la boue ; l'eau que quelques soldats vont chercher en s'embourbant jusqu a la ceinture, est tiède et saumâtre. 7 octobre. — Les moustiques nous ont dévorés celle nuit. A six heures du matin, je pars en avant avec vingt hommes. On reprend le chemin parcouru la veille; nous marchons en silence, à la file indienne. Tout à coup, à un coude de la route, on signale des naturels qui suivaient nos traces à travers un petit bois de bobos. Je donne l'ordre de faire halle, et, accompagné d'un seul cavalier, je me porte à leur rencontre. Les sauvages détalent ; je les hèle ; ils s'arrêtent. Ils sont une cinquan- taine et munis d'ares et de flèches, les chefs à cheval, lance en main. Arrivé à quarante pas, j'invite leur capitaine à nous venir parler. La peur le relient. Jetant à terre mes armes, je franchis la moitié de la distance qui nous sépare et l'engage à en faire autant. II dépose flèches et lance et DE LA MISSION CREVAUX. 87 s'avaDce vers moi ; nous nous frappons la poiliine en signe d'amitié : la paix est faite. Cette démarche et bien d'autres ont pu être taxées d'imprudence par mes amis : dans la circonstance pré- sente, la nécessité s'en imposait pour éviter un conflit. Je suis convaincu, d'ailleurs, et nombre de voyageurs avec moi, qu'un acte d'énergique résolution trouvera toujours de l'écho dans le cœur de ces déshérités, si sauvages qu'ils puissent être : même chez les plus féroces des peuples, la nature humaine n'est point dépourvue d'instincts géné- reux. Le gros de la colonne nous rejoignit, et, après bien des hésitations, les Indiens finirent par nous indiquer le gué. Ils nous aidèrent même à le passer; on leur distribua des paquets de tabac, et, deux heures après, nous reprîmes notre marche sur la rive droite. 8 octobre, — Les rives du rio sont basses, et d'im- menses banados s'étendent de chaque côté. Vers une heure, nous nous trouvons en présence de troncs de pal- miers encore debout dans les eaux. J'en compte environ 200, tout couverts de cormorans et de canards. A quatre heures, Gastillo et Soruco, marchant en avant- garde, et moi, nous surprenons un groupe d'une vingtaine d'Indiens occupés à pêcher. Saisis de frayeur, ils poussent des cris et s'enfuient. Les femmes et les enfants se cachent dans les broussailles. Toutefois, un des hommes, plus hardi que les autres, se hasarde à répondre à notre appel. La négociation était sur le point d'aboutir lorsque tout à coup, et sans que rien pût autoriser cette mesure, le clairon retentit, et les hommes de l'escorte se déployèrent en tirailleurs. A cette imprudence, les Indiens croyant à un piège, crièrent à la trahison et décampèrent au galop, nous don- nant rendez- vous au bas du rio pour la bataille. Une semblable manœuvre pouvait avoir les conséquences les plus graves ; nous venions à peine d'établir notre campe- ment qu'un groupe se formait à notre droite; le nombre des ennemis augmentait à chaque instant ; ils nous obser- 88 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES vaient et se rangeaient en lignes. L*approche de la nuit arrêta leur zèle. 9 octobre, — Les Indiens s'éparpillent à notre approche. Une suite de grands lacs apparaît à droite, bordée d'aigar- robos. Nous apercevons de nombreux ranchos; à Tarrière- garde, des cris se font entendre; les Indiens nous escortent à cheval en brûlant leurs tolderias ; une démonstration les met en fuite. iO octobre. — Le rio fait ici un angle presque droit et se dirige vers le sud. Ils ont choisi pour nous attendre le point stratégique le plus favorable et nous mettent dans l'obligation ou de passer sur la rive gauche du Pilcomayo, ou de traverser le bois d'algarrobos dans lequel ils se sont retranchés. En arrivant près des ranchos, et selon ma cou- tume, je franchis au galop la distance qui me sépare des Indiens; je me rapproche des chefs; la colonne s'arrête, elle suit nos mouvements avec anxiété. Les négociations s'engagent, nous et eux nous frappons la poitrine. Les Tobas nous donnent des flèches en signe d'amitié ; je profite de ces bonnes dispositions pour leur proposer ceux de nos ani- maux qui sont fatigués et fourbus, et nous leur payons la différence en tabac, tissus et articles de verroterie. i i octobre. — L'orage et les moustiques nous ont tenus éveillés toute la nuit. Deux Tobas à cheval passent au galop sur la gauche de notre ligne. A deux heures, on signale trois Indiens à pied qui semblaient nous attendre. Les rives du Pilcomayo sont bordées ici d'épais fourrés d'algarrobos, de tusca et de chaîiar, de vidriera, etc. La iolderia de nos nouveaux amis est habitée par environ 150 hommes. L'un d'eux sait quelques mots d'espagnol; il connaît le Paraguay, qu'il nomme « Tocoïli > ; il a vu les bateaux à vapeur qui circulent sur le rio; il est allé près de Gorrientes et de Formosa; il nous dit qu'en cinq jours nous arriverons au Paraguay, si nous laissons ici le rio pour faire route dans l'est ; si nous voulons en suivre les bords, nous mettrons, au contraire, un fort long temps, car il faudra traverser d'immenses marais. Ne pouvant m'en rapporter à sa seule appréciation, DE LA MISSION CREVAUX. 89 je fais contiauer la marche par la rive droite; mais, à 300 mètres environ, les lagunes qui, dissimulées derrière les forêts de bobos, bordent chaque côté du rio, s'étendent à perte de vue devant nous. Après avoir reconnu le ter- rain, mesuré sa déclivité, étudié la formation du baîiado boueux et profond, je (ais rebrousser chemin à nos hommes, et nous revenons camper près de la tolderia des Tobas. i2 octobre, — Je me décide donc à passer sur l'autre rive ; une partie de la journée est employée à la construc- tion des radeaux; le Pilcomayo est, en cet endroit, profond d'au moins 4 ou 5 mètres. ËnGn, à trois heures, nous louchons l'autre bord ; la traversée a été difficile ; les trois quarts de nos hommes, nés sur les hauts plateaux des Andes, ne savaient pas nager. Quelques-uns ont manqué se noyer, bien que nous ayons procédé avec toute la pru- dence possible : les Tobas avaient coupé de longues tra- verses de saules ou de bobos auxquelles s'accrochaient les soldats ; puis, à cinq ou six, ils nageaient vigoureusement à chaque extrémité, poussant en avant ces grappes humaines. Des radeaux bâclés à la hâte nous aidèrent pour lé passage des munitions. Mais celui des animaux nous donna beau- coup de mal : au milieu des bonds et des ruades il fallut les charger, les grouper et les chasser dans les eaux du rio. Quand tout fut terminé, il était trop tard pour reprendre la marche ; nous campâmes en face du lieu que nous occu- pions la veille. Un Indien conduisant une mule qui portait une femme, un enfant, une brebis et des poules vint à passer à iOO mètres de nous : l'Indienne chantait et jouait de la pucuna ; ils nous apprirent que les gens d'arriba (en haut), faisant poum, poum^ allaient tomber sur la colonne. « Les Azoës, dirent-ils, vont se battre avec nous, parce que nous vous avons laissé entrer sur notre territoire. » — A bon entendeur, salut î Je donne un bœuf aux Indiens pour prix des importants services qu'ils nous ont rendus. Toute la nuit ils festoient, ils chantent et dansent, mais, au moment du départ, et pour ne point nous guider, ils disparaissent tous dans les herbes. 90 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES J 3 octobre. — Nous quittons le Pilcomayo par 24'^ 18' ±&' lai. S. et 61- 40' 38" long 0. méridien de Paris. Il nous est, en effet, impossible de le suivre plus avant. Les montures sont à bout et d'immenses palus barrent la route. Le rio court en plein sud et, d'après les indications des Indiens, il doit, avant de se jeter .dans le Para^niav, se diviser en plusieurs bras qui décrivent une grande courbe. Je m'oriente à la boussole vers l'est-nord-est. A sept heures cinquante nous enfilons le carril, grand sentier des Indiens; mais l'eau manque, les lagunes sont desséchées; à deux heures, nous rencontrons une flaque d'eau saumàtre ; à trois heures, on débouche en face d'un étroit courant qui se détache du Pilcomayo et va se perdre dans d'immenses iotorales, roselières du marais. A partir de ce jour, la marche devient fort périlleuse; nationaux et soldats donnèrent à chaque instant les plus grandes preuves de courage. Le Pilcomayo, que je présente ici brièvement à mes lec- teurs, prend ses sources dans la Cordillère bolivienne, sur les hauts plateaux, au nord-ouest de Potosi, dans les pro- vinces de Lipez, de Chichas, un peu aussi dans celle de Poopo. Il traverse les départements de Potosi, Sucre et Tarija et, avant d'atteindre les plaines du Chaco, reçoit de nombreux affluents dont le principal est le Pilaya. Je diviserai son cours en quatre parties : la première, depuis ses sources jusqu'à la Mission de San Francisco; la deuxième, de cette Mission jusqu'au 28° parallèle; la troisième, du !23° au 124°; la dernière, enfin, du 24° au confluent du rio avec le Paraguay. Dans la première partie, le Pilcomayo est torrentueux, sinueux; il serpente encaissé entre les hautes murailles des contreforts de la Cordillère jusqu'à la Mission de San Francisco, un peu en amont de laquelle il forme le saut du Plrapo^ en traversant la petite chaîne du Guarapetendi. Le docteur Crevaux, qui visita celte chute, reconnut que, jusque-là, le rio ne saurait être navigable, vu la rapidité de ses eaux et la quantité de roches qui en obstruent le Ut. • Son plan d'inclinaison descend de 4000 à 500 mètres. DE LA MISSION CHEVAUX. 91 Dans la deuxième partie et jusqu'à sou embouchure, l'altilude décroît de 500 à 150 mètres. Ses rives sout formées d'amas de sable, dont la hauteur atteignait, en août et septembre 1883, c'est-à-dire à la saison sèche, 7 mètres au-dessus du niveau des eaux. Celles-ci s'écoulent doucement avec une vitesse de 1 800 à Î2000 mètres par heure sur un lit de sable aurifère. Elles sont limpides et dégagées de troncs d'arbres. De chaque côté, le rio est bordé de nombreuses forêts de saules, de bobos, de gayaques; à la limite des plus grandes eaux, apparaît une ligne de majestueux algar- robos, derrière lesquels se déroulent d'immenses plaines couvertes des plus riches pâturages. Ses eaux sont très poissonneuses. Au moyen d'aiguilles ou de clous, nous y péchions anguilles, bagres, palo- metas. Cigognes, canards, cormorans, spatules, flamants roses, grues, jabirus, ibis, marabouts, pluviers, bécassines, etc. , etc. , tout un monde d'oiseaux aquatiques prospère sur ses bords. Entre la Mission de San Francisco et le 23° degré, ses berges vont s'abaissant de plus en plus jusqu'à former, dans le territoire de Teyu et de Cavayu-Repoti, de grandes plages de fange et de sable. Dans les parages de Cavayu- Repoti, les eaux se divisent en deux bras, puis s'étalent en une large nappe dont le courant, en traversant cet immense banado, se replie sur lui-même au sud pour re- prendre ensuite sa course dans l'est-sud-est. C'est là qu'en 1841, Van Nivel se vit obligé de revenir sur ses pas, per- suadé que les eaux du rio se perdaient dans les plaines du Chaeo. Dans la troisième partie, il prend un aspect absolument différent. Les eaux coulent avec la même vitesse et la même limpidité, sur un fond exclusivement sablonneux ou argileux , mais les berges s'élèvent , taillées dans des masses alluvionnaires et argileuses jusqu'à 15 et 18 mètres au-dessus du courant ; leur écartement atteint souvent 1 200 ou 1 300 mètres. En temps de crue, elles sont contenues entre les rives, mais leur masse délermine, dcns les parois 92 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES Je ces roches meubles, des poches en demi-cercle dont le diamètre atteint souvent un demi-kilomètre. Leur vitesse moyenne est presque toujours uniforme et se maintient entre 1 800 et 2000 mètres. La profondeur des eaux, en saison sèche, varie entre 1 m. 20 et 1 m. 50. La végétation des rives est ici tout à fait différente : plus de saules, plus de bobos, sinon en petit nombre ; des bois très durs et très denses les remplacent, algarrobo, algaro- dilio, acacia aroma, espînillo^ palo santo, quebracho, tusca, chanar, mistol, espina de corona^ etc., etc., arbres de o à 8 mètres de hauteur, aux fleurs jaunes, aux branches tortueuses et toutes garnies d'aiguillons. Les pâtu- rages sont riches et abondants. Dans la quatrième section, les rives du rio affleurent l)resque toujours les eaux. La végétation se compose de plantes marécageuses et de quelques bouquets d'arrayan, de bobos et de saules. Les savanes disparaissent, d'immenses forêls de palmiers servent de refuge aux cerfs, aux tapirs, tamanoirs, jaguars, pumas, nandous, etc. ; les serpents y foisonnent, et une grosse araignée velue et très dangereuse, \hpasanka. Sur une largeur d'environ deux kilomètres, de chaque côté du rio, s'élepdent des grands lacs habités par un nombre considérable de Tobas. Les Indiens du Pilcomavo ne savent point se servir de pirogues. Je tiens à bien établir ici l'impossibilité où nous nous trouvions de suivre plus longtemps l'une ou l'autre des rives du Pilcomayo. Notre route était donc vers l'est, autant pour éviter le delta du rio que pour fixer la limite nord de la partie couverte par les eaux et les marais. Je fis orienter sud-sud-est au plus près toutes les fois que cela fut pos- sible, afin de rallier sans relard la villa Hayes ou villa occidentale que je m'étais fixé comme point d'arrivée au Paraguay. En continuant la marche vers le sUd, j'ai l'intime conviction que nous aurions tous infailliblement disparu dans les lagunes. Toute cette partie du territoire, à l'ap- proche de la région mésopotamique appelée hla de Patino, est basse et couverte presque toujours par les eaux. Sa DE LA MISSION CREVAUX. 93 forme est celle d'un triangle, dont le sommet est le con- fluent du Paraguay et du Pilcomayo, et étant données les conditions dans lesquelles nous avancions, la prudence la plus élémentaire commandait de couper au plus court par le côté nord du delta. Nous campons à trois heures : plus de sel, plus de farine. Devant nous, à perte de vue, s'étend une plaine immense de tolorales. i 4 octobre, — Nous marchons en silence, et comme avec le pressentiment qu'on entre dans la phase sérieuse de l'exploration. Plus de sentiers d'Indiens. Le baîlado nous rejette dans le nord, et le ruisseau se perd dans les herbes. 15 octobre, — Quelques esprits faibles commencent à s'alarmer; nous campons au milieu du totoral, de plus en plus épais et humide. La nuit, les Indiens nous entourent d'un cercle de feu : les incendies éclatent de toutes parts cl se propagent rapidement; nos animaux s'effrayent, courent épouvantés ; nous levons le camp au milieu d'une confusion indescriptible. 16 octobre. — Les Indiens nous suivent par bandes comme des oiseaux de proie et mettent le feu partout où nous passons; la solilude est complète; toujours l'uniforme immensité du totoral. Pas un rancho, pas une senda (sen- tier). L'eau nous manque; à une heure, nous campons près d'une petite lagune d'eau saumâtre ; désormais on marchera la nuit pour soustraire les hommes à la chaleur du jour, qui aiieint souvent 42 degrés centigrades à l'ombre. i 7 octobre. — A trois heures du malin, on lève le camp par un clair de luné superbe. Orientation est-sud-esl. A cinq heures, le cri des guacharacas et le passage des ramiers nous donnent l'espoir que l'eau ne saurait être loin. A huit heures, des coups de feu se font entendre à l'arrière-garde. Les Indiens nous harcèlent. Nos animaux sont exténués; les pâturages deviennent de plus en plus rares. A dix heures, nous n'avons pas encore trouvé une goutte d'eaii. Pendant une halle pour laisser reposer les hommes, je pars en reconnaissance avec quelques natio- naux; de loin nous apercevons une immense lagune; des 94 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CHEVAUX. cris (lo joie appellent nos compagnons. — Hélas! elle esl desséchée! Une couche épaisse de salpêtre, se reflé- tant au soleil sur un fond de verdure, avait produit cette illusion. Le désappointement est grand : hommes et bêtes marchent débandés, la chaleur est suffocante; tout à coup les cris de : aguaf aguaf se font entendre. — Un ruis- seau d'eau limpide coule devant nous ; c'est au galop que nous y courons, ma mule s'y enfonce jusqu'au poitrail.... Damnation! l'eau est plus salée que la mer! Je ne connais rien de plus terrible que ce supplice de Tantale ! Nous sui- vons le cours de ce ruisseau. A trois heures, on campe, je fais creuser immédiatement des puits, mais l'eau est tou- jours saumâtre ; notre situation devient grave. A six heures, l'abattement des hommes est complet, les pauvres fantassins, sur pied depuis deux heures de la nuit, n'en peuvent plus. Je selle ma mule et, accompagné de dix ou douze nationaux, je vais explorer les environs ; nous faisons au moins quatre lieues à travers d'immenses forêls de palmiers. A dix heures du soir, nous revenons au gîte ; la course a été sans résultat. Tombant de fatigue et de sommeil, je me couche au pied d'un arbre; à minuit, on vient me réveiller pour assister au conseil. A quoi bon! nous avons mis tout en œuvre! — A trois heures, sommation nouvelle. Je refuse encore. Qu 'avions-nous à discuter ? Notre programme n'était- il pas toujours le même? Le Paraguay n'était-il pas devant nous? i 8 octobre, — A six heures du matin, une longue dis- cussion s'engage, les opinions les plus diverses se heur- tent : on tâtonne, on hésite. Les colonels Estensorro, Balsa, Pareja se portant vers les hommes, coupent court à toute irrésolution : « Aïwos, dit Estensorro, adelante 6 atrâs?(^n avant ou en arrière?) — Adelante^ adelante! > crièrent-ils. Et tous ces mal- heureux, les pieds et les jambes nus déchirés par la yerha brava (herbe mauvaise), à demi morts de soif, de fatigue et de faim, défilent aux cris de : Viva Bolivia! Viva Ta- rija! mouvement sublime de résignation et de courage qui I RECHERCHE DES RESTES DE LA iMISSION CREVAUX. 97 cul Dieu pour témoin dans la solitude de cet immense désert, où la voix de Crevaux encore mal éteinte passait comme un souffle murmurant : « En avant! » Je pointe vers l'est-sud-est. Les infatigables nationaux Gastillo, Guerrero, Soruco, etc., se répandent à droite et à gauche, furetant coins et recoins pour découvrir quelque mare. A neuf heures trente-cinq, une petite lagune nous apparaît, bordée d'un joli banquet de palmiers; l'eau est assez potable. Celle fois, nous décidons de donner aux hommes et aux animaux un jour ou deux d*un repos bien nécessaire. Je n'ai point relaie ici tous les incidents de celte crise terrible. Je veux les oublier et j'engage mes braves amis Eslensorro, Balsa, Pareja, Gastillo à suivre mon exemple. Si dures, si tristes que soient certaines impressions, elles doivent s'effacer de la mémoire à la pensée de la lâche accomplie ! Ce jour-là, les hommes et les officiers me manifestèrent toute leur confiance par un document rédigé et signé sur les rives mêmes de ce petit étang qui a reçu le nom de Laguna de la Providencia; je suis heureux de le reproduire ici : Acte. — Sur les bords du lac Providencia, le 20 octobre 1883. tous les chefs réunis sous la lente du lieutenant- colonel Samuel Pareja, premier chef du bataillon de Tarija et chef miUtaire des forces expéditionnaires, il a été donné lecture d'une lettre de M. Arthur Thouar. Tous, après en avoir reçu communication, disent : € Que, depuis le commencemenl de l'expédition, M. Thouar, membre de la Société de Géographie de Paris, a mérité la confiance de tous, qu'ils respectent sa compé- tence et que, sans aucune observation, ils se remettent avec la plus grande foi entre ses mains, reconnaissant l'important service qu'il rend à la Bolivie, à la dispo- sition de laquelle il a mis sa personne sans aucun émo- lument. tEn foidequoi ils signent, en toute liberté et conscience. » (Suivent les noms des chefs et officiers.) 98 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES i 9 octobre, — Quelques cas de fièvre et de diarrhée se manifestent; fort heureusement il m*est resté un morceau de guarana, dont les propriétés astringentes, reconnues par les Indiens Mojos el Guaranis du Béni, nous sont très utiles. Pour préparer le guarana, ils triturent et mélangent à chaud les fruits du Paullinia sorbilis avec une gomme qui donne à la préparation une dureté remarquable et la couleur du chocolat. Je passe la journée à prendre des notes et fi lever le plan des environs. La chasse est abondante ; canards et perroquets sont nombreux. La nuit, un orage violent nous assaille, la pluie tombe à torrents, les jaguars épouvantent nos animaux, qui prennent deux fois la fuite. JêO octobre. — Impossible de repartir: le terrain est trop détrempé. Nous mangeons des feuilles de palmier et la racine d'une crucifère que nos hommes appellent yacon el qui ressemble à un gros navet. 2i octobre. — La marche est lente et difficile, le terrain cède sous les pieds. Après trois ou quali-e heures d'essais infructueux, nous campons au milieu d'une belle forêt de palmiers. Je soulève un des troncs couchés sur le sol, un gros serpent se redresse ; un coup de machété rapidement asséné par Soruco lui tranche la tête. Nous prenons toutes les mesures possibles contre le voisinage de ces vilaines bêtes, qui pullulent dans ces parages et dont la morsure est mortelle. On oriente les troncs de palmiers de manière à réserver un espace libre aux reptiles qui, pendant la nuit, viennent chercher la chaleur sous nos couvertures. Tous les matins la chasse en est abondante; on les mange rôtis. En dehors des boas et des serpents à sonnettes, les autres peuvent se rapporter comme type à la birri de Colombie, dont la taille atteint 1 m. 50. 22 octobre. — Nous partons à huit heures : en face est un bois épais el serré où nous ouvrons la route à la hache et au couteau. Pour faire mes visées à la boussole, je grimpe plusieurs fois sur les arbres. A cinq heures, nous campons dans l'ordre de marche. Fort heureusement, les orages de DE LA MISSION CREVAUX. \)) ces deux derniers jours nous permettent de combattre la soif, grâce à l'eau recueillie entre les feuilles de la caraotta (Fourcroya longœva). 23 octobre. — Étape de six heures du matin à quatre du soir, et cela pour parcourir une lieue et demie ; nous sommes toujours sous bois; ma mule, effrayée à la vue d'un serpent, m'envoie piquer une iHe au milieu des épines et des lianes. Dans ma chute, je brise un de mes ther- momètres. 24 octobre, — Nous en sortons enfin, mais pour entrer dans d'interminables forêts de palmiers. Au coucher du soleil, un grand nombre de palombes, canards, perroquets, guacamayas, toucans, urubus, gagnent les bois, paraissant venir du rio Paraguay. Mon point m'indique en effet que nous en sommes assez près. La nuit, des milliers de gre- nouilles et de crapauds nous donnent un concert infernal. 25 octobre. — Départ à neuf heures du matin; la cha- leur est intense, la troupe fait entendre quelques rumeurs. Les fantassins, n'en pouvant plus, tombant de fatigue, mou- rant de soif, s'arrêtent; les cris de : agual agual s'élèvent de tous côtés.... Le lieutenant-colonel Balsa, si calme et si digne au milieu des situations les plus critiques, harangue la troupe et apaise l'émotion. Il possédait, d'ailleui's, toute la confiance de ses hommes avec lesquels il marchait et qu'il traitait avec la plus grande sollicitude. Je l'ai vu, dans un moment de disette et souffrant lui-même de la soif, répartir ses dernières gouttes d'eau entre ceux qui, suffo- qués par la chaleur, tombaient inanimés sur le sol. A midi, je trouve deux petites flaques d'eau fangeuse et noirâtre. Le colonel Estensorro les défend le revolver au poing contre les mules et les cavaliers, afin de les réserver d'abord aux fantassins. Nous traversons une immense forêt de palmiers presque sans fin, dont il nous semble occuper toujours le centre. La disposition de ces forêts est vraiment particulière. Tous les palmiers à haute tige {carandai huï) poussent symétriquement à une distance d'environ 10 mètres les uns des autres, de sorte que l'ensemble de ces fûts, se dessinant à l'horizon, semble former une ligne circulaire, 100 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. compacte, entourant une vaste arène dont runiformité donne le vertige. La solitude est effrayante; aucune trace d'In- diens, pas un oiseau ; en revanche, nous mettons en émoi un monde de jaguars, cerfs, chevreuils, couguars, tama- noirs, etc. Nous campons encore sans eau, mais les caraottas nous empêchent de mourir de soif. Si demain nous n'en trou- vons plus, nos animaux succomberont, c Ce sera la fin », me dit le colonel Estensorro, avec lequel je cause de mes soucis; toutefois j'ai encore bon espoir, la chaleur est hor- rible; de grosses « balles de colon » s'empilent sur l'ho- rizon; le baromètre baisse; j'en épie tous les mouvements avec anxiété. L'orage enfin éclate vers le milieu delà nuit. S 6 octobre, — A six heures du matin, les hommes se forment en carré. Le colonel Pareja leur adresse la parole. Puis, en ce qui me concerne, je réussis à faire cesser un malentendu qui aurait entraîné de graves conséquences. La confiance revient. — Averses diluviennes; le terrain se détrempe et nous n'avançons que très lentement. 27 octobre. — Marche pénible; nous traversons des marais salés profonds et bourbeux. Deux balles de mon winchester abattent deux grands cerfs; Guerrero en tue un troisième; on les distribue entre les fantassins et les offi- ciers. Trois mulets restent enlisés dans les marais. 28 octobre. — Les jaguars rôdent toute la nuit; on les tient à distance à coups de fusil. L'un des hommes tue par mégarde la mule du colonel Pareja. . Nous pataugeons sans cesse dans les marais qui s'éten- dent à perte de vue. Le Paraguay est proche, mais nos forces sont à bout. Aujourd'hui, on a mangé le dernier bœuf. Ce soir, nous nous attaquerons aux mules. Depuis longtemps déjà, j'entraîne* la colonne en faisant briller aux yeux de tous l'espoir d'atteindre bientôt le grand fleuve. On compte avec anxiété les jours qui se succèdent, ame- nant, hélas! de nouveaux obstacles ! Ah ! il m'a fallu mentir bien des fois! Mais qui pourrait m'en vouloir? Comment faire autrement en face de tant de souffrances I RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION GREVAUX. 103 Le soir, peu d'amateurs à la répartition de la chair de mule; plusieurs d'entre nous ne peuvent vaincre leur répugnance. Un accès de fièvre me courbature ; nous n'avons plus que la peau et les os. Le brave Ëstensorro me traite avec une sollicitude toute paternelle et me ranime avec un peu de café sans sucre ; notre colonel est le seul qui en ait conservé pour les jours de disette. Grâce à sa cafetière mira- culeuse, il a parfois tiré jusqu'à seize tasses d'une seule dose, qu'il partage matin et soir entre les plus affaiblis. Ce qui nous fait le plus souffrir, c'est le manque de sel. Je saupoudre de cendre de cigarettes la grillade du soir, dure, coriace, filandreuse. Nous arrivons débandés au bivouac ; la colonne s'allonge de plus en plus; beaucoup d'entre nous, et surtout les fan- tassins, ont les jambes enflées et rongées par les garapates et les sangsues; ils ne peuvent plus suivre. Trois hommes manquent à l'appel : le lieutenant Vanegas, le barchilon et un autre. La nuit tombe ; de cinq en cinq minutes on tire des coups de feu ; trois nationaux à cheval parlent à leur recherche et vers minuit les ramènent sains et saufs ; les malheureux, ne pouvant plus marcher, s'étaient couchés par terre en attendant la mort!... Six mules perdues aujourd'hui ; nous abandonnons des bagages pour diminuer les charges; les Indiens nous suivent toujours. 29 octobre, — Les 'moustiques s'abattent sur nous par milliards; impossible de prendre le moindre repos. Les cinq malheureuses rabonas (cantinières) qui nous accom- pagnent ne perdent pas un seul inslant courage; une d'entre elles, grosse de six mois, marche comme les autres dans les marais, l'eau jusqu'à la ceinture sous un soleil de plomb ! Je laisse en arrière une autre partie de mes colis : mon appareil de photographie, toute ma collection des essences du Ghaco, des flèches, des lances, des makanas, des cottes et tous mes livres. 30 octobre, — Nous trouvons un sentier d'Indiens, où nous relevons des traces fraîches de leur passage. Avan- 104 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES çant en silence avec quatre ou cinq hommes de l'avant - garde, j'aperçois un rancho où une dizaine de Tobas sont en train de manger. Ils veulent s'enfuir, nous les rassurons et leur donnons du tabac. Leurs carbels SDut dressés sur des nattes. Ils se livrent à la chasse des jaguars, des couguars, des cerfs, des tamanoirs, des tapirs, et font le commerce des peaux avec les gens du Paraguay. Ils possèdent de nombreux troupeaux de moutons. Nous leur proposons d'en échanger quelques-uns contre du tabac. Ils refusent. Rien ne nous serait plus facile que de nous en emparer, mais dans l'état d'épuisement où nous sommes, nous serions incapables de soutenir un assaut. 11 faut donc accepter cette nouvelle épreuve et nous contenter de notre ration de mule! — Pas un de nous n'a enfreint la con- signe. Je demande à un Indien de vouloir bien nous accompa- gner jusqu'au Paraguay : il consent; puis il se dérobe au bout de quelques pas. Nous continuons notre marche à travers de nouveaux marais et campons encore dans l'eau. Au supplice de la faim et de la fatigue vient s'ajouter celui de ne pouvoir dormir à cause de l'humidité et des mous- tiques; notre corps n'est plus qu'une plaie rongée par la vermine; nos vêtements sont en lambeaux; depuis long- temps le linge a disparu. 3 i octobre. — Des marais, encore et toujours des marais ! — A chaque minute il nous faut faire halte pour attendre les plus exténués et ne pas égrener notre colonne. Nous laissons aujourd'hui six mules et leurs bagages. Les mous- tiques nous rendent fous. /«' novembre, — Les marais sont tellement profonds que je cherche à les tourner dans le sud; mais plus nous avançons, plus nous nous embourbons. La colonne revient sur ses pas et nous pointons vers le nord, pour camper après sept heures de marche, qui nous ont donné 3000 mè- tres. On se dérobe les rations de mule; je cache la mienne au fond de mes bottes. 2 novembre. — Nous passons toute la journée à tenter la traversée d'un petit ruisseau salé : les eaux sont pro- DE LA MISSION CHEVAUX. 105 fondes et grouillent de palomelas. Le capitaine Caslillo trouve dix œufs d'inajnàou {Rynchotus ru/escens), petit gallinacé ressemblant au râle. Des scènes de désordre éclatent; les souffrances sont atroces; je fais appel à toute mon énergie pour ranimer encore une fois, par le souvenir de h pairie et de la famille, une dernière lueur d'espoir dans le cœur de ces malheu- reux. Un national, égaré par tant de privations, pleure et parle de se brûler la cervelle ! 3 novembre. — Nous passons le ruisseau. Les capi- taines Garasana, Caslillo, Echarte font preuve d'une grande énergie. Marais et bourbiers; bourbiers et marais. Six mules meurenl aujourd'hui. J'ai un accès de fièvre. Ceux qui sont encore montés voudraient forcer la marche ; mais les pau- \Tes fantassins ne peuvent suivre. Nous faisons une demi- lieue en quatre heures ! 4 novembre, — Toute la nuit, l'orage gronde dans le sud-ouest. A onze heures, la tourmente éclate au-dessus de nous; une pluie torrenlielle transforme les fondrières en une vaste nappe d'eau. Le bruit de la foudre est effrayant; notre désarroi est complet; les plus valides gagnent un petit bouquet de bois. Dix-sept mules restent embourbées avec leurs charges ; une d'entre elles portait une grande partie de mes collections. Le soir, à cinq heures, nous pataugeons encore dans la boue; et cela depuis sept heures du matin, pour faire 1 900 mètres ! 5 novembre. — Apiès la terrible secousse d'hier, nous prendrons un peu de repos; il nous faut d'ailleurs alléger les bagages. J'offre 50 francs à celui qui ira quérir ma col- lection restée en arrière ; un national se présente, mais toutes ses recherches sont infructueuses. Les mules nous ont été enlevées pendant la nuit. Le sac de cuir qui contenait les objets est éventré; ils ont tout pris, excepté le crâne et les fragments du bassin, dont ils ont eu horreur et qu'il me rapporte. Ils se sont emparés du canon de mon choke- bored, mais en ont laissé la culasse. Nous noyons les munitions, sauf 20 cartouches par per- 106 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES sonne, car les mules ne peuvent plus résister aux charges. Je jette mon revolver, faute de projectiles ; il ne me reste plus que mon winchester, mes papiers et quelques objets ethnographiques. La nuit, pluie et moustiques nous tiennent éveillés. 6 novembre. — Le temps se rassérène; nous repre- nons la marche dans l'eau jusqu'à la ceinture, et presque tous à pied. Noire situation est horrible : fondrières et marais s'étendent à perte de vue. A cinq heures, le thermomètre marque 40 degrés centi- grades. Nous faisons des efforts surhumains pour parcourir une demi-lieue en quatre heures. 7 novembre. — La nuit, la chaleur nous suffoque; à neuf heures du soir, nous avons encore 30 degrés. Les moustiques nous font cruellement souffrir ; nous sommes hideux à voir. Un gros serpent à sonnettes mord une mule aux naseaux ; elle meurt quelques heures après. De violentes bourrasques nous tourmentent toute la nuit. 8 novembre, — Deux heures de marche seulement, au bout desquelles on campe près d'un petit ruisseau d'eau salée. 9 novembre, — Un orage nous cloue au milieu d'un bourbier et nous fait encore perdre cinq mules et leurs bagages. ÉO novembre, — Nous sommes à bout de forces et d'énergie; le désespoir frappe partout. Mon étoile com- mence à pâlir. Je donne l'ordre de longer le cours d'eau; quelques-uns s'y refusent et récriminent. — « Allons ! un dernier effort! nous ne sommes pas loin du Paraguay! » Je triomphe encore des résistances, et nous marchons jus- qu'à midi. Nous aurons à franchir demain un petit affluent du rio; la situation est des plus critiques. Un officier ne pouvant plus marcher, et dont les jambes sont horriblement enflées, veut se tuer. — Je lui parle de son fils qui nous accompagne, et il reprend courage ! Un autre tout jeune, vingt ans à peine, m'entretient de sa famille ; de grosses larmes inondent son visage. Je me dérobe au DE LA MISSION CREVAUX. i07 speclacle navrant de tous ces malheureux, gisant sur le sol, me demandant s'ils ont assez souffert! En route, Tun des nôtres est tombé d'inanition ; on ne s'en aperçoit que trop tard, les jaguars Font déjà mis en morceaux! Couché près du colonel Eslensorro, mâchant quelques brins d'herbe et des feuilles de palmier pour apaiser mon estomac, je songe tristement au lendemain! Tout à coup des clameurs, des cris se font entendre ; je me lève, terrifié. C'est le commencement de la fin! Nous allons brûler nos dernières cartouches; les uns contre les autres, peut-être! Mais quoi? Un crlstiano! un cris- tianof Nos hommes s'avancent, ivres de joie, précédant un pauvre chasseur paraguayen qui remontait avec son fils le eoui*s de notre ruisselet! Le bruit des détonations de nos armes l'avait attiré. C'est un blanc de taille ordi- naire et bien musclé; il s'appelle José Gauna ; il nous apprend que la lagune de Naro nous sépare seule du Para- guay. Nous n'en pouvions croire nos yeux et nos oreilles ! Nous étions arrivés ! nous avions vaincu ! La même pensée traversa notre esprit : l'étendard boli- vien fut déployé, unissant ses couleurs à celles du pavillon français que M. Larrieu m'avait donné à Tacna. Et tous, pâles, hâves, les vêtements en lambeaux, prosternés devant l'emblème de la patrie, nous saluâmes ces deux drapeaux, qui, pour la première fois, venaient de traverser ensemble la contrée mystérieuse où reposent à jamais tant de coura- geuses victimes I Il fut immédiatement décidé que le docteur Campos, le colonel Estensorro et moi partirions en avant pour la villa Hayes et l'Assomption, afin de demander des secours au gouvernement du Paraguay, et de rapporter des vivres à nos pauvres compagnons. A quatre heures, nous prîmes place dans l'embarcation du Paraguayen et descendîmes le petit arroyo bordé de bambous qui se rejoignent en berceau au-dessus des eaux noires. A six heures et demie, nous arrivons l\ l'île du Tigre, campement du chasseur et de sa famille. De blan- ches moustiquaires suspendues au-dessus d'une peau de 108 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. cerf coDstiluent les habitations ; cinq ou six enfants jouent autour d'un grand feu, pendant que la mère, une belle * métisse, prépare pour la famille une étuvée de chevreuil avec haricols et maïs. Sa surprise est grande en nous aper- cevant; mais elle s'empresse de nous offrir ce repas. Pour excuser l'avidité avec laquelle nous le faisons disparaître, qu'on se rappelle nos soixante-trois jours de privations! A dix heures du soir on lève le camp. Tout est chargé à bord des pirogues ; la nuit est splendide. A onze heures, nous entrons dans les eaux du Paraguay; le bruit d'un bateau à vapeur qui descend le rio se fait entendre der- rière nous. A minuit, nous l'avons par le travers; je hèle; personne ne répond. A quatre heures, la brise fraîchit; l'orage éclate dans le nord-est. Nous nous arrêtons une heure et demie à San Lopez. De très bonne heure nous atteignons la Emboscada, autrefois une Mission importante qu'on a depuis transportée dans l'intérieur. Des métis guaranis nous offrent du café et du fromage frais. Bientôt nous apercevons sur la rive droite la villa Hayes, colonie fondée par le président Lopez pour des émigranls français. Toutes les autorités viennent nous saluer. Elles ne peuvent fournir assez de vivres pour nos camarades et, après avoir pris quelque nourriture, je décide de suivre pour l'Assomption. Le propriétaire de la tienda où nous sommes descendus est Français; je pleure de joie à l'annonce de la soupe au pain et de Fomeletle qu'il va nous préparer! Ah! que la .première cuillerée me parut bonne! Pendant cette halte, le vent du nord a fraîchi; les eaux du Paraguay déferlent comme des vagues; nos embarca- tions sont pleines d'eau ; la pluie tombe à torrents et le ton- nerre gronde; impossible de partir : la tourmente nous oblige à attendre au lendemain matin. i 2 novembre, — Au lever du soleil, tout est arrimé dans les pirogues. Nous prenons congé des colons, et, après deux heures d'une navigation des plus agréables, l'As- somption, capitale du Paraguay, nous apparaît, moelleu- sement assise au pied d'une colline qui domine le rio. Aussitôt débarqués, nous nous dirigeons vers le palais du Le etia>Kur de jaguars el soa Dis. RECHBRCHB DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. 111 Gouvernement. Les ministres sont en conseil; mais, à la nouvelle de notre arrivée, le général Caballero, Président de la République, suspend la séance, et, suivi de tous ses ministres, vient nous souhailer la bienvenue dans les termes les plus affectueux. Le ministre de la guerre et de la marine met à notre disposition une canonnière à vapeur, la Pirapo, pour remonter le plus tôt possible le Paraguay avec des vivres et rassurer nos compagnons. Je n'ai pas le temps de me rendre chez le consul français, M. Mancini. On embarque lestement les provisions, la vapeur est déjà prête. A quatre heures, je monte à bord, laissant à terre le colonel Estensorro et le docteur Campos, qui se char- gent du soin de loger et de vêtir les hommes à leur arrivée. Je suis l'objet des attentions les plus délicates de la part du brave commandant de la canonnière et de ses officiers. 11 m'est impossible de dormir, en songeant à la joie de mes malheureux camarades! ils ne m'attendent que sous trois jours, et demain matin, à la première heure, nous allons les surprendre ! Le soleil émerge de l'horizon au moment où nous arri- vons dans les parages de la lagune de Naro. On tire deux coups de canon dans la direction du campement ; toutes les embarcations sont affalées le long du bord, les provisions chargées ; la petite flotlille pagaye dans les eaux du Riacho Gare. La baleinière du commandant tient la tête. En vigie à l'avant, je décharge ma carabine de minute en minute. On nous a entendus, on nous répond. « Hardi, mes amis; souquez ferme! » Les avirons grincent dans les tolets. On laisse aller, et la baleinière, filant sur son aire, vient doucement s'étaler en face du campement, aux yeux de mes compagnons, surpris et émus! Ralsa et Pareja se pré- cipitent dans mes bras. « Hourra! pour le pavillon de la Pirapo! » En un instant tout le monde est sous les armes; les deux tambours battent aux champs, et je vois encore d'ici, au milieu de l'émotion générale, ce vaillant petit Bolivien, ayant à peine treize ans, qui nous accompagna sans faiblesse, tirant de sa caisse trouée les va et les flal 112 VOYAGE A LA RECHERCHE DES RESTES Les provisions furent aussitôt réparties avec la plus grande prudence, et nous commençâmes l'embarquement des bagages et des hommes sur la Pirapo. Ce travail nous prit toute la journée et toute la nuit, car le campement était à deux heures de la canonnière.... Je ne quittai le terrain qu'avec le dernier homme ^t ne montai à bord qu'à cinq heures du matin. Nous étions partis de la Colonie Grevaux avec 131 mules et chevaux^: nous en avions mangé 42; 15 nous avaient été volés par les Indiens; 16 étaient morts en route; les 58 qui nous restaient furent laissés aux soins d'un batelier qui devait les amener par terre à la villa Hayes. La plupart de nos hommes, originaires des hauts pla- teaux boliviens, n'avaient jamais vu un aussi grand rio que le Paraguay ; ils n'avaient aucune idée de ce que pouvait être un navire à vapeur; aussi quelle ne fut pas leur surprise et leur émotion quand ils embarquèrent sur la Pirapo et qu'ils la sentirent déraper, et vibrer sous les premières pulsations de l'hélice! Nous descendîmes la rivière à toute vapeur, et le lende- main, à trois heures de l'après-midi, nous étions en vue de l'Assomption. La vigie signala notre arrivée; la population s'amassa sur les quais, et, sous les ordres de Pareja et de Balsa, les hommes défilèrent au pied de la tribune présiden- tielle, au milieu d'un enthousiasme indescriptible. Quelques jours après, un grand banquet nous fut offert par le Président, ses ministres et toutes les notabihtés du Paraguay. Qu'elles me parurent courtes les quelques jour- nées passées sur cette terre de braves ! Le jour de la séparation arriva; je renonce à le décrire; il me fut trop cruel de m'arracher des bras des vaillants compagnons que notre vie commune au milieu des dan- gers, des privations et des souffrances, avait unis comme des frères et à jamais rivés à l'œuvre civilisatrice que nous venions d'accompHr. Cette œuvre, je le répèle, a été celle de tous; tous nous y avons contribué dans la limite de nos forces et de notre énergie; et si, dans le cours de celte longue marche, les DE LA MISSION CREYAUX. 113 privations et les souffrances ont parfois engendré de graves désaccords, je les ai oubliés : ils furent la conséquence inévitable de notre état pathologique en face de certaines situations dont Thorreur a pu faire un instant vaciller les esprits les plus résolus. Je suis heureux de l'attester et de l'écrire dans le silence du cabinet, donnant ainsi à tous mes anciens camarades la preuve de ma profonde recon- naissance. Les fantassins, en descendant des plateaux des Andes bo- liviennes aux rives du Paraguay, ont accompli une campagne héroïque, et les nationaux, en laissant à la frontière leurs femmes et leurs enfants pour participer volontairement à Tune des plus belles expéditions dont la Bolivie puisse s'enorgueillir, ont fait acte d'abnégation et de patriotisme. Une belle physionomie qui, dans ma mémoire, occupe le premier rang, est celle du colonel Estensorro. Calme et résolu en face du danger, il a supporté froidement toutes nos épreuves. J'aime à me rappeler les traits de ce vieil- lard qui me traita comme son fils, et à lui donner ici le témoignage d'un impérissable souvenir. Dans les premiers jours de décembre, je quittai l'As- somption pour me rendre à Buenos Aires par le fleuve Paraguay et le rio de la Plata. A Rosario, mes compagnons prirent le chemin de fer pour Tucuraan, et de là, par Salta et Jujuy, ils regagnèrent à cheval la Bolivie. A Buenos Aires^ je fus chaudement accueilli par tous, et le Président de la République Argentine, S. E. le général Roca, me fit l'honneur d'une invitation officielle* L'Institut géographique argentin, présidé par M. Esta- nislas Zeballos, me reçut en séance dans ses salons de la rue de Pérou. Le buste de Grevaux y fut inauguré, et on m'accorda le titre de membre correspondant. Le 2S décembre, je m'embarquai pour la France, où j'arrivai le 20 janvier 1884. Ainsi se termina ce long voyage, où, depuis le 21 sep- tembre 1882, j'avais traversé les Antilles, la Colombie, l'Equateur, le Pérou, le Chili, la Bolivie, le Chaco boréal, le Paraguay et la République Argentine. S 114 RECHERCHE DES RESTES DE LA MISSION CREVAUX. Ce fut pour accomplir un triste devoir que j'avais par- couru le Ghaco ; la mission française venait d'y être massa- crée, mais le bruit s'était répandu que deux hommes avaient survécu et étaient encore prisonniers des Tobas : ne fallait-il pas songer à leur délivrance? D'un autre côté, le doute planait encore sur les causes du désastre ; des rumeurs sourdes, d'abord, grandissaient tous les jours : le mot assassinat avait été prononcé,... on voulait en connaître les auteurs, on demandait leur châtiment. Des innocents avaient été accusés. Mon arrivée à la frontière bolivienne et l'enquête minutieuse à laquelle je me livrai, me permirent de faire connaître la vérité, de la proclamer énergiquemenl ; mes paroles furent enten- dues, et ce n'est pas une de mes moindres joies que d'avoir défendu du plus terrible des soupçons ces malheu- reux missionnaires itahens, dont la vie et la sécurité se trouvaient si gravement menacées ! Pour ce voyage, abandonné à mes seules forces et sans ressource aucune, j'avais fait appel à toutes les bonnes volontés. Des compatriotes, des amis, y répondirent avec empressement, et le gouvernement de Bolivie favorisa de son mieux mon entreprise. Appartenant à une Société hautement honorée dans l'Amérique du Sud, ne fallait-il pas affirmer là-bas que, où succombe un des siens, un autre se présente? N'est-ce poinl la mission qui s'impose à chacun de ses membres? Puis, dans le cas présent, l'un de ces vingt hommes qui venaient de se sacrifier au nom de la France pour la cause de la civiUsation et de l'humanité, le docteur Crevaux, n'était-il pas Lorrain? un autre, Ringel, n'élait-il pas Alsacien? El ce petit bout d'étoffe, lacéré, maculé, dont la main crispée de Crevaux étreignait les lambeaux dans une conlraclion suprême, qui donc devait le ramasser? Ne fallail-il pas que ce fût un Français? EN QUETE D'UN PROJET DE ROUTE I. Dans le delta du Pilcomayo. — II. De Buenos Aires A Sucre. — III. Dans le Chauo boréal. EN QUÊTE D'UN PROJET DE ROUTE Il ne nous reslait plus le moindre doule sur le sort des infortunés membres de la mission Crevaux : sauf un, tous avaient succombé; et si je repris mes pérégrinations dans l'Amérique du Sud, ce ne fut plus que pour continuer les études indispensables au Iracé d'une route commerciale entre la Bolivie et la Plala. Ces études nécessitèrent une nouvelle absence de Irente- buit mois, et trois explorations : La première, de fin juillet à décembre 1885, dans le delta du Pilcomayo, et par ordre du gouvernement argenlin ; La seconde, de février à juillet 1886, de Buenos Aires à Sucre, par le nord de la République Argentine, le sud des provinces boliviennes, Tarija, Gaïza, les Missions, le haut Pilcomayo, Sauces et Padilla ; La troisième, de décembre 1886 à décembre 1887, dans le Chaco boréal, sous les auspices du gouvernement boli- vien. I DANS LE DELTA DU PILGOMAYO 31 juillet — 13 décembre 1885. Ce fut le 31 juillet 1885 que nous quillâmes Buenos Aires pour le Grand-Chaco. Wilfrid Gillibert, un jeune Français grand amateur d'aventures, s'était offert pour m'accompagner, et, prenant congé de nos amis, nous mou- lâmes à bord de V Uruguay, vapeur du Lloyd argentin. L'escorte devait m'etre fournie par les autorités de Resis- lencia; à leur défaut, par celles de Formosa. A celle époque de l'année, l'hiver est dans son plein; la brume nous cachait les îles du Parana. Par éclaircies seu- lement, nous en surprenions les charmants paysages. L'île Martin Garcia, où se trouve le pénitencier, nous ])assa par tribord, et bienlôt nous atteignîmes le confluent du Paranâ et de l'Uruguay. Les rives se resserrent; la végélalion est mesquine ; des saules et des joncs couvrent les rives. A quatre heures, le brouillard tombe quelque peu; le ther- momètre marque 10*^ centigrades. Plusieurs navires de gros tonnage sont au mouillage sur lest. Dans la nuit, V Uruguay ralentit sa marche et finit par stopper, car les passes sont étroites, et dangereuses par les ténèbres. i''^ août i 885. — Un trajet par eau se divise en quatre parties importantes : l'embarquement, le dépari, la Ira- 120 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. versée, l'arrivée. Dans la première, le choix de là cabine ou couchette, Farrimage des colis, l'examen du bord sont des opérations qu'il convient de ne pas négliger si l'on veut éviter de désagréables surprises; mais, avec le ciel, il est des accommodements : on en trouve sans peine avec le maître d'hôtel et le calier. Ici ce sont des Italiens, sur qui la vue d'un billet de banque produit les effets les plus surprenants. On peut passer alors à la seconde : se ren- seigner sur les passagers, leur qualité, leur destination. Puis les coteries se forment, les sympathies se dessinent ; la médisance vient de temps à autre jeter une njte gaie ou méchante sur le gros monsieur de bâbord ou la petite dame de tribord. Enfin on arrive; on est arrivé : la séparation s'opère au milieu de protestations d'éternel souvenir ; on se promet de s'écrire, de se revoir.... A peine est-on à l'hôtel, qu'on a oublié le nom de son voisin de chambre ou celui de sa voisine de table. A une heure et demie, nous atteignons San Nicolas del Rosario, ville qui, à cette époque, comptait de 8 000 à 10000 habitants. Des constructions nouvelles, coquettes et élégantes, se détachent sur les massifs de palmiers et d'orangers. Le commerce y est important, à en juger par le nombre des goélettes et des bricks au mouillage dans la baie, sur les bords mêmes du fleuve que domine la jolie maison de campagne de don Diego de Alvear. Le soir, la brume nous oMige à relâcher à Rosario. Mes voisins de cabine passent la nuit à chanter et à pincer de la gui- tare. 2 août. — A cinq heures du malin, le vapeur se met en marche. Il pleut; un vent froid du sud-ouest souffle avec force ; les passagers de seconde classe se réfugient à l'arrière ; de grosses Paraguayennes, fumant d'énormes cigares, se laissent courtiser parles matelots du bord. Nos places sont envahies : il faut se résigner. A midi nous pas- sons la colonie Diamanle, fondée par des Finlandais; plus tard, on laisse au large Paranâ, ville importante, située plus avant dans l'intérieur et renommée par son excellente chaux, objet d'un grand commerce. La nuit est très obscure, nous DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 121 n'en continuons pas moins notre marche ; le pilote franchit adroitement les passes. 3 août. — De bonne heure nous arrivons à La Paz, centre d'un trafic de bois de construclion des plus belles essences, quebracho, algarrobo et fiandubai, etc. ; puis nous passons, la nuit, devant les colonies Mal Abrigo et Goya. 4 août, — Le temps est meilleur. Le Ghaco commence à nous apparaître. Sur la droite, Bella Vista émerge d'un massif d'orangers; on commence ici à parler guarani. Ge n'est pas une de nos moindres difficultés que d'opérer le soir, par une nuit très noire, le débarquement à Gorrientes. Le courant est violent ; nos bagages sont jetés pêle-mêle dans la boue. Le gîte nous est offert par un Français qui tient un hôtel. 5 août, — Un récent mouvement révolutionnaire, de peu d'importance d'ailleurs, a été réprimé promptement. L'arme au bras, les sentinelles n'en continuent pas moins de monter la garde au coin des rues. L'aspect de la ville n'est donc guère fait pour nous engager à une halte, mais il me faut aller à Resistencia remettre au gouverneur les plis qu'on m'a confiés. Un petit vapeur nous dépose à Barraca, de l'autre côté du rio. En face, une voilure nous attend pour nous conduire à Resistencia. De chaque côté de la roule, de superbes champs de canne à sucre forment d'immenses lapis verts autour des maisons d'habitation. Des établissements agricoles, des scieries mécaniques à vapeur, fondés, exploités, dirigés par des Français, sont autant de preuves indéniables de la prospérité rapide de ces régions et de la fertilité du sol. Le village est plus spécialement habité par des Italiens, boutiquiers ou auber- gistes. Le colonel gouverneur de la colonie me reçut à merveille, mais il lui était impossible de mettre à ma disposition les montures dont j'avais besoin. Une récente épizootie avait fait d'énormes ravages; c'est à peine s'il lui restait vingt chevaux. Il faudrait m'adresser au gouverneur de Formosa, peut-être plus heureux. Je retourne à Gor- rientes, non sans avoir quelque peu bataillé avec notre cocher italien, qui exigeait pour sa course un prix exagéré. i2i EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. La ville est déserte ; quelques gamins pèchent des pejereyes à la ligne, et le curé lui-même ne dédaigne pas, en fumant son cigare, de tendre la sienne et de Taraorcer. Il ne nous restait plus qu'à attendre l'arrivée d'un vapeur de Buenos Aires pour continuer notre marche sur Formosa. Dans la nuit, des cris lugubres nous réveillent : un canot du bateau de l'Assomption a chaviré ; deux voyageurs se noient. C'est à Gorrientes que mourut Bonpland, le célèbre bo- taniste, compagnon de voyage de Humboldl dans l'Amé- rique du Sud. Ayant formulé le désir de se rendre du Paraguay en Bolivie à travers le Chaco, il fut, par ordre du gouvernement paraguayen, arrêté et incarcéré à l'As- somption. Il y resta dix ans ! Bonpland se retira ensuite à Gorrientes, où la mort le frappa au moment où il mettait en ordre ses papiers. Son étude de la flore paraguayenne est inconteslablement la plus complète; malheureusement le plus grand nombre de ses notes a disparu. Des compatriotes, des amis, se chargèrent de ses funé- railles. Le corps fut exposé, dans l'embrasure d'une^ fenê- tre, aux regards des gens du pays. Mais une brute avinée brisa les entraves et sillonna d'un coup de couteau le visage du cadavre! Si Gorrientes, située au confluent du Paranâ et du Para- guay, offre comme ville un point stratégique important, tout y est encore à faire. Les rues sont mal tracées; le terrain est bas et humide ; les eaux croupissent en cloaques pestilentiels; les cas de fièvre ckuchu sont fréquents. Des travaux d'assainissement en auront bientûl raison, et déjà les massifs d'orangers, de bananiers, de lauriers-roses, de chèvrefeuilles, de rosiers, donnent à la ville un aspect plus agréable. Le climat est chaud; les gens paraissent avoir un tem- pérament lymphatique. Dans les corridors de l'hôtel, dans les chambres, les pensionnaires, prenant les murs pour cibles, s'exercent la main au revolver. Toute la journée, les détonations retentis- sent; il n'est pas jusqu'aux gamins qui ne s'en mêlent. On aime ici à faire parler la poudre! Dans les rues, peu ou pas DANS LE DELTA DU PILCOMAYC 123 de mouvement : un chien, une poule, deux Gauchos, Irois Français. A la fin du cinquième jour arriva le vapeur sur lequel, le 10 août, nous prîmes passage pour Formosa. Le Paranâ disparut bientôt à nos yeux. Au confluent, le Paso de la Patria nous rappela les souvenirs de la lutte gigantesque que soutint le Paraguay contre le Brésil, l'Uruguay et l'Argentine. Plus nous avançons sur le haut Paraguay, plus les traces de la guerre se multiplient : ici, c'est la lagune de la Sirène; là, celle de Piri, où les cuirassés brésiliens sont venus chercher un abri ; plus loin, c'est le village de Humaita, et les ruines imposantes de son église, dernier théâtre d'une résistance héroïque. Le rio Paraguay s'étale et se resserre entre des rives pittoresques, couvertes d'une végétation puissante. Les inga, les (imbo iala, les nanbipa, alternent avec les saules et les bobos. Les chasseurs de jaguars sont à l'affût sur ses bords, et nous respirons à pleins poumons l'air tiède et chaud de la forêt, imprégné des senteurs des orangers et des chèvrefeuilles. Un mot prononcé en français me fait sortir de la rêverie dans Inquelle j'étais plongé, je me retourne : un ami commun se charge des présentations, et nous allons jusqu'à Formosa en l'aimable compagnie du chancelier du consulat de France, qui se rendait à l'Assomp- tion avec sa famille. A nuit noire nous débarquons; un Français encore nous offre sous son loit une généreuse hospitalité. y / août — A la première heure, je me rends chez le major faisant fonction de commandant en l'absence du gou- verneur. Vingt-cinq hommes et des vivres sont mis à ma disposition; quant aux chevaux, il n'y faut pns songer : la colonie en est totalement dépourvue; l'épizootie qui a ruiné Resistencia s'est également étendue sur Formosa, et nous voici condamnés à une attente dont nous ne saurions déterminer la limite. Sans perdre une heure j'envoie au minisire de la guerre et de la marine un télégramme solli- citant l'autorisalion d'acheter à l'Assomplion les animaux nécessaires à notre voyage. Entre temps nous parcourons les alentours, nous livrant avec succès à la pêche et à la chasse. 124 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. i 6 août. — Deux belles planlalions de canne à sucre prospèrent dans les environs, là où, deux ou trois ans à peine, erraient encore les Indiens Tobas. L'une appar- tient à un Français ; l'autre est exploitée en compte à demi par un Suisse et un Français. Nos compatriotes s'em- pressent de nous engager; une partie s'organise. J'ai con- servé le meilleur souvenir de ces excursions, fréquem- ment répétées pendant toute la durée de mon séjour à Formosa. La nouvelle colonie ne le cède en rien à Resis- tencia au point de vue de la rapidité de son développe- ment. Il y a trois ans au plus, un de ces énergiques travail- leurs, un Français, vint s'établir sur les bords du petit ruisseau de San Hilario. Les défrichements commencèrent avec l'aide de quelques péons;une case fut construite : 400 hectares sont actuellement nettoyés, dont 20 plantés en canne à sucre, et la propriété suffit à tous les besoins. La frontière est ouverte, mais jamais on n'a eu à déplorer une incursion des Indiens. Les quelques Tobas qui rôd^l dans les environs, vientient de temps en temps échanger leurs produits ou se proposer comme travailleurs. La ferti- lité du sol fait le reste; et l'on ne saurait s'imaginer notre surprise en traversant ces solitudes que l'activité humaine est en train de transformer. Un soir, en plein Ghaco, nous étions onze Française table. Les honneurs nous étaient fails par une charmante Parisienne, et les Tobas suivaient de loin tous nos mouvements, s'étonnant, à coup sûr, de noire exubérante gaieté. Bien des gens, toutefois, ont été déçus dans leurs espé- rances : une nature aussi prodigue les dispenserait, croyaient- ils, des travaux préparatoires et journaliers qu'exige une plantation. — Le sol vierge du Ghaco doit être amélioré par de fréquents labours. Il faut briser les mottes, nettoyer au râteau, ouvrir, en suivant les pentes, des canaux d'écoule- ment aux eaux de pluie, couclier les cannes bout à bout dans le sillon. On s'assure ainsi une récolte rapide et abon- dante. Dans leur hâte de produire, nombre de colons ont négligé ces labeurs; sans profit aucun, ils ont dû aban^ DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 127 donner des cultures commencées et ils disent maintenant que la terre « ne paye pas > . Quelques jours après, ayant reçu l'autorisation d'acheter des animaux au Paraguay, je me rendis à l'Assomption, cantonnant les vingt-trois hommes de l'escorte, sous les ordres d'un capitaine et d'un lieutenant, au fort Fothe- ringham, sur la rive droite du Pilcoma}0, à quatre lieues de son embouchure dans le rio Paraguay. Après des tribulations et des difficultés de toutes sortes, le départ pour l'intérieur est fixé au 5 octobre. Dès le matin, (oui est prêt; la colonne, composée de vingt-sept expé- dilionnaires, disposant de 30 chevaux et de 10 mules, approvisonnée de farine de manioc et de 18 animaux de boucherie, se met en marche à sept heures. Nous prenons par la rive gauche du Pilcomayo et nous campons, ce soir- là, à Vobraje de Gil, établissement fondé par le frère de l'ancien Président de la république du Paraguay, en vue d'exploiter les beaux bois de construction qui abondent sur les rives du rio. Les vapeurs de grand tonnage de Monte- video viennent charger, jusqu'à vingt lieues de l'embouchure du Pilcomayo, les belles billes de quebracho dont Rosario est le marché principal. 6* octobre, — Nous passons sur la rive droite du rio. Ce travail nous coûte de grands efforts : il faut traverser à la nage. Cinq animaux prennent peur et détalent. Des taons énormes assaillent bêles et gens; les moustiques et les guêpes se mettent de la partie; nos débuts sont loin d'êlre heureux et décourageraient des hommes moins aguerris que les Gauchos de l'escorte. 7 octobre, — Nous voici dans la région basse des esteros. Les animaux de charge s'abattent à tout instant dans les fondrières. Nous tuons un magnifique boa et trois serpents à sonnettes. Un homme est mordu au poignet ; on lui fait aussitôt une injection de permanganate de potasse. Les taons et les mouches dans la journée, les moustiques le soir, nous font endurer un supplice de tous les inslants. La lente, vu son poids, ne pouvant être utilisée pour un transport rapide à travers une région toute couverte de 128 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. marais et de bourbiers : nous n'emportons que des mousti- quaires. 8 octobre. — Un des nôtres, atteint de vomissements, est dirigé sur l'obraje, sous la conduite de trois hommes. Nous attendons leur retour pour continuer la marche. Entre temps nous allégeons le plus possible nos bagages. Mes petacas, grandes malles de cuir, renfermant mes instru- ments et mes livres, se sont déformées en tombant plusieurs fois à 1 eau, et il me faut abandonner ici une grande partie de ma bibliothèque de campagne. 9 octobre. — Ordre est donné d'égorger tous les animaux qui ne pourront plus marcher, afin de ne pas les laisser vivants entre les mains des Indiens. Trois sont sacrifiés aujourd'hui. Les hommes avancent avec entrain. Le service des gardes de nuit est bien fait ; mais les rondes, les soins qu'il faut apporter à surveiller les campées et à maintenir dans la iile les animaux de selle, de charge et de bou- cherie, nous mettent vite sur les dents. Vingt-cinq hommes ne sont pas assez pour une campagne de ce genre. 1 octobre. — Nous n'avançons que très lentement. Déci- dément il ne faut conserver que mes instruments et docu- ments. Toutes les autres charges, provisions de maté, tabac, vivres, etc., sont éventrées et nous nous partageons leur contenu. i i octobre. — Six chevaux ont disparu; pendant qu'on procède à leur recherche, je pars avec trois hommes el uo sergent alin d'éclairer le mieux possible la marche d'au- jourd'hui. Nous relevons des traces fraîches d'Indiens à pied et à cheval. Quelques ranchos ont été abandonnés et brûlés récemment. Le nombre des Indiens qui fuient ainsi devant nous est d'environ une vingtaine. En arrivant au campement, nous ne trouvons pas d'eau. Les puits sont à sec, et force nous est de creuser Vestero à la pelle. L'eau nous arrive bien, mais boueuse et saumâtre. Pendant la nuit, l'orage éclate dans le sud-est, et, vers une heure du malin, les hurlements d'un chien se font entendre à notre droite. 12 octobre. — Tous les jours, à trois heures du matin, ■ ■ ' i •a DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 131 uous sommes sur pied afin de lever le camp dès les premiers rayons du jour et d'éviter ainsi les fatigues d'une marche trop prolongée sous les ardeurs d'une température de 40 et 42 degrés centigrades à l'ombre. On bivouaque généra- lement entre neuf et dix heures du matin. Quatre de nos animaux se sont enlisés. Un homme est mourant de la dysenterie. La pluie et le tonnerre font rage. iS octobre. — Nous campons dans une petite palme- raie au milieu de l'estero. Le sol est tout détrempé; — des feuilles de palmier nous servent de matelas. Cinq chevaux sont abandonnés. 14 octobre. — Au fur et à mesure que nous avançons, les esleros grandissent. Il y a celte différence entre l'estero et le banado que le premier est formé par les pluies, et que le second a pour origine le débordement des rivières. Les eaux de l'estero sont douc3s, celles du baîlado le plus souvent saumâtres. Des joncs de haute taille, des prèles, couvrent d'immenses espaces, associés avec des isoéla- cées et des malvacées; de-ci, de-là, quelques bouquets de carrandai hui {Copemicia cerifera) émergent de cet océan dont les rives se perdent à l'horizon. Un côté de la palus est toujours dangereux, un autre toujours praticable, et par l'expérience seulement, on arrive à orienter une colonne au milieu de cet inextricable fouillis de bourbiers qui donnent asile à une nombreuse population d'animaux et d'insectes. Le coucher du soleil est un spectacle vraiment imposant et majestueux, quand, après la disparition de l'astre, le ciel s'illumii^e de belles teintes rouge pourpre, tamisées par les Joncs ou les palmiers. Au silence des longues heures écrasantes du jour, succèdent les cris rauques et assour- dissants de milliers de perruches et de perroquets rega- gnant leurs gîtes par bandes. Aux premières ombres de la nuit, la métamorphose est complète. Des millions de lam- pyres et de lucioles illuminent l'espace, projetant leurs feux en tous sens, s'entre -croisant à l'infini. La nuit n'est pas le sommeil de la nature pour ce peuple des eaux qui rampe^ grouille et s'agite : dès que la première étoile appa* 132 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. raît, un coassement, puis deux, puis des centaines, puis des milliers, préludent à Finfernal concert des crapauds et des grenouilles. C'est le réveil de tout un monde tapi, enfoui dans les profondeurs de ces régions, fuyant la lumière du jour, auquel assiste le voyageur, qui en surprend les secrètes manifestations sous le beau ciel étincelant des tropiques ! iô octobre, — Nous nous réveillons courbaturés et trempés de rosée*. La marche ne nous fait perdre qu'un seul animal, mais les autres n'avancent que très lentement, les boulets déchirés et ensanglantés par les arêtes de la yerba brava. Nous relevons de nombreux sentiers d'Indiens cou- rant du nord au sud. i 6 octobre. — En établissant le bivouac, on tue un crotale dont la sonnette a douze anneaux — bel échantillon des reptiles qui pullulent dans ces contrées. A onze heures, on signale de la fumée dans le nord-ouest. J'y dépêche une escouade de huit hommes ; elle nous apprend que les Indiens ont passé la rivière, qu'ils nous entourent et nous épient. Plusieurs de nos camarades souffrent de coliques affreuses, de diarrhée violente que nous combattons avec le guarana {Paullinia sorbUis^ famille des sapindacées), dont je possède, par hasard, encore un petit morceau. Les Indiens du Caupolican et du Béni excellent à le préparer. C'est un astringent puissant; largement dilué, il fournit aussi une boisson rafraîchissante, douée de propriétés fébrifuges. — Toute la nuit, le tonnerre gronde dans l'ouest et le sud-ouest. i 7 octobre. — Un grand estero nous ferme le passage. L'orage éclate, violent, suivi d'averses copieuses. Nous cherchons un refuge sous un bouquet de palmiers, et chacun s'élève à la hâte un abri de feuillages. La faim com- mence à nous tirailler l'estomac. Tous les trois jours, on fait une distribution de viande fraîche, mais elle se pourrit promptement, par suile de la chaleur et de l'humidité. Les plus affamés s'en nourrissent. i 8 octobre. — Repos. — On attend en vain un rayon de soleil pour sécher harnachement et nippes. Une reconnais- DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 133 sance poussée dans le nord révèle des traces fraîches du passage d'Indiens à pied et à cheval. 19 octobre, — Chutes fréquentes. Deux bêles de somme restent embourbées ; le campement est assailli par d'innom- brables fourmis rouges qui nous mettent à la torture : tant bien que mal, on s'accommode dans les hamacs. En voulant recueillir, dans l'obscurité, ma sacoche laissée à terre, je pose ma main sur une de ces énormes mygales velues, si abondantes dans ces parages, et que les Boliviens connais- sent sous le nom de pasankas. 20 octobre, — Les nuits sont presque toujours froides et humides, le thermomètre tombe souvent à 5 degrés cen- tigrades. — Nous abandonnons la petite rivière que nous explorions depuis trois jours. Passant sur l'autre rive, nous reprenons la route de l'ouest-nord-ouest. Cet arroyo, qui prend naissance à la hauteur de la junta, est formé des esteros et des banados du Pilcomayo. Ses rives sont exclusivement couvertes de ceibos el de lapachos^ dont les belles fleurs rouges et roses forment des massifs de l'aspect le plus agréable. Sa direction va du nord au sud- sud-est, puis à l'est-sud-est. Large d'environ 12 à 15 mè- tres, le cours en est obstrué par des masses d'équiséta- cées, d'isoètes et de roseaux. Ses eaux sont claires et limpides, mais salées. Il se jette dans le Paraguay, très pro- bablement à la hauteur du Monte Lindo, Un de nos hommes, à qui l'ordre a été donné de gagner l'autre rive, se précipite avec armes et bagages au milieu des joncs. Ne sachant pas nager, il se tire d'affaire comme il peut, mais non sans courir de dangers. Ces exemples d'obéissance passive sont très fréquents dans l'armée argen- tine et tout à son honneur. Je n'ai jamais entendu discuter un ordre. Tout dernièrement encore, il s'agissait de tra- verser une rivière large, profonde, à courant rapide; le sous-lieutenant du détachement commanda à un de ses hommes de passer de l'autre côté : le soldat, qui ne savait pas nager, se jeta bravement à l'eau, et l'on eut toutes les peines du monde à l'en retirer ! Il va sans dire que le lieutenant paya des arrêts cette coupable irréflexion. 134 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. 2i octobre, — La marche est aujourd'hui plus facile : nous ne perdons qu'une mule. 22 octobre. — Nous nous frayons passage au milieu d'un inextricable fouillis de joncs, en lançant en avant les quelques animaux de boucherie qui nous restent. Les hommes vont à pied dans la fange, afin d'alléger leurs montures. Celle étape nous coûte trois chevaux. Du haut des arbres où nous nous portons en observation, on voit se déployer les grands baûados du Pilcomayo : d'immenses nappes d'eau s'étendent sur notre droite, brillant au milieu des franges verdoyantes des esleros. La marche doit être prudente et raisonnée, pour éviter culs-de-sac, marais et bourbiers. La moindre fausse manœuvre nous coûterait infailUblement le reste de notre cavalerie, amaigrie et épuisée. Les reconnaissances préalables que je dirige en personne, nous permettent d'éviter les zones dangereuses. 24 octobre, — Cinq mules restent ensevelies dans le marais. 25 octobre, — Dans l'épaisseur du tronc d'un ceibo, une croix a été très récemment taillée au couteau. Un détachement argentin a dû passer par là ; à certains indices on reconnaît que cette escouade était celle du colonel Ga- mensoro, se dirigeant sur Fotheringham, où elle arriva quelques jours avant notre départ. Nous apprîmes que l'un des nombreux Tobas ramenés prisonniers de guerre, profi- lant de ce qu'un sergent passait près de lui, lui arracha le long couteau de Gaucho qu'il portail derrière le dos. et le lui planta entre les deux épaules. Le sergent en mourut. C'était là le lieu de sa sépulture, et les traces des balles qui criblaient les troncs des arbres environnants ne lais- sèrent aucun doute sur le châtiment infligé aux rebelles. Nous sammes ici entourés de lagunes et de marais; en face, un petit ruisseau barre la route ; une épaisse fumée apparaît sur la droite; une reconnaissance que nous fai- sons à pied ne nous révèle rien de particulier. 26 octobre, — La colonne est au repos et la chaleur suffocante. Couchés dans les hautes herbes, mes gens pas- sent à dormir les heures les plus lourdes de la journée. DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 135 Étendu dans mon hamac, je rédigeais mon journal ; le ser- gent reposait dessous, à i*ombre; tout à coup j'aperçois un énorme serpent à sonnettes enroulé autour de sa jambe, glissant la tête sur sa poitrine nue : que faire? Réveiller le sergent, mais Ce serait sa mort! Me rappelant la chasse au cobra capello de l'Inde, je fais dévier la tête du cro- tale, par des mouvements presque imperceptibles, et, depuis mon hamac, le chatouillant sous la gorge avec une tige de graminée, je parviens, à l'aide d'une corde en nœud cou- lant, à serrer vigoureusement le cou de l'animal.... Le ser- gent se réveille sous les étreintes du reptile qui cherche à se dégager; il s'évanouit de frayeur. Un coup de sabre tranche la tête du serpent. Bien que, tous les jours, nous eussions à prendre les plus grandes précautions pour éta- blir le bivouac et chasser les reptiles qui pullulent dans tout le Ghaco, cette aventure nous épouvanta : à tout mo- ment elle pouvait se renouveler et se traduire par la mort de l'un de nous. — Les incendies allumés par les Indiens nous entourent complètement. 27 octobre, — Nous passons sans dommage l'arroyo Roca et piquons droit vers le nord-ouest, par une forêt assez épaisse. Nous perdons un cheval et tuons un autre crotale, qui mesure 1 m. 42 de long. Dorénavant je ne compterai plus ceux auxquels il faut faire la chasse pour prendre possession des campements. Les garapalas, sorte de grosses tiques, nous sucent et nous rongent. La nuit, les incendies nous mettent sur les dents. Force est à la troupe de se maintenir au vent, de circonscrire la campée en arrachant ou tranchant les herbes à la pelle et au sabre. 29 octobre, — Après avoir coupé deux grands sentiers d'Indiens, nous sommes arrêtés par un immense estero étalé à notre droite. 11 nous faudrait aller vers le nord pour atteindre ou tout au moins rallier le point qui sert de limile à notre exploration : malheureusement les marais nous rejettent toujours à l'ouest. Nos efTorls échouent à les traverser. Vers le soir, nous suspendons nos hamacs dans un petit bouquet de palmiers, au milieu de cet océan d'eau et de boue. Demain nous battrons en retraite. Impossible i36 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. de fermer l'œil : des nuées de chauves-souris vampires se sont abattues sur nous. 3 i octob7*e. — Nous trouvons sur notre gauche un grand sentier d'Indiens. Les ranchos ont été abandonnés récem- ment. Les Tobas fuient devant nous, emmenant brebis, chevaux, mules, vaches, etc. 2 novembre, — Je me dirige vers le nord pour essayer d'atteindre le Pilcomayo ; lagunes et esteros nous barrent le passage. L'extrême sécheresse permet de s'aventurer dans celte région humide, qu'en tout autre temps il serait dangereux d'aborder. Les hautes herbes , les roseaux , les feuilles de palmiers armées d'épines, nous mettent en sang les pieds et les jambes. Esteros et totorales se suc- cèdent sans fin, formant des cirques tangents entre eux, entourés d'une frange de palmiers, dont nous profitons pour avancer au plus près. On traverse ainsi une région privée de toutes traces humaines, et hantée par les jaguars, les pumas, les fourmiliers, les tapirs, etc. Un petit bois d'al- garrobos et d'espinillos se dessine sur notre droite; la .troupe s'y engage, coupant les branches, arrachant les lianes, rampant sur les genoux. L'un de nous frôle par mégarde un nid d'abeilles lechiguana : l'essaim se met à bour- donner aussitôt à nos oreilles et nous crible de douloureuses piqûres. Le terrain semble s'élever un peu et nous finis- sons par déboucher au milieu d'une prairie superbe cou- verte de pâturages magnifiques. Le sol n'est pas humide et nous réserve un bon gîte pour la nuit. Nos bêles vont largement profiler du champ de graminées sur lequel nous avons plaisir à étendre les couvertures. Mais toutes les pro- visions sont épuisées, et depuis déjà quelques jours, nous en sommes, pour la viande, au régime de la demi-ration, car nos animaux de boucherie diminuent rapidement. Il ne nous en reste plus que sept, et nous pressentons devant nous un « inconnu » probablement peu maniable. Aujourd'hui, le brave capitaine Robirosa, commandant de l'escorte, accomplit ses vingt-neuf ans, et, à cette occa- sion, disparaît la dernière goutte de cognac que je con- servais soigneusement. La chaleur est horrible. A l'ombre, •^^S.7*' DANS LE DELTA DU PILGOMATO. i39 le thermomètre atteint 40<> centigrades vers deux heures de l'après-midi ; les cas de diarrhée chronique se multi- plient, par suite de Tusage constant d'une eau toujours boueuse et saumâtre. 3 novembre, — Nous retombons dans les bourbiers, qui se développent dans l'est et dans le sud. Il faut revenir sur nos pas. Marchant en éclaireur avec deux hommes, je me rends compte que tout passage par le nord est impos- sible : Feau atteint le dos des mules. Du sommet d'un pal- mier, je ne vois que l'effrayante uniformité de cette mer de joncs et de roseaux. 4 novembre. — On regagne le campement que nous occupions le 2. Nous faisons fête aux fruits mûrs des cha- nares, 5 novembre, — A quatre heures du matin, nous repre- noDS notre roule vers l'ouest. Quand il est possible de se maintenir sur la lisière des terrains un peu plus élevés qui bordent les lagunes, la marche est plus commode, mais n'est point dans la direction voulue; il nous faut forcément aller vers le nord pour atteindre le Pilcomayo, qui court sur notre droite, orienté ouest- nord-ouest à est- sud-est. La chaleur est plus accablante que jamais. A neuf heures nous n'avons pas encore trouvé une goutte d'eau douce. On pousse vigoureusement l'étape. Nos hommes tout débraillés, vêtus de haillons, font preuve d'énergie et de confiance. A onze heures, nous trouvons un petit ruis- seau d'eau jaune, croupie, amère et saumâtre. A six heures du soir, après une course de huit lieues, nous nous laissons tomber épuisés et mourant de soif. Je ne connais rien de plus affreux que de patauger toute une journée dans la boue et dans l'eau sans moyen d'apaiser les ardeurs de la soif : tout ici est salé. — Nous nous mettons à creuser le sol, pendant que nos animaux, affolés et désespérés, se dispersent en tous sens. On suit d'un œil inquiet tous les mouvements de celui qui bêche. A chaque pelletée, nous nous disputons la fange aqueuse qui s'en dégage, et la pressant dans le premier chiffon qui tombe sous la main, nous la suçons avidement. Notre aspect est hideux : la 140 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. figure, la barbe, les cheveux même de certains d'entre nous sont enduits d'une épaisse couche d'argile : ils s'étaient cou- chés à plat ventre pour mieux atteindre le fond du trou. Tous nos efforts n'aboutissent qu'à ce triste et répugnant résultat. Mon malheureux camarade Gillibert a perdu toute énergie el souffre atrocement. Nous passons la nuit sans fermer l'œil une minute, entre les uns qui gémissent et les autres qui se tordent dans des coliques affreuses. 6 novembre. — C'est à pied que nous avançons aujour- d'hui, car nos animaux sont réduits à la dernière extrémité et ont peine à se traîner eux-mêmes, Le silence règne parmi nous, ce silence des situations graves, qui, à tout moment décisif, pèse sur une réunion d'hommes. Si dans deux heures nous ne trouvons pas d'eau douce, nos ani- maux vont périr, la colonne va se décimer. Les cris guttu- raux des chaunay chavarria ou chaîa annoncent la pré- sence de l'eau dans les environs, mais est-ce de l'eau douce? Deux beaux hérons cendrés passent au-dessus de nous dans la direction du nord -est; on oblique légère- ment de ce côté : nous apercevons un eslero. Les animaux s'y précipitent. En dépit de nos défenses réitérées, les hommes courent à leur suite. Si ce n*est de l'eau bien potable, elle est, en tout cas, moins saumâtre que celle que nous avions bue jusqu'ici. La halte est commandée, le campement établi, et nous dévorons à belles dents le mor- ceau de bœuf qui constitue notre ration. Un des hommes, allant chercher de l'eau dans l'épaisseur des joncs, se trouve tout à coup en présence d'un beau jaguar, que sa présence surprend sans effrayer. Il est abattu d'un coup de feu. Les journées du 7 et du 8 se passent dans le repos le plus absolu. iO novembre. — Vers sept heures du matin, l'orage éclate avec violence, la pluie tombe à torrents, le vent fait fureur. Pendant que nous courons chercher un abri, des cris s'élèvent sur notre gauche : les Tobas nous chargent, lance en main! L'attaque avait été soudaine. Nous nous tenons sur la défensive, pendant que six hommes se précipitent sur les DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 141 lodiens ; la première décharge en abat quelques-uns. Mon cheval s'embourbe et se renverse sur moi; impossible de me dégager ; deux Tobas s'avancent de toute la vitesse de leurs chevaux, et m'empoignent prestement. Un des nôtres entend mes cris d'appel. Il accourt, tue l'un des sau- vages; l'autre détale. Quelques pas plus loin, nous sur- prenons le gros de leurs forces; ils disparaissent aussitôt, laissant entre nos mains une vingtaine de brebis. Nous campons à cet endroit même, car la bourrasque devient de plus en plus violente. Le bruit strident de la foudre est vraiment épouvantable. Nous cherchons un asile dans l'épaisseur d'un taillis. On dresse des piles de bois, car le vent du sud souffle, violent et glacial. Tout transis de froid 5 nous nous occupons de faire du feu, autant pour sécher nos nippes que pour rôtir une ou deux des brebis capturées. Mais que de mal à trouver parmi nous un petit morceau de chiffon non encore mouillé ! Nous l'effilo- chons avec soin, pendant que quelques-uns enlèvent, sur les troncs d'arbres, les mousses et les parties de l'écorce respectées par les averses. Deux ou trois cartouches sont vidées, car les allumettes nous manquent ; un coup de fusil met le feu à la poudre. C'est alors qu'il faut voir l'atten- lion du Gaucho à souffler sur les brindilles réunies avec art, pour obtenir que ce monceau, sur lequel l'eau ruis- selle, se sèche, s'échauffe et s'embrase! Le fumet des rôtis chatouille agréablement l'odorat : c'est par quartiers que nous . embrochons les pièces et que nous les dévorons. Puis, satisfaits, repus, sans souci du passé et sans inquiétude de l'avenir, nous nous étendons sur les lambeaux de couvertures, fumant, en guise de tabac, la bouse de nos animaux séchée au soleil et roulée dans des feuilles de palmier. / i novembre, — La marche est lourde, l'averse d'hier a détrempé le terrain argileux et glissant. La crainte des Indiens nous tient constamment en haleine; il est à re- douter qu'aux abords du Pilcomayo ils n'aient opéré un mouvement de concentration pour se venger de l'échec d'hier. Leurs chiens hurlent dans le silence de la nuit. 142 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. 12 novembre, — De très bonne heure nous observons de nombreuses traces d'Indiens à cheval et à pied sur les senliers larges et bien ouverts. Les cases sont abandonnées depuis deux jours à peine. Afin de gêner noire marche, retarder notre arrivée au rio et gagner du temps pour se préparer à une nouvelle attaque, ils ont soin, en s'en- fuyant, d'incendier tous les pâturages. On force l'étape et, entrant sous bois, nous voyons enfin, calme et tranquille, le Pilcomayo s'étendre à nos pieds. Un nombre considé- rable d'empreintes fraîches disent que les Tobas ont passé sur l'aulre rive. Nous touchons au terme de noire itiné- raire, car je reconnais la région traversée en 1883, à la lêle de la colonne bolivienne. Des détachements de deux ou trois hommes inspectent les environs, pendant que nous nous disposons à gagner l'autre berge. Par bonheur, le rio est guéable. Deux jeunes Indiennes Tobas s'ébattent dans l'eau à quelques mètres de nous. Nous prenons nos dispo- sitions pour nous en emparer. Le bruit des branches qui fléchissent ou se brisent leur annonce le danger; elles prennent la fuite, un soldat les couche en joue. Un Toba à cheval traverse la rivière. Le coup part, le cheval tombe, l'Indien disparaît en courant. Il n'y a plus un instant à perdre : les Tobas peuvent être nombreux, et il serait dan- gereux de ne pas prendre l'offensive. Laissant la colonne assurer le passage du Pilcomayo sous la garde du capitaine, nous dépêchons trois hommes dans l'est et trois dans l'ouest, afin de reconnaître la position de l'ennemi ; puis, à la tête de six autres, je pars sur les traces des Tobas. Ordre est donné à tous de rallier en hâte le point où la fusil- lade se fera entendre plus nourrie. Les sentinelles avancées de l'ennemi déguerpissent dans toutes les directions, en poussant leurs cris de guerre. Nous partons au pas gym- nastique. Arrivés à une heue de là, nous apercevons, dans une clairière bordée de magnifiques palmiers, trois grandes files de cases dans lesquelles des naturels, en nombre con- sidérable, sont en train de faire rôtir du poisson. Il est environ dix heures du matin. A notre vue, ils se disper- sent en proie à une panique épouvantable. Nous n'aperce- DANS LE DELTA DU PILGOMAYO. 143 YODS au milieu d'eux ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Ce sont bien des guerriers réunis dans la pensée de fondre sur nous. L'attaque s'engage au milieu de cris et des japapeos (hurlemenls qu'ils font entendre en mettant la main sur la bouche). Tous nos coups portent. Mais un certain nombre de cavaliers tobas parviennent à nous tourner sur la gauche. Nous nous replions en bon ordre, moi septième, et, entourant le tronc d'un gros algarrobo, nous faisons feu dans toutes les directions pendant près de deux heures, puis les Tobas s'enhardissent : quelques-uns sont à cheval, et tandis que les autres se massent pour nous écraser, ils courent sur nous de toute la vitesse de leurs moutures. Nos hommes savent que l'issue de la bataille dépend du sort des principaux capitaines. Ils les reconnais- sent à leurs cris et à leurs gesticulations. L'un d'eux, monté sur un superbe cheval noir qu'il manie avec la plus grande adresse, défie les balles, nous charge plusieurs fois au galop, se dissimulant, pendant la retraite, derrière les flancs de son rapide coursier. Le clairon de nos camarades résonne tout à coup à nos oreilles, et suivis de toute la colonne, baïonnette au canon, nous nous élançons sur les Tobas. Leurs cahutes tombent en notre pouvoir; on y met le feu. Après une résistance désespérée, ils nous abandonnent le champ de bataille, les morts et les blessés. Nous courons après les fuyards, mais épines et ronces arrêtent bientôt notre ardeur. 83 brebis, 7 beaux chevaux, 5 mules, forment le butin de la journée. Tous les nôtres répondent à l'appel; seuls trois hommes sont légèrement atteints. Le campement est adossé par sa droite sur le Tilcomayo, rfonl les berges sont hautes de près de 12 mètres, et, pour éviter les surprises, nous établissons le bivouac vis-à-vis de k dairière. Le nombre des ranchos, des fovers et des bro- ches chargées de poisson montre que les Tobas auxquels sous avions eu affaire pouvaient bien être quinze cents. Nous recueillons une grande quantité d'objets abandonnés, d'armes et d'engins de pêche. Nous avions tout lieu de nous réjouir d'être à si bon 14 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. marché sortis de ce guêpier ; encore fallait-il ne^ négliger aucune mesure de précaution. Arrivant maintenant au terme de notre exploration terrestre du delta du Pilcomayo, dans sa partie sud-argentine, nous devions aviser aux voies . et moyens de retour. Je désirais vivement compléter mes" études sur l'hydrographie du fleuve, et l'idée me vint* de regagner le Paraguay en descendant le rio sur des pirogues creusées dans des troncs, jusqu'à son confluent en face du cerro de Lambaré. Le capitaine, tout en étant disposé à m'aider dans cette nouvelle entreprise, réserva cependant son adhésion. Pour le moment, il fallait se mettre en garde contre les surprises de nuit, toujours redouta- bles de la part d'un ennemi acharné, et très dangereuses pour nous, étant donné l'état d'épuisement dans lequel se trouvait la troupe, à la suite de quarante jours d'une marche des plus pénibles. En conséquence, tout le monde reste sur pied cette pre- mière nuit. Les lueurs blafardes des ranchos qui brûlent encore éclairent par intervalles le champ de carnage, que parcourent, en poussantdes hurlements lugubres, les chiens des Tobas en quête de leurs maîtres. Des embuscades sont étabhes par groupes de deux hommes, et, ayant eu la pré- caution de conserver, dès le début de notre exploration, les allumettes humides qui paraissaient sans emploi, j'en uti- lise le phosphore pour en frotter la mire de nos fusils, ce qui, dans l'obscurité, permet de tirer et de viser avec assez de justesse. Grâce à ce stratagème, plusieurs Tobas à che- val tombèrent sous nos balles cette nuit et les suivantes. L'attaque que nous redoutions ne se renouvela pas; les Tobas, reconnaissant la supériorité de nos armes, avaient adopté la tactique commune à tous les Indiens : fatiguer l'ennemi, le maintenir toujours en alerte, épuiser ses forces par des veilles constantes, et tomber sur lui à la moindre négligence. Pendant les six jours que nous occupâmes ce campe- ment, ils ne cessèrent de nous harceler jour et nuit, mais on ne leur donna jamais l'occasion d'une revanche. Bien que le sommeil paralysât nos actions, nous ne négligeâmes DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 147 point de faire bonne garde. Une fois cependant, dans Tobs- curité profonde de la nuit, une sentinelle dormait, appuyée sur son fusil. Je la réveillai et lui fis comprendre les risques qu'elle courait et nous faisait courir. — Le moindre des dangers qui la menaçait était qu'un espion toba se préci- pilât sur elle, la désarmât et la frappât de son propre fusil. J'en étais là de ma conversation avec mon homme, lorsque je crus m'apercevoir qu'un petit arbre qu'il m'avait semblé observer plus à droite, occupait maintenant une position différente. Pensant que mes yeux m'avaient trompé, je portai toute mon attention sur l'arbuste, et reconnus qu'il se déplaçait presque imperceptiblement. Or j'avais déjà remarqué un fait semblable lors de ma première campagne. La sentinelle et moi simulons le sommeil; l'arbuste se rapproche. Saisissant mon fusil, j'épaule et ajuste lente- ment. Le coup part. Nous nous précipitons. Un Toba gisait sur le sol, le flanc percé par la balle, étreignant encore la branche à la faveur de laquelle il comptait nous es- pionner. Les ruses employées par les Indiens en pareille circon- stance peuvent dérouter les intelligences les plus perspi- caces; la sécurilé relative de la marche de la colonne et tout le succès d'une exploration reposent uniquement sur l'étude des mœurs, des habitudes et des idiomes des diffé- rentes tribus que l'on doit traverser. Toute une période d'observations est donc nécessaire au voyageur qui se pré- pare à pénétrer dans l'inconnu ; il ne saurait s'en dispenser, sous peine d'exposer lui et les siens aux plus redou- tables conséquences. Et d'abord il lui faut, autant que possible, éviter de prendre trop au sérieux les renseigne- ments contradictoires que lui fournissent avec empresse- ment, je dirai même, avec acharnement, les gens civilisés du pays vivant loin des Indiens dont ils prétendent con- naître les mœurs. Les nouvelles à sensation, les aventures exagérées, grossissant au fur et à mesure qu'elles passent par la bouche d'un nombre croissant d'individus, faussent leur esprit, et leurs racontars trompent l'expérience la plus froide et la mieux réfléchie. On doit donc se rendre sur les 148 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. lieux, c'est-à-dire à la frontière, pour me servir du root qui exprime là-bas la Hmite indécise et indéfinie du monde civilisé et du monde sauvage. Un séjour de quelques mois s'y impose, entièrement consacré à observer tout ce que l'on voit, tout ce que l'on entend, sans jamais donner à connaître ses impressions. A cette limite où il serait malaisé de dire où finit la civilisation et où commence la barbarie, la nécessité oblige à se montrer réservé sur ce que l'on va faire ; — le danger, le plus souvent, n'étant pas dans l'inconnu de l'au delà, mais parmi les gens dont les ten- dances et les aspirations ont pour objet de profiter de tout ce qui peut être pour eux une occasion de lucre ou de rapine. Déclassés, condamnés, rebut de toutes les sociétés, la plupart de ceux qui se réfugient si loin sans métier avouable, sont autrement à redouter que les Indiens inoffen- sifs, perdus dans la profondeur de la sylve. L'action de la justice, de l'administration, de la loi, ne les atteint plus, et le vol, l'assassinat ou la trahison, restent presque tou- jours impunis. Cette zone, à mon humble avis, constitue la zone dangereuse; certes, du contact quotidien, constant, de cet homme de la frontière avec les Indiens de l'intérieur résultent des représailles terribles, toujours enfantées par les abus, des excès iniques entraînant des scènes de pil- lage, de meurtre, d'incendie, où les innocents payeaàt sou- vent pour les coupables, mais le spectateur témoin de ces faits ne saurait conclure que cet homme blanc soit un digne représentant de notre civilisation, pas plus que la férocité de l'Indien trompé, volé, maltraité, n'est la marque distinc- tive de sa tribu et de sa race. L'explorateur reconnaîtra donc sans peine que, du côté du monde civiUsé, les crimes portés sur le compte du tem- pérament barbare de cet Indien sont la suite de vengeances, déplorables, sans doute, mais expliquées par les abus commis. Du côté du monde sauvage, il verra que, dans l'esprit de cet Indien si borné et si primitif, si ignorant de notre vie, le discernement ne va pas jusqu'à lui permettre de distinguer un honnête blanc d'un criminel, et de croire à la parole du premier. Personnifiant dans le second tous DANS LE DELTA DU PILGOMAYO. 149 ceux de la même couleur et de la même race, il fera retomber sur les étrangers, quels qu'ils soient, le poids entier de sa haine et de sa colère. Tous sont des ennemis, sauf pourtant le missionnaire, l'homme qui, fuyant le monde, est venu se faire l'ami et le défenseur de l'Indien. Ayant gagné sa contiance, grâce à son abnégation et à son dévoue- ment, il devra faire comprendre à cet esprit méfiant et sau- vage, qu'à côté du blanc qui leur a infligé tant de souf- frances, il en est d'autres qu'intéresse son sort et qu'animent des sentiments plus justes et plus équitables ; qu'au delà de ses forêts, de ses rivières, il existe des centres d'aclivilé où le travail assure à chacun des conditions de bien-être, de lui inconnu ; malheureusement, l'œuvre du mission- naire sera fréquemment compromise par ses voisins de la même frontière, jaloux de son influence. Irrité alors des vexations de ses congénères, il reporte le bénéfice de cette équivoque à son profit et à celui de sa communauté, et pour mieux assurer sa conquête, pour mieux dominer l'Indien, il s'en établira le soutien naturel, dans les cas même où le droit serait du côté des colons. Donc, le voyageur doit être toujours sur ses gardes. £n commençant par se mettre au courant de l'idiome du pays qu'il veut parcourir, il évitera les méprises si redou- tables entre gens qui ne se comprennent point, et les tra- ductions plus ou moins fantaisistes des interprètes. J'ai parlé plus haut des ruses employées par les Indiens en présence d'une colonne qui travei^e leur territoire : qu'on me permette ici de relever celles dont j'ai élé témoin pendant mes cinq années de pérégrinations dans le Ghaco. La troupe en marche n'a pas encore pénétré dans la région que déjà des émissaires sèment la nouvelle de tous cotés. Par les échanges et contacts journaliers entre les Indiens de l'intérieur et ceux de la frontière, les premiers sont au fait de toutes les péripéties de la période d'organi- sation de la caravane. A son approche, des nuages de fumée, s' élevant de toutes parts, signalent la route suivie par l'escouade. Entre temps, des messagers portent les mots d'ordre des capitaines; ceux-ci tiennent des conci- 150 EN OUÊTE d'un projet DE ROUTE. liabules sur Tattilude à prendre vis-à-vis de Tennemi. A pied ou à cheval, les espions se glissent sur ses traces, Fcb- servent, se dissimulent dans l'épaisseur du taillis ou ram- pent dans les hautes herbes. Le cercle des opérations de chacun d'eux est limité; arrivé au terme de sa course, il se trouve en présence du délégué des tribus voisines : la poussière du sentier, le sable du désert attestent qu'il y a eu contact, que les Indiens se sont assis, couchés, ou sim- plement tenus debout pour conférer; puis tous repartent : les uns retournent en arrière pour reprendre leurs devoirs d'espions ; les autres courent en avant. Il est facile de le constater par les empreintes opposées des pieds ; sauf quand l'imminence du danger ou quelque stratagème porte les sauvages à dissimuler leurs traces au moyen d'une branche qu'ils traînent après eux. A l'approche d'une colonne, les femmes et les enfants prennent la fuite deux ou trois jours à l'avance, emmenant bœufs, moulons et chèvres dans les profondeurs de la forêl. L'Indien qui se prépare au combat met d'abord à l'abri tout ce qu'il possède. Quand il est surpris au milieu de sa famille, il se montre rarement agressif; il offre ses services en qualité de guide, moins pour être utile à la troupe que pour hâter son départ. Coupant en tous sens l'énorme territoire, de grands sen- tiers se croisent à l'infini. Une fois en possession de l'un d'eux, on peut assez facilement parcourir toul le réseau. L'Indien le sait; il tâche, en conséquence, d'égarer les recherches et de dépister le raslrillador (celui dont la fonction est de suivre sur l'herbe ou le sable les vestiges du passage de l'homme ou de l'animal). Il n'est pas rare de voir un routin bien ouvert, tracé droit et large, se rétrécir, diminuer, disparaître ou se diviser en un faisceau de quinze ou vingt sentes qui se confondent un peu plus loin avec le sol vierge de la prairie. Il n'y a plus qu'une chose à faire pour retrouver la piste : prendre à la boussole, ou simplement à l'œil, l'orienlation du tronc principal et la suivre à travers champs : on peut être sûr, au bout de quelques cents mètres, de tomber sur une DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 151 rancheria, au milieu des hurlements et des cris de la tribu fuyant et se dispersant dans les bois. Par suite de Tabsence voulue et combinée des Indiens qu'ils pensaient rencontrer à chaque pas, les hommes à peine entrés dans le désert croienl la région inhabitée. Leur confiance en eux-mêmes entraîne presque toujours de déplorables conséquences. Le sauvage ne perd pas un mou- vement de la colonne et de ceux qui la composent. Il rampe dans la roselière ; il se glisse dans les taillis ; il imite le cri du renard, pour mieux tromper quelque sentinelle imprudente qu'il guette, surveille, épie jusqu'au moment où il fond sur elle et la transperce de sa lance. La lutte contre le climat, contre l'inconnu dont les sur- prises imposent, même aux tempéraments les mieux trem- pés, tel est le fond des préoccupations matérielles et mo- rales du chef de colonne ; il n'a pas trop de toute sa volonté pour faire face à l'imprévu de chaque jour et de chaque heure. Et si tous les jours il lui faut distraire de son tra- vail une certaine somme d'attention pour chercher à s'ex- pliquer les rapports réciproques des événements dont les Indiens sont les auteurs, cet homme si brave, si énergique, si courageux qu'il soit, se trouvera presque désarmé devant l'astuce de ses adversaires. Aussi, dans la plupart des explorations, l'habileté esl-elle plus nécessaire que la force. Avant de reprendre mon récit au point où je l'ai laissé, c'est-à-dire à la Espéra, je vais dire une fois pour toutes comment une colonne se déplace à travers le désert, et l'emploi que son chef, commandant et directeur, est obligé de faire de son temps. A l'exception de la dernière exploration de 1886-1887,, dans le Chaco boréal, j'ai toujours été, dans mes autres voyages de 1883-1885 et 1886, seul à rédiger le journal scientifique de Texpédition. Voici de quelle façon se distri- buaient nos heures : Vers trois heures du matin, une sentinelle me réveille ; je procède aux observations météorologiques. Un officier passe dans les rangs des dormeurs, blotlis sous leurs mous- 152 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. iiquaires ou enveloppés de leurs hamacs : AjTÎba! arriba! (Debout! debout!) Les yeux se frottent; les bras s'étirent ; en un instant, la troupe est sur pied. Toilette des plus sommaires. Presque toujours, on se lève comme on s'était couché, c'est-à-dire tout habillé. Si on a enlevé ses bottes, il faudra les examiner avec soin : peut-être la fraîcheur de la nuit y aura-t-elle poussé un crotale, une mygale, un scorpion, ou un de ces énormes crapauds appelés là-bas cscuersos, trop heureux de profiter d'une aussi confortable retraite. S'il y a de l'eau en abondance, on s'en rafraîchit la tète; du corps, je n'en parle point. Étant donné le peu de temps à y consacrer, l'opération doit être réservée pour un avenir plus ou moins prochain. Les uns vont à l'aiguade, les autres font le bois ; les pavas, sorte de théières, s'alignent devant le feu. Dans les premiers jours de marche, on y fait infuser ou bouillir du maté, du thé, du café ; mais quand la disette arrive, que les provisions sont épuisées, l'instinct du Gaucho ou du fronierizo (homme de la frontière) les remplace par les premiers j/wyws (simples) venus, le bledo, Varrayan, le paifco, que son flair lui fait reconnaître comme possé- dant des propriétés toniques ou aromatiques. • Cette opération s'exécute par groupes de six à huit; à tour de rôle en se passe la bombilla (chalumeau de métal), on devise sur les incidents de la nuit; on fume des cigarettes, en attendant que l'aube projette ses lueurs pâles sur le fond noir du ciel. On roule ensuite moustiquaires, hamacs, couvertures, tout ce qui fait la literie, en les enlevant toujours avec soin du sol; puis chacun, armé du lazzo, cherche à se rendre maître de son cheval et de sa mule. On les selle en un clin d'œil, on chausse les éperons, on allume la pipe ; les premiers rayons de l'aurore éteignent dans leur teinte pourprée les derniers scintillements des étoiles. En route! la journée promet d'être chaude. Profitons des frais effluves du matin avant d'ahaner sous la chaleur accablante du jour! Je prends la tête de la colonne et chacun emboîte silen- DANS LE DELTA DU PILGOlfAYO. 153 cieusemeat le pas du camarade qui le précède. La recon- naissance que j'ai faite la veille me permet de fixer mon rhumb d'après la topographie de la région, ou de suivre un sentier indien, si nous avons intérêt à Fexplorer. Le plus souvent, après quelques jours de dressage, je conduis mon cheval des jambes, abandonnant la bride sur son cou ; mon carnet d'observations d'une main, mon crayon de l'autre, je note tout ce qui arrête mes yeux, à droite ou à gauche de l'itinéraire, relevant à la boussole nos positions que je complète par l'heure des observations et l'allure de mon cheval. De cette façon, mes feuilles de chaque jour reflètent tous les détails du terrain, bois, forêts, prairies, rivières, ruisseaux, lacs, lagunes, nature et fertilité du sol. Pour plus d'uniformité dans ces relevés à vue, je che- mine généralement, escorté de trois ou quatre hommes, à 500 ou 600 mètres du reste de la colonne; elle suit, les bagages d'abord, les chevaux ou mules de rechange, puis notre réserve de boucherie, bœufs, vaches ou taureaux. Les premiers jours, les disparadas des animaux sont à craindre : c'est un rude travail pour les caballerizos, chargés d'en prendre soin, que de les relancer dans l'épais- seur des fourrés pour les ramener dans la file; mais, plus on avance, plus la bête s'habitue , s'enrégimente en quelque sorte, et à moins d'une marche forcée, de manque absolu d'eau et de pâturage, elle suit, d'un pas uniforme et cadencé, les étapes de la caravane. J'ai toujours préféré m'en rapporter à moi-même pour la direction de ma troupe, que de me conformer aux indi- cations des Indiens. Dans presque tous les cas où, cédant aux désirs de mes camarades, je me suis écarté de celte règle, nos guides ont pris la fuite après nous avoir fourrés dans un marais ou plantés dans les bois, sans une goutte d'eau. L'expérience pratique du Gaucho, de l'homme de frontière, ajoutée à celle qu'on a acquise, permet d'ailleurs de reconnaître d'après la nature de terrain et l'aspect de la végétation, les traces des animaux et des sauvages, les con- ditions d' « habitabilité » de la région qu'on explore. 154 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. Si la marche est troublée par des inquiétudes au sujet des Indiens, toute l'attention doit se porter sur Farrière -garde : neuf fois sur dix, c'est par elle qu'ils commencent l'attaque. L'avant-garde observe attentivement les sentiers , relève toutes les empreintes, examine les ranchos habités, aban- donnés ou incendiés. Quant aux bêtes sauvages, jaguars ou pumas, il n'y a pas lieu de s'en préoccuper. Les bruits d'une colonne en marche suffisent pour les éloigner : l'animal le plus redou- table pour l'homme, est assurément l'homme. Donc, le chef d'une mission devra être toujours à l'œuvre, toujours sur la brèche, dans toutes les circon- stances et quel que soit l'état de sa santé; pluie, chaleur, moustiques, fondrières, escarmouches, fièvre, faim ou soif, rien ne doit l'arrêter. Dans la présente exploration, nous campons générale- ment vers neuf heures du malin, au moment où le soleil, déjà haut sur l'horizon, nous darde ses flèches brûlantes. Pousser plus avant serait sans profit ; le pas se fait lourd ; les animaux cherchent l'ombre des taillis; les d'esparada$ sont à craindre. Je choisis l'endroit qui me semble propice, tant au point de vue de la sécurité, que du plus ou moins d'abondance d'herbe et d'eau. L'ordre de « halte » est donné après accord avec le chef militaire de l'escorte. C'est à lui qu'appartient le soin d'établir le campement. On forme le carré ; les sentinelles prennent leilr poste, l'arme au bras ; les autres procèdent au déchargement des bagages, mènent les animaux à l'aiguade, ou les font pâturer sous bonne garde en dehors du bivouac, leur réservant pour la nuit un espace dans le carré. Je me couche au pied d'un arbre ; mes petacas sont descendues les premières, et je transcris aussitôt sur le journal les notes de mon carnet de route. Puis, je détermine, par l'estime, mon point en lati- tude et en longitude, et donne à mes compagnons — dans la limite d'exactitude qu'il me paraît utile d'adopter — la distance parcourue et la distance restant à parcourir. Ce travail me prend environ deux heures ; pendant ce temps, mon ordonnance et ses camarades préparent le déjeuner. DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 155 C'est jour de ration : chacun s'apprôle à faire bombance. Un bœuf est désigné — hélas! un de nos compagnons, lui aussi! Mais en un clin d'œil, on l'a saisi, garrotté, abattu; les couteaux reluisent, aiguisés; les mugissements lugubres de ses camarades accourus près de lui à la vue du sang qui jaillit et rougit le lapis de verdure, nous ap- prennent, non sans une profonde impression de tristesse, que l'infortuné a mordu la poussière. La marmite bout devant le feu, un bloc de viande mijote dans le liquide plus ou moins saumâtre ou fangeux qui va nous servir de bouillon! Ah! quand on tombe sur une lagune profonde, dont la surface limpide reflète un coin du ciel bleu ou les roseaux balancés par le vent, comme on jouit de cette belle eau claire, comme on s'y précipite, comme on la puise avec délices ! Mais, le plus souvent, il faut se contenter d'une boue aqueuse que la poudre de café ne parvient même pas à noircir! Quoi qu'il en soit, le repas est servi; un quartier de bœuf bouilli repose sur un morceau de cuir ou sur des feuilles de palmier : nous le mangeons sans pain ni farine, avec un appétit qui rend inutiles les apéritifs, renvoyés, et pour cause, au terme du voyage. On reprend une lampée de potage; on se passe et on se repasse la bombilla; on fume qui une pipe, qui une cigarette, puis les heureux dont ce n'est pas le jour de garde, s'allongent à l'ombre d'un palmier et cherchent, dans le sommeil, un repos bien mérité. Pour moi, d'après les jours et les conditions atmosphé- riques, je fais mes observations méridiennes de latitude, de distances lunaires, d'angles horaires, d'azirauth, etc., etc., afin de circonscrire les erreurs d'estime par des détermi- nations bi-hebdomadaires. A trois heures, on selle mon cheval, et avec deux ou trois hommes, je vais reconnaître la région pour notre itinéraire de demain. Je consigne tous les incidents sur mon carnet. S'il n'y a pas de trop grands embarras, le retour s'effectue rapide- ment; la hâte de savoir ce qu'ils trouveront au delà, dans l'inconnu de demain, exalte la curiosité des plus timides. 156 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. Que la roule soil bonne ou mauvaise, je ne dis que ce qu'il me convient : il faul surtout éviter les exagérations, car le découragement, les privations, les fatigues, les maladies affaiblissent le tempérament et par cela même font trop souvent songer au retour! La ration de viande devra durer trois jours ; elle a été préparée, débitée en quartiers, puis découpée en tranches minces ou plutôt en lanières qu'on expose au soleil en lon- gues guirlandes. C'est le charqui du Gaucho, le tasajo du Brésilien; le bien préparer est un art difficile, mais des plus nécessaires; on peut ainsi le conserver longtemps et en transporter une même quantité sous un volume et un poids moindres ; elle devient si dure et si sèche qu'il faut quelquefois la broyer entre deux cuirs avec une pierre, un marteau ; pour en enlever les filaments qui éprouvent cruellement le système dentaire de ceux qui lui confient ce travail d'épuration, on la réduit en poudre fine. Ainsi pul- vérisée et bouillie avec un peu de graisse ou de beurre, elle fournit le plat succulent connu sous le nom de cha- tasca, ce 7iec plus ultra des exigences de l'estomac d'une expédition sud-américaine. A grands renforts de coups de hache, nos hommes ont abattu des palmiers ; les parties tendres des feuilles ont été séparées avec soin, les unes que l'on fait bouiUir comme légume et dont le goût assez agréable rappelle celui des fonds d'artichaut, les autres que l'on sèche au soleil pour remplacer les feuilles des cigarettes. Vient enfin l'heure de la tertulia (conversation); le corps est reposé; ses exigences sont satisfaites. On aspire avec délices la brise du soir, les groupes se forment; on cause de toutes choses, mais surtout des bons repas à faire une fois au pays. La nuit s'approche, chacun coupe des herbes, des branches, recueille les mouoses qui vont lui servir de matelas et qu'on étend sur le hamac ou sous la moustiquaire; la selle bien pliée servira d'oreiller. On se couche heureux des résultats obtenus, des sacrifices accom- plis, l'esprit débarrassé de toutes les préoccupations maté- rielles et morales de l'homme qui s'agite dans le grand DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 157 courant du monde civilisé. Les tracas, les soucis disparais- sent, et si, au début, le corps souffre de tant de privations et de fatigues, il finit pourtant par s'y faire. On songe à la patrie, à la famille, aux siens, puis on s'en- dort avec un bien-être réel qu'on ne saurait éprouver ailleurs que dans ces lieux sauvages ; le silence même de cette soli- tude est un ckanBftft de plus, à peine troublé qu'il est par le bruissement des feuilles de palmier qu'ondule la brise légère du soir, — ces beaux soirs, avant coureurs des belles Duils où les rayons de la lune projettent sur la verdure les ombres de ces hommes qui, demain, peut-être, auront vaincu ou vécu! On aime ce genre de vie, une fois qu'on en a pénétré les secrets; les impressions en sont si puissantes qu'à peine rentré dans le monde civilisé, on ne songe plus qu'à re- partir. Je ne sache guère d'explorateur qui, jeune encore, ait renoncé à cette existence. Qui a bu, boira, dit-on; à coup sûr, qui a voyagé, voyagera ! Arrivés ainsi au terme de notre course, les hommes expri- maient leurs regrets de ne pas aller au delà : « La Bolivie n'est pas loin, me disaient-ils, vous nous y conduirez comme vous avez conduit les Boliviens jusqu'au rio Paraguay I » Il existait entre nous une solidarité si intime, si pro- fonde, que la vie en commun nous parut se terminer trop vite : rien ne saurait mieux assurer le succès d'une explo- ration. Le chef, surtout s'il est étranger, doit éviter de froisser les susceptibilités et de blesser les amours-propres. Tel Gaucho^ coupable d'un délit, s'inclinera plus volontiers sous un coup de fouet qui lui cingle la figure qu'il ne par- donnerait une injure ou une menace; ses mains se serre- raient autour du manche de son couteau! Tout doit être commun entre les membres de l'expédition, et surtout dans les jours de disette. Les hasards de la chasse ou de la pêche ne doivent pas faire d'envieux. Seuls, les malades et les blessés auront la meilleure part. On franchira ainsi les cir- constances les plus critiques : sous les ordres d'un chef qu'ils aiment, les hommes accepteraient de ronger des os carbonisés ! i58 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. / 3 novembre, — Au lever du soleil, nous nous atten- dions à un assaut, les Tobas ayant généralement l'habitude de se réunir la nuit, de tenir leurs conciliabules et de fon- dre sur Tennemi dès que le limbe supérieur du soleil émerge à l'horizon ; mais les pertes cruelles que nous leur avons fait éprouver hier ont probablement ralenti leur ardeur; la mort de quelques-uns des chefs a jeté la dé- route et ia consternation dans leurs rangs ; les timides et les lâches n'osent plus risquer une attaque sur l'issue de laquelle ils ne se font d'ailleurs aucune illusion. Néan- moins chacun de nous est à son poste, attendant que les premiers sons de la pucuna annoncent l'arrivée de l'en- nemi. Celle coutume bizarre et puérile de donner ainsi le signal du combat est sans doute un moyen de se rallier et de combiner les mouvements; lorsqu'ils se battent entre eux, elle s'explique, mais ici la situation est changée et tourne à leur désavantage; leur nombre fût-il centuple et leur permîl-il de fondre sur l'ennemi avec impétuosité, que le résultat ne serait pas douteux. Le premier choc est toujours redoutable; mais si, de tribu à tribu, ils peuvent échanger leurs flèches et soutenir la lutte une journée entière, contre nous ils se trouvent vile à court de mu- nitions, ne troquant, contre leurs sagettes, que les baUes sous lesquelles ils tombeut. Nos hommes voudraient se lancer sur les traces des Indiens, mais nous ne pouvons consentir à une manœuvre dont le seul résultat serait de nous éloigner du point qu'il importe de ne pas abandonner. Je décide donc que le retour à Fotheringham s'effectuera en descendant le Pilcomayo. En parcourant la forêt, j'y découvre nombre de Samuhu eriodendron qui vont nous permettre de creuser dans l'épaisseur des troncs toutes les embarcations nécessaires. A l'instant, une première expé- rience est faite; l'arbre est coupé, le fût débité; nous opérons à la pelle l'extraction du tissu moelleux un peu plus compacle que celui du sureau ; il sera facile de donner à nos pirogues la forme la mieux appropriée aux conditions requises. DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 159 La berge sur laquelle dous campons s'élève d'une dou- zaine de mètres au-dessus du Pilcomayo ; l'œuvre de la descente et de la mise à l'eau nous coule quelque travail que ne facilitent pas les moustiques, la chaleur accablante du jour (41 degreb centigrades d I ombre a midi) et les alertes incessantes des espions tobas. Toutefois, vers quatre heures du soir, une embarcation Hotte sur le rio; trois autres vont être achevées. Ce lieu, appelé la Espéra (atlente), avait été visité en 1884 par le major Feilberg, de la marine argentine. Parti de Formosa, en octobre, sur un petit vapeur, il dut se replier par suite de la perle de ses vivres et de la baisse des eaux. Ce fut en vain que, construisant des baraquements en stipes de palmier, il atteudit une crue du Pilcomayo, dans l'espoir 460 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE, de franchir les passes où le tirant d*eau de son navire ne lui permettait pas de s'engager. 44 novembre, — A cinq heures du matin, le baromètre est à 760 mm. Ciel couvert, bise très froide du nord-ouest qui favorise peu la mise en charqui de la viande sur pied qui nous reste. Cette besogne s'impose, puisque nous nous en retournons par eau, et elle ne peut s'opérer que sous les ardeurs d'un bon soleil, ou notre provision se cor- rompra. Le jeune lieutenant du détachement, désireux de voir se prolonger la campagne, est heureux de ce contre- temps qui me désespère, car mon pauvre ami et compa- triote Gillibert souffre de la fièvre et de vomissements. Nous nous livrons à la pêche avec le plus grand succès; au régime échauffant de la viande on substitue celui du poisson. Un fait nous paraît inexplicable, c'est la grande quantité que nous en voyons venir à fleur d'eau, descendre le courant, tourner sur le ventre et mourir. L'espèce qui nous offre surtout le spectacle de cette mortalité spontanée nous paraît être celle dite dorado (dorade). Les eaux du Pilcomayo sont dans cette région extrêmement salées, et sans doute ne permettent pas aux poissons d'eau douce d'y vivre. Ceux-ci provenaient probablement d'un rio, ou plutôt d'un bras du Pilcomayo où affluent les eaux du grand baîiado de Cavayu Repoti, grossies de celles des esteros voisins. Une crue des régions supérieures les re- jette dans la parlie basse du rio : d'où leur présence el la cause de leur mort. Le temps se mettant au beau, je fais abattre les bœufs; la viande, découpée en tranches minces, s'étale en festons sur les lazzos du campement. Afin de me soustraire aux piqûres incessantes et insup- portables des cousins que cette opération attire en batail- lons épais, je vais passer en revue les ranchos et les cahutes des Indiens, et recueillir pour mes collections tous les objets qu'ils ont dû abandonner dans leur fuite. Cette promenade n'a rien de bien attrayant : l'odeur des animaux morts, des cadavres, des poissons pourris, ferait reculer les plus témé- raires. Dans une de ces visites je ramasse un morceau de DANS LE DELTA DU PILCOMAVO. 161 gilel de flanelle el un autre de chemise Je colou, puis une semelle de soulier cloué- De qui sont ces vestiges? A qui ont-ils appartenu? Sans nul doule, ils proviennent de vête- ments a l'usage dun chrétien. Au mois de juillet, s l'As- somption du Paraguay, on m'avait bien dit qu'une tribu nombreuse de Tobas, dont le cenlre devait à peu près cor- respondre au lien que nous occupions présentement, pos- sédait des objets de la mission Crevaux; mais je ne pus rien découvrir qui me révélât d'une façfln plus certaine l'origine de ces fragments. Les Tobas qui nous avaient attaqués s'élaJcnt établis dans une jolie clairière entourée de palmiers, Leurs ran- chos sont bien construits et se distinguent par des parois en joncs tressés, des amas de branches et d'arbustes qui servent généralement d'abri à ceux du nord. Leurs usten- siles de cuisine et leurs armes atleslcnl, par leur fîni et leur mullipiicilé, un degré de développement auquel, jus- qu'ici, je n'avais rien trouvé de semblable dans le Chaco. Us semblent avoir les mêmes habitudes que les autres In- 11 162 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. diens ; mais, en examinant les cadavres, je remarque que les oreilles ne sont pas percées, qu'ils n*ont pas de cottes de caraotta, que leurs armes se réduisent à la flèche à pointe de fer et à la lance. Grands et forts, leur apparence physique se rapporte exactement à celle des Tobas du haut Pilcomayo, avec la différence, autant que j'aie pu en juger, que leur idiome est spécial. Celte tribu, d'ailleurs fort connue des colons de la fron- tière argentine et paraguayenne, constitue la subdivision des Tobas dits Pampas, vivant presque exclusivement de vol et de rapines, semant la terreur dans les estancias (fermes), et enlevant les animaux des colons. Aussi, sur les chevaux et mules capturés, reconnûmes- nous des marques de propriété argentine, paraguayenne et même bolivienne. Impossible de traiter avec ces Indiens, dont les incursions sont aussi redoutables pour les gens de la frontière que pour les tribus voisines du centre du Chaco, avec lesquelles ils sont presque toujours en lutte. A une heure et demie, des cris se font entendre; c'est un nouvel assaut. Puis après quelques heures d'escarmou- ches timides, les Indiens se retirent, laissant derrière eux des morts et des blessés. i 5 novembre. — Cette nuit encore, il a fallu faire bonne garde; les Tobas cherchaient à nous surprendre; l'un d'eux, malgré toute notre vigilance, a osé s'introduire jusque dans le campement pour y détacher une mule. En ram- pant et glissant, il avait franchi notre première ligne, et cherchait à entraîner l'animal, au moment où Tun de nous lui fendit la tête d'un coup de sabre. La fabrication des pirogues est poussée aussi activement que 'le permettent les circonstances; l'autre moitié des hommes s'occupe du charqui et du séchage. C'est la cause de notre séjour forcé ; nous ne pourrons quitter ces lieux avant deux ou trois jours; l'attente paraît longue, car le nombre de nos malades s'accroît. Par bonheur, en creusant au bord même du Pilcomayo, nous faisons jaillir de l'eau d'une qualité que nous ne connaissions plus depuis long- DANS LE DELTA DU PILGOMAYO. i63 temps : elle combat quelque peu les atteintes de la diarrhée chronique. Les Indieus nous ont moins harcelés aujourd'hui : nous avons pu prendre un repos relatif. 16 novembre, — Nuit très belle, mais très froide. On lance les canoas, i 7 novembre, — Le départ est pour demain. En con- séquence, Tordre est donné d'égorger toute notre cavalerie; nous ne pouvons l'emmener avec nous, et il importe de ne pas la laisser vivante entre les mains des Tobas. Pour un peu, nos gens s'y refuseraient. La mesure était pourtant prévue, mais chacun comptait sur un hasard quelconque qui la rendi*ait inutile. Une tristesse profonde plane sur le campement. Pour s'en faire une idée, il suffit de savoir que le cheval, dans la vie du Gaucho, lient une place à laquelle sa femme même ne saurait prétendre. Son cheval ! mais c'est une portion de lui-même, c'est le témoin et le fidèle confident de ses joies, de ses afflictions. Dès sa plus tendre enfance, avant qu'il puisse marcher, son père ou les siens le promènent à cheval ; il galope dans l'immense pampa ; il la parcourt en tous sens. Ici, la situation est encore plus douloureuse : dans une exploration de celle nature, que ne doit-on à son cheval! il vous a tiré de bourbiers d'où vous ne seriez jamais sorti sans lui! Et puis on a vécu ensemble; ensemble on a souffert. Au milieu du désert, le cheval a pour son possesseur un attachement plus vif encore que dans les terres civilisées. Il semble qu'il ait conscience de son isolement et du danger qui l'expose, s'il s'écarte des lignes, à la voracité du jaguar : il suit son maître, docile et obéissant; il se colle, pour ainsi dire, à lui. Mais l'heure fatale est arrivée ; toutes les résistances sont vaincues. Je veux revenir par le Pilcomayo; on obéira! pourtant bien des yeux sont humides; nul ne veut être le bourreau de son fidèle ami. — Je me soumets le premier au sacrifice. Mon cheval est saisi, garrotté. Deux hommes lui ont passé le lazzo et le maintiennent soUdement. La pauvre bête, effarée, la gorge tendue, cherche à se débar- 164 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. rasser des liens qui renlravent, tire du collier pour se soustraire aux étreintes de la corde enroulée autour d'un palmier. Son œil est hagard, inquiet; le couteau brille; un homme prend position, bien en face, à la hauteur du poi- trail. La lame s'enfonce, le sang jaillit en gerbe. L'homme fait un pas en arrière, détourne la tête pour essuyer une larme, de ses mains rouges et fumantes de sang! L'animal se débat, jette un regard éploré, pénétrant, sur tous ceux qui l'entourent, se dresse sur les jambes de derrière, secoue la tète, relève le cou, tandis que, de la plaie béante, s'échappe un flot rutilant! — Vaincu, brisé, il s'affaisse lourdement et tombe inanimé aux pieds de ses bourreaux. — Ce fut, à coup sûr, une des plus fortes impressions de mon exis- tence. Au spectacle déjà hideux du champ de bataille que la nécessité nous obligeait h transformer en champ de car- nage, s'ajoute celui de ces masses de chairs pantelantes se décomposant au soleil, sous les rayons duquel les gaz vont se dilater tout 5 l'heure, faisant éclater, avec une sourde détonation, l'enveloppe qui les contenait et projetant au dehors entrailles et viscères! Toute la journée se passe dans le mutisme le plus com- plet. Chacun, dans une secrète mais commune pensée, souhaitait une attaque vigoureuse des Tobas, dans la- quelle on se vengerait des victimes sacrifiées! Elle ne vint pas. Les Indiens eux-mêmes, que nous avions dédaigné de repousser, suivaient tous nos mouvements d'un œil de convoitise et de regret : de regret pour la morl de ces animaux avec lesquels ils auraient si bien pu nous pourchasser, de convoitise pour cette quantité de chair sur laquelle, après noire départ, ils allaient se précipiter affa- més, car ils mouraient de faim depuis que notre présence les retenait loin de la rivière. Une immense colonne de fumée s'élève dans le nord-est, à proximité du campement, et signale au reste de la tribu dissimulée sous bois qu'elle peut sans danger sortir de sa retraite. En effet, nous avons envoyé, cet après-midi, une de nos embarcations avec cinq hommes pour pousser les DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 167 troncs d'arbres tombés dans la rivière. Ce mouvement ne leur a point échappé; ils comprennent que notre départ est proche. Trop lard pour nous mettre en route ce soir, — Demain, nous appareillerons à la première heure. La nuit se passe sans autre incident que quelques coups de feu de nos sentinelles. i 8 novembre, — A deux heures du matin nous sommes sur pied. Il nous faut déjeuner d'abord; dans la journée d'hier, les cœurs étaient trop serrés. Des moulons entiers sont mis à la broche et disparaissent en un instant, puis on brûle tout ce qu'on ne peut emporter. Je dirige l'embar- quement, assignant à chacun le poste qu'il doit occuper; mais très peu de nos hommes savent manier le grossier aviron que je leur mets dans la main. Après une série d'expériences, de manœuvres, d'es- sais, ils s'en servent tant bien que mal. Leurs mouve- ments menacent à chaque instant de faire chavirer les embarcations cylindriques qui nous portent et dont j'ai cherché à augmenter la slabiUlé en parant les bordages avec de longues perches. De cette façon, la canoa est mieux assise, mais, comme celui des pirogues, son équilibre est des plus instables. Pourtant, nous nous y blottissons trois par trois, l'un pagayant à l'avant, l'autre à l'arrière, celui du miheu, fusil en main, prêt à faire feu en cas d'attaque. Ceux d'entre nous auxquels celle navigation ne sourit pas, suivent à pied le rivage du Pilcomayo. Les débuts sont loin d'être faciles; nous n'avançons que très lentement et les troncs d'arbres tombés dans la rivière retardent encore notre marche. C'est à la hache qu'il nous faut ouvrir le pas- sage, rendu plus difficile par la baisse considérable des eaux. Dans les angles formés par la berge et l'axe des troncs d'arbre couchés en travers du Pilcomayo, la surface du rio est presque tout entière couverte de poissons morts. L'odeur qui s'en dégage nous écœure et les nuages de moustiques qui s'abattent sur la petite flottille, nous affolent. La figure, les mains sont boursouflées, les yeux tuméfiés; les narines, la bouche, les oreilles sont envahies. A peine pouvons- 168 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. nous respirer et entendre. C'est un cruel supplice qu'inflige dans les régions marécageuses ce chétif et redoutable insecte. Jamais la force n'a été plus manifestement impuis- sante contre si frêle et si débile audace. C'est en chantant, que le moustique fond sur sa proie : chassé, il revient à la charge; la main de sa victime écrase, broie, sème la mort, sans jamais réussir à le faire capituler. Nos embarcations sont trop lourdement chargées, et, à la halte méridienne, on se débarrasse de tout ce qui ne paraît pas de première nécessité. Eqliipements et selles sont jetés par-dessus bord, et aussi les collections que j'ai eu tant de peine à recueillir. Nous ne conservons que nos provisions de charqui, les munitions et les armes. On relève de nombreuses traces du passage des Indiens ; mais, à partir de ce jour, jusqu'à notre arrivée au Paraguay, notre descente s'opère tranquillement; pas un Toba ne s'avisera de troubler notre marche. La vue des bords de la rivière offre un coup d'oeil pittoresque. La végétation est superbe. Des arbres séculaires, couverts d'orchidées, entre- croisent leurs troncs envahis par les lianes. Nous plantons nos moustiquaires au pied de ces géanis. i 9 novembre, — Ce n'est plus le commandement : A caballo! mais bien celui de : A bordo! qui nous fait défiler en ligne. Le temps est magnifique; le nombre est plus restreint des troncs d'arbres dans^la rivière. Le volume des eaux est d'ailleurs un peu plus considérable, et nous augurons d'une arrivée prochaine en glissant au fil du courant dans cette solitude que trouble seul le bruit de nos pagayes, jetant l'émoi parmi les bandes de lobos (loutres — Lutina paranensis) , qui s'ébattent sur les bords. L'expérience nous manque pour diriger sûrement nos embarcations, mais la bonne volonté supplée à la pratique, et les cas d'échouage deviennent moins fréquents. Le temps est chaud, le thermomètre marque 32 degrés centigrades à l'ombre. ^0 novembre. — La marche a été troublée par un accident qui a coûté la vie à l'un de nous. Les canoas défi- laient depuis deux heures environ les unes à la suite des DANS LE DELTA DU PILGOMAYO. 169 autres, lorsque Tun des hommes cheminant à pied, eut l'idée de traverser le rio pour recueillir de Teau douce à une petite source de la rive gauche. Nous venions, nous, dans les embarcations, un peu plus en arrière. Malgré les conseils de ses compagnons, le malheureux, sans tenir compte de ce qu'il ne savait pas nager, entra dans le rio, qui lui paraissait peu profond à cet endroit , avec l'espoir de gagner l'autre bord en s'aidant du tronc et des branches d'un gros arbre échoué sur la plage. Mais presque aussitôt il perdit pied. Malheureusement, de tous ceux qui se trouvaient près de lui, pas un ne savait nager. Nous pous- sâmes vivement les pirogues sur les lieux; je me jetai à Teau, ainsi qu'un sergent, mais sans résultat. J'ordonnai une halte, et à l'aide d'un lazzo auquel nous avions attaché nos sacs de cartouches, nous draguâmes le lit par une profondeur de près de dix brasses. Le cadavre avait disparu ; le soir seulement, il revint à la surface. Une fosse fut creusée; un petit amas de sable, surmonté de deux branches en croix, indique où repose notre camarade, un vaillant Argentin, qui a emporté tous nos regrets. 2i novembre. — Les berges contiennent de nombreux fossiles tertiaires et quaternaires. Les eaux deviennent de plus en plus limpides. 32 novembre, — Notre provision de charqui s'épuise : encore deux ou trois jours et il n'en restera plus, l'humi- dité en ayant fait pourrir la majeure partie ; celte perspec- tive, jointe à la répugnance que nous éprouvons à nous aUmenter de poisson crevé, nous donne du coup d'œil et de l'adresse. Un canard et un carpincho (Sus Capibara) tombent aujourd'hui sous nos balles. Les carpinchos, qui abondent dans ces parages, vivant en bandes de dix à douze sur les bords de la rivière, excitent surtout notre convoitise, car ce porc américain est gros et sa chair savoureuse. Animal amphibie, il s'allonge sur le sable à l'ombre des racines ou des troncs, pour s'élancer dans l'eau à la moindre alerte. 23 novembre. — Nous surprenons à l'aube un magni- fique tapir qui nous contemplait de la berge; canards et 170 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. carpinchos vieQneut augmenter la ralion de viande fraîche du jour. Mon pauvre ami Giilibert est extrêmement fatigué, il souffre de la fièvre et de palpitations violentes. 24 novembre, — Une de nos embarcations chavire. Je me jette à la nage et suis assez heureux pour ramener à terre les trois hommes qui la montaient. Quelques pas plus loin, c'est au tour de la mienne, qu'un mouvement de Gii- libert engage dans les branches d'un arbre. Nous souffrons affreusement des pieds, car nos chaussures ont disparu de- puis près d'une quinzaine et cette navigation prolongée nous fait enfler les jambes. Les piétons ne sont pas plus heureux, les arêtes de poisson les transpercent, les ronces leur déchirent la peau. 25 novembre. — Nous tuons aujourd'hui deux jaguars, un carpincho et un cerf! Ces animaux se laissent appro- cher de très près : ils n'ont pas conscience du danger auquel les expose notre passage. La rivière est claire et les C3udes sont moins nombreux. La chaleur nous écrase, mais nous ne faisans aucune halte supplémentaire; pagayant depuis le lever du jour, nous n'arrêtons que de onze heures à une heure, pour reprendre ensuite la descente jusqu'au coucher du soleil. .26 novembre. — L'orage éclate, la pluie tombe à tor- rents; les contre-courants nous retardent. Couchés sur le sable, sous des branches disposées en ajoupas et que le vent renverse à chaque minute, grelottants, transis par le froid et la fièvre, la nuit nous paraît bien longue! 27 novembre. — A partir de ce jour jusqu'au 5 dé- cembre, la pluie ne cessa de tomber. Mes petacas ne forment plus qu'une masse informe où livres, instruments et muni- lions sont amoncelés pêle-mêle ; il me faut les débarquer pour alléger les pirogues ; incidents et accidents se renou- vellent sans Irêve. 28 novembre. — La situation est critique; pagayer du matin au soir sous le soleil et la pluie nous éreinte. Trois hommes ont les jambes affreusement enflées; sept autres sont atteints d'une diarrhée chronique qui me fait craindre pour leur existence . DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 171 29 novembre, — Nos forces diminuent à vue d*œil. L'idée seule que nous approchons du but nous aide à sup- poîter ces innombrables épreuves. 3 novembre. — J'ai moi-même passé une nuit affreuse ; il m'est impossible de rester cinq minutes debout sur mes pauvres jambes. Gillibert est au plus mal. y°' décembre, — La découverte que nous faisons d'une plante que mes hommes appellent /oaico, en guarani caare, atténue quelque peu notre état maladif. Prise en infusions, elle a de réelles vertus astringentes. 2 décembre, — L'orage et la pluie redoublent. 3 décembre, — L'un de nous traverse d'une balle la tôle d'un carpincbo; l'animal ne tombe pas sur le coup et se précipite à l'eau; un homme, le croyant mort, s'approche pour s'en emparer; nous l'entendons pousser un cri affreux. Le porc, qui n'était que blessé, lui a, d'un coup de dent, traversé le bras de part en part; nous avons toutes les peines du monde à lui faire lâcher prise. La flottille s'allonge de plus en plus et nos bras s'engourdissent. 4 décembre, — Des coups de hache, entendus hier dans l'épaisseur de la forêt, disent que nous allons tomber sur quelque case habitée par les bûcherons du Paraguay. 5 décembre, — Il est neuf heures du matin, lorsque, tout à coup, à un détour du Pilcomayo, nous entendons des appels désespérés. Une femme s'enfuit d'une cahute, emportant son enfant à la mamelle ; des hommes apparais- sent, criant, gesticulant, armés de haches et de fusils : ce sont des civilisés et pourtant, ils nous couchent en joue; ils nous prennent pour des Tobas ! Notre état de délabre- ment et de misère prête à la confusion, à laquelle aide encore notre ignorance du dialecte guarani en usage parmi eux. Enfin, un des leurs, qui comprend l'espagnol, s'avance, rassure les autres, et ces pauvres diables s'em- pressent bientôt irntour de nous. Ils exploitent les forêts pour le compte du grand établissement paraguayen situé une dizaine de lieues plus bas. Je décide avec le capitaine que lui et ses hommes reste- ront ici jusqu'à ce que j'aie atteint à pied un poste où nous 172 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. trouverons du secours. Le sergent et Gilliberi veulent absolument m'accompagner; ils se chargent de ramener une charrette et deux chevaux de selle pour quelques- uns de nos hommes, le lieutenant et le capitaine, tout à fait à bout. La station n'est pas loin, mais elle n'est habitée que par des péons vivant au jour le jour. Je renvoie un des miens aviser le capitaine de ce contretemps et l'avertir de mon départ pour Vobraje principal, situé a six lieues de là. J'engage Giliibert à m'attendre ici, mais le brave garçon ne veut pas rester seul; il marchera quand naême, jusqu'à ce qu'il tombe, et la charrette le ramassera! Nous partons ; l'orage éclate, la pluie détrempe le sol argileux. Nous tombons presque à chaque pa3. EnQn, à l'entrée de la nuit, un homme à cheval s'avance vers nous ; je le reconnais : c'est le majordome de la propriété; il nous passe sa monture, et, quelques heures après, nous sommes mollement étendus sur un lit de sa case. Le lendemain, de bonne heure, nos compagnons se mon- trèrent au moment même où quelques amis français et paraguayens de l'Assomption venaient nous saluer. Le surlendemain, en attendant notre retour, les hommes gagnèrent le fort Fotheringham, pendant que je me diri- geais avec Giliibert sur l'Assomplion, pour donner avis au gouvernement argentin de noire heureuse arrivée. En mettant le pied sur le quai, nous voulûmes prendre le tramway qui conduisait à notre hôtel. Noire air misé- rable inspira peu de confiance au conducteur, qui, nous voyant déguenillés et sans argent, nous pria de descendre. Nous fîmes la route à pied : plus de doute! nous étions bien en terre civilisée ! Nous ne séjournâmes dans la capitale du Paraguay que le temps strictement nécessaire pour nous vêtir et recueillir quelque argent. Je remis l'escorte au gouverneur, je me séparai de mes braves compagnons; nous nous serrâmes les mains, profondément émus. Puis, le 9 décembre, nous montâmes à bord du vapeur Taragui^ en route pour For- mosa et Buenos Aires, où nous arrivions quatre jours après. Trois hommes moururent des suites des privations endu- DANS LE DELTA DU PILCOMAYO. 175 rées pendant notre campagne, et, au bout de quelques mois, ce fut le tour de mon brave Gillibert. Le pauvre garçon avait complètement perdu la santé ; malgré sa jeu- nesse (il n'avait que vingt-trois ans) et tous les soins qui lui furent prodigués, la maladie empira. Son retour en France fut décidé, mais son étal s'élant aggravé en route, il fallut le débarquer à l'escale de Rio de Janeiro. Tout espoir de revoir la France était perdu pour lui, et ce fut entre un fiévreux et un moribond qu'expira mon pauvre camarade, sans un ami pour lui fermer les yeux! Je ne saurais rendre un plus bel hommage à la mémoire de ceux qui n'ont pu survivre aux fatigues de cette explo- ration, qu'en transcrivant ici même le texte du télégramme du colonel Fotheringham, gouverneur de Formosa. « Formosa, 8 décembre 1885. « M. Thouar^ chef de r expédition du Pilcomayo, Assomption, t Recevez, monsieur Thouar, mes félicitations les plus sincères pour votre brillante exploration. Les éloges que vous me faites du capitaine, du lieutenant et de la troupe de la 1" du 5® m'ont ému. c Je n'en attendais pas moins, mais chaque laurier qui s'ajoute à notre pavillon est un motif de plus d'orgueil et d'allégresse nationale. « Vous avez fait une exploration que jusqu'à présent on considérait comme impossible, et je suis certain que le gouvernement et le pays estimeront à leur juste valeur vos glorieux succès. « Je vous attends pour vous serrer la main «t vous pré- senter personnellement les félicitations qui vous sont dues, t Colonel Fotheringham, gouverneur de Formosa. » Le but qui nous avait été fixé était atteint. Il s'agis- sait en effet de reconnaître la partie sud du delta du Pil- comayo, d'en étudier la topographie et l'hydrographie, de 176 EN QUÊTE D'UN PROJET DE ROUTE. boucler mon itinéraire de 1883 à celui de cette campagne, et de compléter mes observations par l'étude du bas Pilco- mayo, de façon à conclure sur son état de navigabilité dans toute l'étendue de son cours, que j'avais parcouru et exploré depuis la Mission de San Francisco au pied des Andes, jusqu'à son embouchure dans le rio Paraguay. Je n'entrerai point ici dans des développements scienli- fiques. Il me suffira de dire que les conclusions du rapport que j'ai présenté sont appuyées par : 500 observations hydrographiques du bas Pilcomayo; 400 observations météorologiques; i 230 observations topographiques ; 10 observations astronomiques; dont l'ensemble m'a permis d'établir tout dernièrement la carie du cours du Pilcomayo et 35 grandes planches topo- graphiques de l'itinéraire parcouru. II DE BUENOS AIRES A SUCRE 26 février — 20 juillet 1886. J'élais encore à Buenos Aires, où j)eu à peu je refai- sais ma santé, lorsque je reçus du Président de la Répu- blique bolivienne l'invilation de reprendre mes éludes, et, d'abord, d'en aller conférer avec lui. Je bouclai ma valise et me mis en roule. Ce voyage, dont Sucre fut le terme, dura de février à juillet 1886, à travers les provinces du nord de la République Argentine, le sud bolivien, le haut Pilcomayo et le territoire des Missions. Le 26 février 1886, je pris le chemin de fer à Buenos Aires pour Belgrano, joli village des environs de la grand' ville; j'y séjournai quatre jours, et le 2 mars, j'arrivais à Campana par le train du soir. C'était le point extrême alors atteint par la ligne de Buenos Aires à Rosario de Santa Fé. Aujourd'hui la voie ferrée est terminée entre ces deux centres importants. Mais, à celte époque, je dus opérer mon transbordement et, à six heures du soir, je prenais place à Lord du vapeur Tridenty de la compagnie française ia Platense, Nous arrivâmes le lendemain malin de bonne heure. Je fis quel- ques emplettes, et, à huit heures du soir, je montais dans le train pour Cordova et Tucuman. 12 178 EN QUÊTE d'un PROJET DE ÏIOUTE. La circulalion entre Buenos Aires et Tucuman se fait rapide et commode, là où, il y a quelques années à peine, il fallait, pour parcourir la distance à travers les pampas et les salines, se blottir plusieurs jours dans une dili- gence. Les sleeping-cars permettent au voyageur de dormir jusqu'à Gordova, ville superbe et charmante, et d'atteindre, quarante-huit heures après, Tucuman, qui ne le cède en rien aux autres cités du territoire. J'avais à Tucuman des amis que je fus heureux de revoir. J'y séjournai quelques jours pendant lesquels je fis la connaissance de mon brave Th. No vis. Il avait grande envie de m'accompagncr. Bon dessinateur, il pou- vait me rendre bien des services; je n'hésilai plus quand j'appris qu'Alsacien ayant opté pour la France, il était né à peu de distance du village de Ringel, qui mourut avec Grevaux. La colonie française s'intéressait à notre voyage ; elle mit très généreusement à la disposition de Novis ce dont il pouvait avoir besoin pour diminuer nos charges. Le jour du départ arriva. Nous primes congé de tous, et en par- ticulier de l'ami sincère qui, dans cette circonstance et bien d'autres, nous avait ouverl, et son cœur, et sa bourse. La ligne ferrée qui doit réunir Tucuman à Salta n'était pas encore finie; nous prîmes le train jusqu'à la dernière station exploitée. Pour ce voyage comme pour le précé- dent, le ministère de l'intérieur me fit remettre des bil- lets de circulation. Le dimanche 1" mars 1886, nous arrivâmes à Vipos, puis au Tala d'où partait la diligence. On nous présenta à l'un des plus riches et des plus aimables négociants de Salta, M. Pio Uriburu, en compagnie duquel nous allions voyager. La maison de poste dans laquelle nous prîmes gîte se compose de deux rez-de-chaussée, dont l'un sert d'habita- bitation, et l'autre de hangar. Les diligences étaient là, lourdes, pesantes. Le départ étant fixé au lendemain matin de bonne heure ; conducteurs et postillons, avec l'in- souciance du Gaucho, profitaient de leurs loisirs pour se DE BUENOS AIRES A SDCRE. 179 disputer leurs billets de banque au jeu de la tava. La tava est une vertèbre ou un osselet de mouton, préalablement poli au couteau. L'une de ses faces fjorte le nom de azar (hasard), l'autre de suerte (chance). On la jette en l'air, et, suivant qu'elle retombe sur le sol d'un côté bu de l'autre, on a perdu ou gagné. Nos Gauchos jouaient avec l'anima- tion et la désinvolture d'hommes qui se soucient peu de pertes qu'ils se sentent capables de réparer le lendemain. Celui qui faisait fonction de caissier, accroupi au pied d'un algarrobo, comptait les coups, proclamait la chance et, sortant les billets de banque formant l'enjeu d'entre ses orteils où il les emmagasinait, il les distribuait aux joueurs favorisés. Le type de ces hommes est original, sympathique et expressif à la fois. Ils sont coiffés d'un large chapeau de paille, planté en arrière ou infléchi de côté, ou tout bonnement d'un mouchoir; la figure est encadrée par la barbe taillée en pointe ou coupée en brosse. Pour vêlements, ils ont une veste ou un poncho ; le couleau tra- ditionnel est passé dans le tirador^ ceinture de cuir piquée avec art, et garnie de pièces de cinq francs (patacon) en guise de boutons. La chiripa, sorte de poncho recouvrant les jambes et maintenu à la taille, étale ses couleurs bario- lées sur les fines bottes vernies où sont enfoncés les pan- talons. Un de ces postillons, qui souffre de violentes dou- leurs névralgiques, s'est appliqué, sur la partie malade, des haricots blancs fendus en deux. La soirée était superbe, la température délicieuse, l'air embaumé des senteurs de Vespinilla, et je fis les cent pas autour de la case, tandis que mes compagnons savouraient le maté. Le souper est servi ; on apporte Vasado fumant. Chacun y fait honneur et s'allonge ensuite sur le catre (lit de sangle), tandis que nos voisins, s'accompagnant de la guitare, chan- tent une gitana ou dansent le boléro. 15 mars. — Branle-bas dès la première aube; les ba- gages sont hissés en arrière de la diligence, dans le coffre solidement attaché et recouvert d'une bâche. Les longues chaînes de fer qui maintiennent les mules sont étalées, 180 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. alignées, égalisées; deux ou trois postillons sont déjà à cheval, poursuivant de toute la vitesse de leur monture les mules qui s'éparpillent, fuient, courent, jusqu'à ce qu'une main habile lance le lazzo et les arrête au passage. L'oreille basse, elles sont amenées, attelées et enrégimen- tées, trois par trois sur quatre rangs. Tout est prêt; le conducteur est sur son siège : les postillons armés de leur fouet (latigo) sont en selle; les voyageurs s'entassent; la diligence s'ébranle; les mules prennent le galop : on est en route. A celte allure les cahots sont fréquents; n'importe! on n'en connaît point d'autre, et la vitesse est doublée quand il faut traverser un bourbier, ou en arracher le véhicule. Les postes, les relais, pour mieux dire, sont établis d'après les distances à piarcourir. Tous les animaux y sont parqués, et en un clin d'oeil on a renouvelé les mules, qui fournissent souvent trois heures de galop. C'est ainsi que nous passons le Campo de los Mogoles, puis Arenales, pour arriver, dans l'après-midi, à Rosario de la Fronlera. Le village petit, mais charmant et très bien situé, compte de 800 à 1 000 feux. Il est connu par la douceur de son chmat, l'efficacité et l'abondance de ses eaux thermales, très communes, du reste, dans les environs. Les maisons sont propres, élégantes, les rues bien percées. L'élite de la société de Tucuman et de Salta s'y donne rendez-wus. De jolies villas s'élèvent de tous côtés. La diligence s'embourbe au passage de la rivière, puis nous nous arrêtons au Pozo Verde^ heureux de descendre et de nous dégourdir les jambes. Il n'y a ici qu'une mauvaise case. Impossible de conti- nuer notre route, car les chemins sont défoncés par les pluies. Il faut s'installer sous un toit à travers lequel filtrent les gouttières, mais chacun prend son parti en brave, et le sommeil nous fait bientôt oublier ces peliles misères. i6 mars. — La diligence sort d'une fondrière pour retomber dans une autre, ce qui nous obhge à descendre à chaque instant pour l'alléger. Nous passons ainsi Yalasta, Yataso Metan, San José de Melano, las Couchas, l'Eslequo. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 181 Au moment où, filant ventre à terre, nous entrions à Rio de las Piedras, notre guimbarde s'incline brusquement; par bonheur, une des roues s'est engagée jusqu'à l'essieu : le coffre ne dépasse heureusement pas l'angle d'inclinaison de 30 degrés qu'il avait atteint. Rio de las Piedras est généralement malsain ; des fièvres pernicieuses y régnent. Nous passons la nuit dans la plus complète insomnie; les vinchucas, sortes de grosses pu- naises, nous torturent sans merci. 17 mars. — Je n'éprouve qu'un goût médiocre pour les cahotements et soubresauts de la diligence. Â la fin de l'étape, nous arrivons plus fatigués qu'après une longue marche; les courses insensées au triple galop sur des pentes à double inclinaison nous ont permis d'apprécier la sûreté de main du conducteur et Fhabileté des posl.llons ; mais les côtes sont tellement fortes et les accidents si fré- quents, que, ma foi! je prends la résolution d'aller à pied. Chemin faisant, je rencontrai l'ingénieur-directeur en chef des travaux de la ligne ferrée; il se rendait à Salta, à cheval, avec plusieurs animaux de rechange. Il eut l'ama- bilité de m'en offrir un. J'eus ainsi le plaisir de franchir avec lui la distance qui nous séparait de cette dernière ville. Je rejoignis mes compagnons à Gobos, point situé sur la bifurcation de la route de Tucuman à Salta et de Tucuman à Jojuy, et, le lendemain, vers midi, en fran- chissant la gorge du cerro de Porlizuelo, nous apercevions la belle vallée fertile où Salta étale sa masse blanche de laquelle émergent les dômes et les flèches des églises. Le «oîr nous étions confortablement installés à l'hôtel de la Paz. i9 mars, — Quel bonheur, d'en avoir fini avec la dili- gence! La perspective de franchir. à cheval les trois cents lieues qui nous séparent de Sucre par l'itinéraire clioisi, n'a pour nous rien de bien effrayant. Un arrêt nous est commandé ici, soit que nous traitions avec un muletier pour louer ses animaux, soit que nous en achetions pour notre propre compte; ce dernier parti nous 182 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. paraît préférable. Je me préparais donc à parcourir la ville, lorsque le garçon de Thôlel m'annonça qu'un compalriole, qui venait d'arriver de Bolivie, s'était informé de moi et manifestait le désir de m'être présenté. Sans plus de formes, je me fis indiquer sa chambre et je frappai à sa porte. Les saints échangés, il m'apprit que, venant de parcourir la Bolivie, où il se livrait à des études de paléontologie, il avait vécu longtemps au milieu d'une tribu de Ghiriguanos, puissante et redoutable, dont le chef, s'étant lié avec lui d'amitié, lui avait offert un superbe cheval, qu'il avait accepté. Il sollicitait de moi le service de me charger de la béte, de l'emmener sur les bords du Pilcomayo et de lui rendre la liberté. Son air apitoyé donnait à ses paroles un tel accent que je le pris pour un fou ou pour un fumiste : il n'élait que fumiste. IF disparut cette même nuit, emme- nant son cheval, et oubliant de payer l'hôtel. J'eus plus tard le mol de l'énigme. Possesseur de six belles mules, il ne nous restait plus qu'à nous mettre en roule. Nous quittâmes Salta au milieu des manifestations de la sympathie que nous prodigua la colonie française. ■I 22 mars, — Le harnachement est laborieux; nos ani- maux, qui étaient au pacage depuis six mois, se montrent peu dociles. Tant bien que mal, nous parvenons à les seller et à arrimer les colis; mais une des mules, dont la charge s'est déplacée, prend peur, part au galop, jetant le trouble parmi les autres qui s'empressent de l'imiter. Après un long et pénible pourchasse, nous parvenons à les rallier. Il est déjà tard et c'est à peine si nous avançons d'une lieue en trois heures. La nuit nous surprend, une nuit très noire. La bruine nous pénètre jusqu'aux os; les rios, grossis par des pluies récentes, sont très dangereux à traverser dans les ténèbres. Il nous faut coucher à la belle étoile, en rase campagne, exposés à nous réveiller demain sans une mule ou conlinuer notre marche au risque de nous casser le coù dans les quebradas et de nous voir emportés par le cou- rant. Par bonheur on aperçoit une lumière. Elle nous dirige sur une misérable cahute, qui porte le nom d'Ubierna DE BUENOS AIRES A SUCRE. 183 et que nous atteignons après une série de chutes sur les pierres et dans Teau. J'arrête mon cheval sans mettre pied à terre, car le voyageur doit attendre d'y être convié par le propriétaire. Je frappe dans mes mains pour appeler la comadre (commère), la virago de léans. Elle s'avance nonchalamment : c'est une métisse dont la figure bouffie a l'apparence graisseuse de celle de tous les buveurs de chic ha. A toutes mes questions ayant pour objet de nous assurer un gîte, de procurer de l'herbe à nos ani- maux, le : Nada, sehor (Rien, monsieur) se répèle avec une cadence désespérante. Transgressant pour une fois mes habitudes, je descends de cheval et j'engage mes compagnons à en faire autant. Nous nous installons sous un hangar dont le toit menace de choir sur notre tête, et, dans l'impossibilité d'obtenir ou d'acheter la moindre parcelle de maïs, il ne nous reste qu'à nous sécher au feu autour duquel nous sommes accroupis. ^3 mars, — Notre péon, conducteur de mules, docteur s'il vous plaît, mais je n'ai jamais pu savoir en quoi, à moins que ce ne soit es art de lancer les ajos^ est de fort mauvaise humeur. Il a passé une mauvaise nuit et se plaint des gouttières qui ont fripé ses manchettes et son col, jadis blancs. Pendant qu'il procède à l'arrimage, avec une len- teur que ses maugréements retardent encore, j'aperçois des poules et des moutons que la mégère est en train de soustraire à notre vue dans l'épaisseur des taillis. Je lui demande pourquoi, hier soir, elle nous a refusé de nous vendre quelqu'une de ces bêtes : « Las gallinas (poules), répond-elle, sont au patron; las ovejas (brebis) sont ajenas (à autrui) » . Impossible d'en tirer un mot de plus. — Je m'explique l'irascibilité du docteur Manuel : le cran auquel il a dû mettre sa ceinture pour suppléer au souper, l'auto- rise à mépriser ces giHngos, ces étrangers, ces blancs-becs, ces novices, qui ne savent pas s'emparer d'une misérable poule! Enfin, après de nouvelles algarades de nos mules en gaieté, nous repartons cahin-caha. Nous passons la Cal- dera, où on déjeûne, et toujours sous la pluie, nous arri- vons au rio Blanco. 184 EN QUÊTE P'UN PROJET DE ROUTE. 24 mars, — Roule mauvaise, tout siraplemenl le lit du rio, pavé de pierres et de roches parmi lesquelles nous avançons lentement. Le Jerico, que nous gagnons à dix heures, est gros et torrentueux. Notre conducteur, homme circonspect, hésite à le traverser : « Sahe llevar g ente (Il sait emporter les gens) », me dit-il. Puis il nous regarde tranquillement nous engager dans Teau, en éperon- nant nos mules rétives. La mienne s'abat; j'en suis quitte pour un bain de jambes. Quand il nous voit sur l'autre rive, il se décide à passera son tour. Nous prenons le trot, et bientôt nous voyons apparaître la belle ceinture de mon- tagnes qui entourent la fertile vallée de Jujuy. De riches cultures de maïs alternent avec les pâturages; la ville se détache sur un fond de verdure. Jujuy est morne et silen- cieuse ; la lutte politique a commencé, en vue des élections prochaines à la présidence de la République. En 1882, le docteur Grevaux avait suivi le même itiné- raire. Je retrouvais partout des souvenirs personnels de la mission. Ainsi, on me remit deux lettres, l'une adressée à M. Didelot, l'autre à M. Joseph Grevaux, à Paris, et restées entre les mains d'un ami. Je les envovai en France, au Ministère de l'instruction publique, qui les fit parvenir aux destinataires. Le Ministre de l'intérieur de Buenos Aires avait bien voulu faire tenir, par le directeur général des postes et télégraphes, des recommandations à toutes les autorités locales du transit. Les mêmes mesures furent prises en Bolivie et au Paraguay. On voit combien sont dénuées de fondement les allégations qui nous représentaient, mes compagnons et moi, comme ayant eu à souffrir de l'arbi- traire et d'un coupable abandon. Les travaux de construction du chemin de fer de Salta, ou mieux de Gobos à Jujuy, avaient attiré dans cette der- nière ville un certain nombre de conducteurs et d'ingénieurs français; nous fumes heureux de faire leur connaissance, çt de profiter des précieuses indications^ qu'ils voulurent bien nous fournir. Le 22 mars, nous quittons Jujuy et, traversant de magni- DE BUENOS AIRES A SUCHE. 487 fiques pâturages où s'engraissent les nombreux troupeaux d'animaux qu'on exporte surtout en Bolivie, nous entrons, pour ne plus le quitter qu'à Humahuaca, dans la coulière de la Quebrada^ que suit la rivière du même nom. 2 S mar%. — Le départ est toujours laborieux; nos ani- maux sont rétifs : aussi perdons-nous une bonne partie de la matinée. La saison est d'ailleurs pluvieuse, et la route très difficile ; les eaux sont fortes, le courant est violent ; le sol est jonché de grosses pierres charriées par les crues, et les cordes indicatrices qui, dans la belle saison, servent à fixer les limites du passage, ont été balayées par les tor- rents. Aussi nous perdons-nous à chaque pas dans ce laby- rinthe, attendant la présence de quelque pauvre métis con- duisant un âne, pour nous renseigner ou le suivre à la piste. La campagne commence, et, bien que nous traversions ici encore une zone civilisée, les visages attristés des pau- vres gens de la contrée, ruinés par une récente inonda- lion, l'aspect sauvage des lieux, encaissés entre des con- treforts abrupts, l'absence des villes et la rareté des villages, donnent aux alentours une physionomie sévère, à laquelle vient s'ajouter la monotonie de l'interminable Quebrada, des pierres et des blocs au milieu desquels nous nous débat- tons. A la Puerta de Chorillo, nous soupons d'une épaule de mouton achetée pour sept sous. Nous la faisons rôtir et la mangeons telle quelle ; d'ici longtemps nous ne verrons plus de pain : il nous manquera fort, à nous autres Français. Novis, pas encore entraîné, supporte mal cette privation à laquelle ne supplée guère la farine de maïs en bouillie ou en pâte. En arrivant au Volcan, ainsi nommé parce que, dans le voisinage, les eaux, détrempant les flancs schisteux et argi- leux des contreforts, provoquent des éboulements et des ghssements, nous trouvons, autour des deux ou trois cases qui constituent le village, un certain nombre de paysans, hommes et femmes, vêtus de ponchos bariolés de jupons de grosse futaine aux couleurs éclatantes. C'est aujourd'hui 188 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. dimanche, et le propriétaire est en train de prélever sur ses fermiers la dîme annuelle de 4 pour 100, ce qui explique la grande quantité de moutons et de chèvres que nous voyons autour de nous, et pourquoi tout le monde s'agite, défendant ses intérêts. Ce soir, chacun regagnant sa cahute, les femmes conduiront le troupeau, les hommes, mâchonnant la coca, jetteront leurs notes perçantes et gaies aux échos de la montagne, en s'accompagnant de l'inévitable guitare ou charongo. Nous traversons une dangereuse fondrière, suite d'un éboulement, sans accident sérieux, grâce au guide que ces braves gens avaient dépêché pour nous aider, puis nous reprenons notre marche. La rivière se fait un peu moins rocailleuse, mais les con- treforts sont plus hauts et plus tourmentés ; les vents du nord ou du sud qui soufflent dans ces immenses couloirs nous aveuglent et nous gèlent. Sur la foi d'un renseignement demandé à un de ces nomades aux jarrets d'acier qui arpentent la Quebrada, nous nous étions séparés de nos mules de charge pour atteindre plus tôt le gîte. No vis souffrait un peu de la fièvre. Lieues sur Ueues se succèdent sans que nous rencontrions la moindre des cahutes que nous devions trouver « tout près ». La nuit nous surprend. Enfin, vers huit heures du soir, nous gagnons une case, sans attirer sur Novis éreinlé les empressements de la patronne, plus occupée de savoir d'où nous venons, où nous allons, ce que nous fai- sons, etc., etc., que de nous offrir une lasse de thé ou un plat de chupe (soupe aux pommes de terre). A toutes mes questions, l'inévitable : No hayt se répète; mais cette fois je n'accepte pas ce refus : « Tata *, dis-je, tata cura ! > et je fais le simulacre de lui donner ma bénédiction. Elle tombe à genoux et me baise la main : Hay de todo / (Il y a de tout!) Le souper fut parfait. Bien mieux que le revolver au poing, on peut éviter les déconvenues dont se plaignent tant de voyageurs, en distribuant des reliques ou de gros- 4. Tafa signifie père, en langue quichiia. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 189 sières images des saints du paradis. Ni les exigences, ni les ffleDdces n'arracheront à son mutisme ou à son éternel : No haij! le sauvage habitant de la frontière argenlino-boli- yi^ase, ou à sa feinle ignorance de Tespagnol le Quichua de la Bolivie, mais les deux mots magiques : t le père curé », dissipent la brume comme un coup de foudre, et tous de se prosterner dans la poussière! Toutefois, abuser de celle supercherie, ne serait pas sans danger. 29 mars, — La largeur de la Quebrada est considérable; en certains points, elle présente des plages sablonneuses que les habitants s'empressent de mettre en culture ; des champs de seigle, de luzerne, de maïs, viennent égayer la vue, et attester la puissante fertilité du sol; malheureuse- ment les eaux en rongent souvent les bords, emportant une partie des propriétés et des récoltes. C'est la ruine, la mi- sère et, par suite, l'abandon des lieux! ËQ vain, pour protéger certains points, on plante à grands efforts des pieux que consolident des blocs amon- celés. La crue arrive, rapide, formidable, s'annonçant par le bruit sourd du tonnerre. Les habitants, épouvantés, se réfugient sur les hauteurs. La trombe passe comme une avalanche, arrachant et broyant tout ce qui se trouve sur sa roule. Ce qui nous frappe ce malin en serpentant autour des champs de luzerne, ce sont des gamins se rendant à l'école. Pieds nus, le poncho sur les épaules, ils courent, sautent el gambadent. A notre approche, ils s'arrêtent, se décou- vrent et nous adressent leurs : Buenos dias, sehor (Bonjour, monsieur). Il n'est coin du territoire argentin, si pauvre, si retiré qu'il soit, qui n'ait son école. Interrogez un de ces enfants à la figure intelligente, et vous serez étonné de ce qu'il sait déjà. La République Argentine donne aux fils des plus misérables habitants de ses campagnes les plus reculées, un degré d'instruction dont ne jouit pas toujours encore le fils du paysan d'Europe. A cinq ou six cents lieues de la côte, au fond d'une gorge perdue de la Colom- bie, un garçonnet de douze ans, sachant ma qualité de Français, m'a adressé quelques mots en ma langue, me 190 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. demandant ensuile s'il les avait bien dits. Ainsi les der- niers vestiges du fanatisme et de l'ignorance vont dispa- raissant peu à peu des régions où ils avaient poussé de si profondes racines. Nous arrivons à Tilcara, charmant village dissimulé au pied d'une côts. Grâce à l'amabilité du corregidoi\ on nous conduit dans une maison dont le propriétaire est un de ces hommes qui là -bas mettent tant d'empressement à bien recevoir les étrangers. Ce n'est point qu'il soit riche, mais il offre de bon cœur ce qu'il possède, et les caresses que nous faisons à ses jeunes enfants, et les quelques bibe- lots que nous leur distribuons, nous ont valu ses bonnes grâces et sa confiance. Sa franchise et sa bonne humeur nous égayent. Il m'apprend qu'à quelques pas, il y a deux sources, ojos de agua — les yeux de l'eau, suivant la char- mante expression espagnole ; — des bestioles s'y meuvent qu'il appelle cangrejos (crabes). Ce renseignement pique ma curiosité, je me rends à l'endroit indiqué : c'est un ruisseau d'eau limpide, où s'ébattenl de nombreuses écre- visses. Ma pêche fut abondante et, tout heureux, je revins au logis. Je me mis en mesure de les cuire moi-même, craignant que la cuisinière, une Indienne mal peignée, ne les jetât aux ordures. Le fait est qu'ici personne ne les mange; tout au plus s'en sert-on, me dit mon Gaucho, écrasées vivantes, et sous forme de cataplasme, pour guérir les douleurs rhumatismales ou névralgiques. Aussi l'étonne- menl fut-il au comble lorsque j'annonçai que, nous autres, nous allions nous en régaler. a Comment, vous, des gringos^ des étrangers si pleins de savoir, et qui semblez si supérieurs, c'est ce que vous mangiez dans votre pays! 11 n'y a donc pas de viande chez vous! » Et il ne cessait de me répéter : « Ici, nous autres, nous n'en faisons que des emplâtres ». Mais où sa stupeur fut grande, ce fut quand, tout entouré de la famille et de quelques voisins qui étaient venus voir Topé- ration, je sortis une à une les écrevisses toutes rouges. Ils ne pouvaient s*expliquer la métamorphose, et toutes mes DE BUENOS AIRES À SUCRE. 191 affirmations que la cuisson avait seule opéré ce miracle ne réussissaient pas à les convaincre. Quelques-unes, vivantes, grouillaient encore dans le panier où je les conservais pour le lendemain. A un gamin qui m'avait aidé dans Topera- lion, sans jamais s'être éloigné un instant, ils disaient : « / No es posiblef (Ce n'est pas possible!); o es brujo! (ou c'est un sorcier!) > Je découvris aussi des grenouilles, dont nous fimes une excellente friture, et, pendant les deux jours que nous séjournâmes dans le village, on ne nous laissa pas seuls une minute, tant la chose paraissait extraordinaire de voir des étrangers qui savaient manger cnngrejos et ranas, A coup sûr, nous n'étions pas de Paris, dit le maître de la maison : jamais il n'avait eu connaissance qu'on se nourrît là-bas de semblables porqueHas (saletés) ! Nous perdîmes notre prestige en acquérant dans le pays une renommée qui sans doute n'est pas près de s'éteindre. Je pourrais raconter nombre de traits de ce genre. En 1883, dans ma traversée des Andes au Pacifique, j'avais placé mon podomètre au cou de ma mule pour mieux enregistrer ses pas : mon domestique, un brave Péruvien de Tacna, me montrait, avec une commisération réelle, aux gens que nous rencontrions : « Mon maître est un bon maître, disait-il, mais tiene algo aqui, il a quelque chose là! (et il montrait son front du doigt) puesto que esta andando con su reloj pendido alpescueso de sa mula^ puisqu'il voyage avec sa montre suspendue au cou de sa bêle > ; et tous de s'es- claffer t Un géologue de ma connaissance recueillait des spéci- mens des roches de la Cordillère ; il en chargeait ses deux péons avec conscience et joie. Regagnant son hôtel après un certain nombre d'explorations laborieuses, il se mit en devoir de classer ses richesses. Quelle ne fut pas sa surprise en ne trouvant, dans l'amas de pierres qui gisaient sous ses yeux, rien qui lui rappelât ses échantillons! Sans trop se faire prier, les domestiques confessèrent que, las de porter toute cette pierraille, ils l'avaient jetée en route, mais pour faire, à leur arrivée, ample moisson des cailloux i92 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. auxquels le maître s'intéressait tant! < Le maître se plaignait! ! ils avaient pourtant fait bonne mesure, et ils lui remettaient plus de pierres qu'il ne leur en avait confié ! Ese gringo sera algun loco; acasa no hay piedras en su tierra, para que venga de tan lejos para recoger la^ nuestras! — (Cet étranger doit être fou ! 11 n'y a donc pas de pierres dans son pays, qu'il vienne de si loin ramasser les nôtres!) » Après m 'avoir accompagné de la Bolivie au Paraguay, un citoyen de Caïza, commandant de la garde nationale, racontait orgueilleusement à ses compatriotes et amis tout ce qu'il avait vu là-bas. « El Paraguay es el pais de las flores; y los Paraguayos no saben corner sino flores! — Le Paraguay, disait-il, est le pays des fleurs; les Para- guayens ne peuvent manger sans fleurs! » Le fait est que, le Président de la République du Para- guay ayant, à la Recolela de l'Assomption, offert un banquet aux membres de la colonne bolivienne, les plats furent posés sur la table au milieu d'une profusion de fleurs, el le pauvre Gaïzeno se crut obligé de se servir, avec les tran- ches de viande, les guirlandes qui les entouraient! 11 en fit une salade qu'il mangea vaillamment. Plein d'égards pour les garçons qui, en habit el cravate blanche, s'empres- saient autour de nous, il les prenait au début pour des per- sonnages de la suile du Président et s'adressant à l'un d'eux : « Bagamc cl favor^ senor^ de sentarse a mi lado, iomaremos una copa! — Faites-moi le plaisir, monsieur, de vous asseoir à mes côtés, nous prendrons un verre ensemble! > Il est juste d'ajouter que les gens de la Cordillère, ces voisins des altitudes désolées, ne sont ni plus ni moins ignorants que beaucoup d'autres ; nombre de nos paysans d^Europe pratiquent encore la sorcellerie ou tirent des coups de fusil sur les ballons qui passent à leur portée; à conditions égales, les premiers même sont plus excusables que les seconds; près de vingt siècles de civilisation ne pèsent pas sur leur tête ! Nous prenons congé de notre hôte qui, pendant deux jours, nous a généreusement hébergés sans entendre à la DE BUENOS AIRES A SUCRE. 193 moindre rétribution, et nous quittons Tilcara au galop de nos chevaux. Les premiers prés couverts de neige brillent déjà au soleil ; nous en finirons bientôt avec cette interminable que- brada triste, monotone, désolée, sur laquelle, partout et toujours, la vite s'étend sans autre variation que les cultures (le seigle, de maïs, de luzerne épargnées par les eaux. Nuitée à Huacalera, — trois cahutes dont deux en ruines. La misère suinte de partout, nous ne trouvons même pas à qui parler. Une vieille Indienne nous offre son taudis ; il fait très froid et, pour ne pas coucher dehors, nous acceptons le partage. LeTeu pétille, mais la fumée nous aveugle; les cheminées sont inconnues ici. Un enfant est accroupi à côté d'un chien famélique et hargneux, qui lui lèche la figure, barbouillée de farine de maïs. Quant aux puces qui nous vont torturer cette nuit, je n'ose pas môme y songer ! 30 mars. — Humahuaca nous apparaît enfin. Peut-être y trouverons-nous un tambo où nous reposerons nos mem- bres fatigués. — Cette attente n'est pas trompée, et, après quelques heures de sommeil, nous procédons à une toilette aussi nécessaire qu'hygiénique. Notre péon, qui est du pays, serait enchanté de ne pas nous accompagner plus loin, d'autant qu'il a reçu des avances pour prix de services encore à nous rendre. Il geint, il est malade, il souffre du chuckul Je vais lui prouver qu'il se porte aussi bien que moi. Confiant dans le remède que je lui administre, il absorbe un purgatif fortement mélangé d'ipéca. Le lendemain, l'in- terrogeant sur sa santé, je l'engage à redoubler si la pre- mière dose n'a pas été suffisante. « Oh non! répond-il avec une répugnance marquée, yo estoy buenof (mainte- nant je suis guéri!) > et jamais plus il ne parla de retourner en arrière. Ce village, un des plus importants de la région, est la tête de ligne des transactions commerciales entre les dépar- tements du nord de la République Argentine et ceux du sud el du centre de la Bolivie. Si mars. — Une croix plantée en terre, déjà presque 13 i94 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. dissimulée sous un amas de pierres que chaque passant se croit tenu d'augmenter en y apportant la sienne comme 'expression d'un hommage ou d'un regret, montre qu'ici repose une victime de l'inondation dernière. Il sera temps de quitter cet interminable couloir. Nous passons enfin Antumpa, Negra Muerta, la Gueva, pour arriver le soir à Ojo de Agua à une altitude assez élevée. i *' avnL — A mesure que nous montons, Tair devient moins dense, et le soroche, ce mal des hauteurs, fréquent sur tous les points culminants des Andes, nous éprouve beaucoup. 2 avril, — Nous voici à Yavi, village de 100 à 150 feux, dernière limite du territoire argentin. Demain nous passerons la frontière. Dans la grande pièce rectan- gulaire, autrefois blanchie a la chaux, où nous sommes logés, le propriétaire de la ferme s'empresse autour de nous ; on met le couvert : un seul verre pour tous, une nappe propre il y a beau temps, et la bouteille vide qui sert de chandelier. La cuisinière apporte alors la soupe, ce fameux chupe d'aji, choclo (maïs) et viande de mouton. Le type de celle métisse dit assez que nous approchons de la Bolivie. Ses allures, son vêlement, rappellent les paysannes de Tarija au teint hâlé. Les cheveux noirs, courts, tressés en deux nattes, tombent sur les épaules ou dans le dos, réunis par un ruban rouge ou vert. Un chapeau rond en feutre mou est posé crânement sur la lêle. Elle est de petite taille; une chemise de grosse toile écrue s'applique étroitement sur ses seins dressés droits ; elle porte des jupons de futaine gros bleu, courts, ne dissimulant pas les jambes nues. La saison des pluies bat son plein; la soHlude, l'isole- ment, ajoutent à la longueur de la roule. C'est à peine si, de-ci, de-là, nous rencontrons un Indien conduisant au pas de son âne les chargements de raisins, de figues, de pêches, qu'il porte à son maîlre ou au marché. Le fruil est de bonne quaUlé et provient en partie du territoire de Tojos, en BoHvie. En arrivant sur le haut plateau, nous y trouvons ce qui indique toujours le point culminant d'une roule : Vapa- DE BUENOS AIRES A SUCRE. 195 cheta, las de pierres jetées pêle-mêle. Au pied de la côte, les gens d'origine indienne, généralement pauvres et allant à pied, se chargent d'une pierre qu'ils déposent au sommet. Tous chiqueurs de coca, ils s'y arrêtent un instant, s'y reposent, renouvellent leur chique, et se débarrassent de l'ancienne en la projetant bien en évidence sur le monceau. Notre domestique, qui est aussi notre guide, s'est mis dans la tête de ne point passer par le bureau de douane qui se trouve à Salitre, à la raya, limite indiquée par deux bornes juxtaposées, dressées chacune sur le territoire respectif des deux républiques; nous nous laissons conduire sans avoir conscience de commettre un délit. Mais la sentinelle préposée à l'observation de la frontière, nous court sus au triple galop. On nous amène devant le directeur; je lui explique le fait; il ne demande pas mieux que de nous être agréable. Nos bagages ne sont point visités, et nous gagnons ainsi une demi-journée. Le spleen nous oppresse. L'uniformité constante des hauls plateaux énerve : les plaines succèdent aux plaines dans cette solitude morne, que rien ne trouble, si ce n'est, de temps à autre, un troupeau de lamas, conduit par des Indiens nonchalants. Le vent soulève la poussière et le sable, aveuglant bêtes et gens; il court, froid et glacial, à travers genêts et bruyères. De ce côté- ci de la Cordillère, bien que celte route serve de grande communication entre la République Argentine et la Bolivie, la corne du postillon n'éveille pas les échos. Point de relais. Une mule, un cheval, éprouve-l-il quelque accident, impossible de le remplacer; et cette perspective n'a rien d'agréable sur ces hauteurs, où les cases elles- mêmes paraissent construites, non pour exclure le froid, mais bien pour le défier. Le plus souvent, ce sont des cahutes basses en pierre, et entourées d'un mur circulaire. Dans la ville ou le village, il va sans dire que la bâtisse est en rapport avec son orienlation; mais dans les brousses ou sur les hauts plateaux, la hutte isolée n'est qu'un fort mauvais abri. Le toit est peu élevé ; on ne peut entrer debout : la porle est réduite à des proportions ridicules. Fait digne i96 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. de remarque : selon que le type de la race est développé ou mesquin, la cahute et surtout la porte, ou, pour mieux dire, l'ouverture qui sert à s'introduire dans l'habitation, est toujours en raison inverse de la taille de celui qui l'occupe. En pays civilisés, les portes, fenôlres, rues, sont d'une dimension supérieure à ce qu'elles étaient du temps des générations éteintes ; pourtant, la taille de nos ancêtres était, paraît-il, supérieure à la nôtre. De même, dans toute l'Amérique du Sud, les cases isolées, je ne parle que de celles-là, bien entendu, sont mieux abritées, mieux finies dans les terres chaudes que dans les terres froides. Ici, sur ces hauts plateaux, l'opu- lence se mesure au nombre des murs, qui varie entre quatre et rien du tout, et le toit manque souvent. J'ai vu des Aimaras du Tocora coucher en plein air, derrière un pan de muraille, par un froid de 7 ou 8 degrés au-des- sous du zéro et se tasser les uns sur les autres, hommes, femmes et enfants, pour mieux conserver la chaleur de leur pauvre corps qui grelotle sous les haillons . En terre chaude, au contraire, la case est en général bien construite et fermée hermétiquement. A quoi cela tient-il? L'habitant de ces deux régions, occupées sou- vent par la même race, éprouve-t-il le besoin de combattre la chaleur plus que le froid? Autant, entre La Paz et Sucre, il est facile de parcourir en un jour de grandes distances, au trot ou au galop des chevaux qu'on relaye aux postas du service public, autant, en l'absence de cet énorme avantage, les déconvenues sont- elles fréquentes entre des villes comme Tarija, Tupiza, Potosi. Le grand nombre des voyageurs qui parcourent ces voies de grande communication, assurerait pourtant à l'initia- tive particulière ou collective les éléments d'une spécula- lion fructueuse. Seuls, les gens jouissant d'une certaine aisance possèdent à l'écurie mules de selle et de charge en assez grand nombre pour transporter leur famille d'un point à l'autre du territoire, tandis que les postes, où l'on trouve conducteurs et animaux, suppléent, pour un prix modique, aux nécessités des conditions plus pauvres. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 197 Multiplier les relais, construire des tambospius spacieux, les approvisionner de liqueurs et de conserves aiigmente- rait le nombre des voyageurs, de ceux du moins qui redou- tent la famine et préfèrent ne pas coucher à la belle étoile ou se parquer, hommes et femmes, sous le toit d'une pièce malpropre, ouverte au premier venu. Je sais bien que, dans les fermes et dans les villes, on offre à l'étranger une hospitalité aussi large que généreuse ; on se fait une fête de le recevoir et de s'empresser autour de lui, de lui donner toutes les indications qui pourront lui épargner des surprises désagréables, mais je n'en maintiens pas moins l'urgente nécessité d'établir des postas, assurant aux uns et aux autres une liberté d'allures qui, à cette heure, vous exposerait aux plus rudes privations. Une réciprocité constante, et de tous les jours, existe parmi les familles du pays. Recevoir aujourd'hui un ser- vice ou l'hospitalité, c'est dire que, demain, on se mettra en mesure d'y répondre; mais l'étranger n'est plus dans le même cas. Si aimable, si sincère que lui soit adressé Vapéese, le pase Vd adelantef (Mettez pied à terre, entrez), la grâce même de la senora et l'empressement de ses hôtes seront pour lui une gêne : il usera, mais en craignant d'abuser comme on l'y obligera sûrement, tant l'hospitalité est passée dans les mœurs, non du seul Boli- vien, mais de tous les Américains du Sud. \ Depuis bientôt dix ans que je parcours leur continent du I Mexique au cap Horn, et du Pacifique à l'Atlantique, par- I tout et toujours j'ai constaté le même empressement. Il i n'est pas jusqu'au pauvre Indien dont la hulte est perchée j sur le plus aride sommet ou perdue dans le fond d'une 1 gorge, qui n'offre généreusement son toit et tout ce qu'il possède; souvent même il couche dehors. A Lima, quelque temps après la guerre qui avait éclaté entre le Chili et le Pérou et où celui-ci fut écrasé, la seule qualité de Fran- çais permettait de frapper, le soir, sans aucune invitation à la maison d'où s'échappaient des flots de lumière annon- <;ant une soirée ou un bal. On était reçu avec joie! La con- duite énergique du marin qui contribua pour une large ( 198 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE, part à empêcher le pillage de la ville par les troupes vic- torieuses, explique assurément cet excès d'enthousiasme des habitants, mais n'amoindrit en rien le sentiment qui l'inspirait. A une seule chose l'étranger est tenu dans tous les cas où il sera l'objet d'une manifestation : c'est de ne jamais parler d'en désintéresser les auteurs. Us offrent des faveurs, ils rendent des services , mais ne les vendent pas ; encore moins acceptent-ils d'être payés. Il appartient donc au transeunte (voyageur) de marquer sa gratitude par un sou- venir aimable, une attention délicate, ne fût-ce qu'une fleur à la maîtresse de maison, ou la moindre verroterie à la robuste fille des Andes. Nous voici maintenant sur le territoire bolivien. Les trou- peaux de lamas circulent à travers ces solitudes désertes où la vie de ceux qui les habitent n'a ni vibrations ni ampleur. La pauvreté en est le caractère le plus saillant. A la gaieté, à la bonne humeur du Gaucho, succède la nonchalance taciturne du Quichua retiré dans son rancho. Il y végète sans aspirations, sans joie, cherchant, le plus souvent, dans une ivresse brutale l'oubli de sa condition sordide, jusqu'à ce que la mort vienne mettre un terme à son exis- tence misérable. Les mains pieuses de ses parents lui creu- seront alors une fosse, tout en haut des sommets et des points culminants, comme pour chercher à le rapprocher du ciel, en l'éloignant d'une terre qui lui a été si ingrate; des pierres seront amoncelées; peut être planteront-ils deux branches en croix ; c'est tout ce qui restera de ce fils des Andes, de ce représentant de l'ancienne puissance des Incas, pour qui les révolutions des hommes modernes n'ont point été faites! Dans ce fouillis de pics, de gorges, de vallées qu'ils ont si souvent arpentés, partout dans ces étendues désolées, les voyageurs trouvent des sépultures en plein désert ou au bord de la roule. « On peut déterrer les morts, me dit mon péon, à la condition de faire dire des messes. > 4 avril, — Pa tança. — Temps superbe, mais froid. L'unique culture de ces sommets est le seigle. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 199 5 avHL — La marche esl plus pénible; nous allons des- cendre la fameuse côte de Patanca, si redoutée el si redou- table. Cette route, abandonnée depuis quelques années, mène dans la belle vallée de Tarija, et nous n'avons pas le choix, car il faudrait faire un détour considérable pour rejoindre celle d'Escallachi. La grêle et les giboulées tom- bent furieusement. En un instant le sol en est couvert; les averses se succèdent, et la masse des eaux qui s*écoule transforme en torrent impétueux la maigre sente sur laquelle nous sommes engagés. Les pierres roulent sous nos pas, menaçant d'entraîner nos mules. Les surfaces argileuses el polies deviennent glissantes; les animaux s'abattent, au risque de piquer une tète dans le précipice à droite. Il semble qu'on dévale dans quelque gouffre de l'enfer. Les nuages couvrent la région, formant un rideau impénétrable ; quelquefois, par une déchirure, nous apercevons à nos pieds l'abîme béant, dans lequel les eaux s'écroulent en torrents impétueux ou en imposantes cascades. Au bas, dans l'effroyable chaos, le bruit des chutes, le grondement sourd des pierres qui roulent, des blocs qui se brisent, des pans de roches qui s'affaissent, lancent à tous les échos du colosse les mugissements de la tempête. Nous avançons à pied, tâtant le terrain, cherchant à assurer nos pas. En bas est le rio de Pinos, violent et impétueux. Je ne sais où se trouve le gué. J'entre dans l'eau, en m'aidant d'un lazzo pour éviter d'être entraîné : malgré tous mes efforts je roule à plus de 400 mètres, emporté par le courant. Je gagne enfin l'autre rive. Gre- lottant et transi, j'attends plus d'un quart d'heure l'arrivée de nos bêtes; mais notre péon, plus prudent, s'est mis tran- quillement à l'abri sous les molles jusqu'à ce que le torrent décroisse. Je ne suis pas de cet avis, non plus que Novis, secoué par la fièvre. D'ailleurs la nuit va nous surprendre. Il faut donc à tout prix traverser le rio, et nous avons raison de la couardise de notre docteur en l'attachant à un lazzo pour mieux assurer sa personne. Nous entrons daus la vallée de Tarija ; la nuit nous oblige à camper à l'abri d'un pan de mur, loin de toute habita- 200 EN QUÊTE d'un PROJET DE KOUTE. lion. Des cultures de maïs s'éleudenl à droite et à gauche, et je songe à punir mon péon de sa lâcheté en l'obligeant à monter la garde sous l'averse pour empêcher les animaux de ravager les champs voisins. Couchés sur nos malles, noos essayons de dormir. 6 avr'iL — A huit heures seulement, nous étions mesure de continuer la marche, et, quelques heures apr^ nous entrions dans la jolie propriété d'un de nos amis.é^ Tarija. Elle est plantée de maïs, de pêchers, de vignes. Ûi| voudrait nous y retenir, car ordre a élé donné au majç^i dôme d'aviser le maître de notre arrivée, mais je résiste 4 ses supplications et nous piquons des deux vers la villei enchantés de surprendre tout noire monde. En un insfani la nouvelle de notre retour circule ; nous descendons chez le colonel Miguel Eslensorro, mon vieux camarade de la première campagne ; le préfet, l'intendant, tous vienneni nous féliciter. Une partie de ceux qui, en 1883, m'acconir pagnèrenl au Chaco, sont ici eu garnison; ils envoient li. musique nous donner une aubade. Je suis tout heureux an: «aob meine soupçonner 1 eu^lence de plaisirs qui, chez nous agiss [Il ircpsouipnl ur le^fnt de la jeune ÀUe dans 1^. .^...^^^^mm ^^^^p^ sr isis[.,»d£a^^ ^B 1 •■^|?#^- Wj^ l y^.4,j^^ ^M » ^^^%MJ K^K3 tti^MJ I '«^ .-„.. ■ifeU, ,. '.^ un sens plus favorable au rôle de femme du monde Son poii est etet;ant et gracieux Si elle eslbi une son regard 206 EN QUÊTE d'un PROJF.T DE ROUTE. pétille; ses grands yeux noirs s'harmonisent avec le leinl mat de sa figure encadrée par la mantille. Si elle est blonde, son regard langoureux et doux donne à sa physionomie une expression de quiétude qui charme et attire. Son existence se partage entre la maison et l'église, et le soir, après les occupations de la journée, elle s'accoude au balcon et suit d'un œil qui brille les mouvements du novio (fiancé), au guet au coin d'une rue, ou caracolant sous le feu de ses regards. Excellente écuyère, aucun obstacle ne l'arrête, aucun danger ne l'effraye, cl souvent les jeunes filles, se réunissant en troupe, défient de toute la vitesse de leurs chevaux les jeunes gens à qui elles disputent les hon- neurs de la course. A Tarija, le sentiment religieux est profond et très déve- loppé. L'influence des missionnaires du couvent est considé- rable dans les actes de la vie publique comme dans ceux de la vie privée. Mon intimité avec les Pères m'a permis de visiter ce couvent plusieurs fois. 11 est grand, spacieux et contient le logis principal, une chapelle, des jardins potagers et d'agré- ment. La bibliothèque, qui ne compte pas beaucoup de volumes, se compose d'ouvrages historiques et géogra- phiques intéressants. Je fus invité, le dimanche 18 avril, à accompagner les Pères au déjeuner. C'était la première fois qu'on accordait à un étranger une distinction de cette nature ; mais en décri- vant ce que j'ai vu chez eux, je crois ne commettre aucune indiscrétion ni manquer à la courtoisie. L'aspect du réfectoire est misérable ; les murs sont nus, crépis et blanchis à la chaux. De forme rectangulaire, il est long de douze mètres et large de dix. Deux petites fenêtres s'ouvrent dans l'épaisseur du mur de gauche à une hauteur dépassant celle de l'homme. Entre les deux, une niche contient un pupitre et un banc. Le plafond est bas; et le vestibule, très sombre, ne reçoit de lumière que par la porte. La table, vraie table d'écoliers, est dressée le long des murs. Des bancs servent de sièges. Elle est cou- verte d'écuelles et de jattes de poterie grossière. Un plat DE BUENOS AIRES A SUCRE. 207 de soupe au vermicelle el un morceau de bœuf consliluent le menu, aux jours où le permettent le jeûne ou la péni- tence. On me servit à part un repas qui ne visait ni à l'os- lentation ni à la frugalité. Un des Pères s'élablit dans la niche pour réciter des prières à haute voix; le gardien du couvent, armé d'un maillet, ordonne les mouvements du service, qui se fait en silence. Des discours me furent adressés par quelques-uns des Pères sur mon exploration de 1883.- Nous nous retirâmes de table au bout d'une demi- heure, et Ton me fil passer au jardin, où s'engagea une partie de boules. Malgré un accès de fièvre qui me tint un jour au lit, je pus suivre cependant les cérémonies religieuses de la semaine sainte. Dans tout ce qui précède comme dans tout ce qui suivra j'ai cherché à éviter les exagérations. Respectueux plus que personne des usages, des coutumes el des traditions, je me borne à présenter au lecteur les faits recueillis sans passion ni parti pris. A l'approche de Pâques, tout le mouvement commercial de la ville se trouve paralysé. Les magasins sont fermés ; hommes et femmes suivent avec la plus grande assiduité les exercices religieux que Ton célèbre dans les églises ou au couvent. Le vendredi et le samedi saints les cloches sont silen- cieuses. Au son d'une matraca (crécelle), des hommes montés sur le toit des églises appellent les fidèles aux offices. Dans la nuit du samedi au dimanche, chacun se prépare à célébrer les Pâques le plus joyeusement possible. Les gens de la campagne descendent par bandes et envahis- sent la ville, qui présente alors une animation extraor- dinaire. Les groupes se forment et visitent ensemble les églises. Les chola$ (femmes d'artisans) établissent des boutiques en plein vent, et vendent, à la lueur blafarde d'une chandelle entourée de papier, des tasses de chocolat ou des petits verres d'eau-de-vie de raisin dite moscafel ou singani. La nuit se passe en promenades auxquelles s'asso- 208 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. cienl les gens des classes supérieures. A trois heures du malin, le carillon des cloches, qui sonnent à toute volée, donne le signal des réjouissances. On attend le lever du soleil en mettant la dernière main à la décoration des reposoirs dressés dans les rues et jonchés de fleurs. A cinq heures, la procession s'ébranle au son de la musique, suivie par toute la foule, à travers le peuple des cam- pagnes, prosterné. On rentre chez soi vers huit heures du matin ; ceux qui habitent la ville prennent quelque repos en attendant la visite des parents et des amis qui viendront présenter leurs vœux et souhaits de bonnes pâques; le peuple se relire heureux, gai, content, dans les ranchos ou \e^ pulperlas (débits) buvant à l'excès la chicha ou Vaguar- diente de canne ou de raisin. La célébration des fêtes de Pâques s'étend non seule- ment aux villes, mais aussi à toutes les campagnes. Il n'est pas solitude, si déserte qu'elle soit, où l'Indien ne se rende à l'appel de ses amis. Les services les plus impor- tants peuvent être troublés : un muletier, un conduc- teur n'entreprendra jamais de voyage aux approches de Pâques. « Después de la Pflscwa (Après Pâques) », telle est la réponse invariable qui sort de toutes les bouches. Les courriers arrivent en retard, le conducteur, qui a trop festoyé, égare ses mules, oubHe les valises. Mais rien n'est perdu, tout se retrouvera, personne ne se fâche : ce sont consecuencias de la Pascua ; cet état de choses dure huit jours avant et huit jours après la fête. Les deux semaines y passent. Le sentiment religieux est tel à Tarija, qu'il existe dans presque toutes les maisons une pièce où Ton a élevé un autel ou une chapelle. Les plus pauvres se contentent d'un christ, entouré d'images grossières de saints, au-dessus d'une table sur laquelle brûle une chandelle fumeuse. A certaines périodes religieuses, ou pendant certaines cala- mités publiques, amis, parents, voisins se réunissent devant elle pour réciter des prières ou des litanies, accom- pagnant leurs chants sur un harmonium apporté d'Europe à grands frais. Au mois de mai, par exemple, ces exercices DE BUENOS AIRES A SUCRE. 209 se répètent quotidiennement. 11 n'est pas rare que, frappant à la porte d'une famille amie, on ne vous réponde : < E%tàn rezando » (Ils sont en prières). Le 3 mai est la fête de la Croix, et chacun envoie bénir à l'église celle dont il est possesseur. La croix de bois peinte en noir, et recouverte d'un voile, est portée par un individu qu'accompagnent deux musiciens, Fun qui joue du violon, Tautre de la grosse caisse. Les gens se découvrent sur son passage. On la rapporte à la maison avec le môme cérémo- nial, et Ton termine la fête entre parents ou amis par quel- ques tragos de moscalel pour les riches, de chicha pour les pauvres, en mangeant des empahadas, gâteaux fari- neux bourrés de viande hachée menu et farcie d'aji (piment rouge), de confiture et de pommes de terre. J'assistai, pendant mon séjour, à l'élection d'un sénateur. Elle a lieu au premier degré et se fait directement. Le vote dure trois jours. Chaque candidat réunit ses électeurs et les tient enfermés dans le patio d'une maison voisine de la salle de vote, où il les abreuve de chicha, les munit de bulletins, et veille à la porte pour retenir ceux que les ruses de l'adversaire chercheraient à entraîner. Les discus- sions sont nombreuses, surtout à l'approche du moment critique, mais elles se neutralisent sans autrement modifier la position des candidats; ceux-ci prodiguent argent et liqueurs, dont profiteront les malins qui ne se sont pas empressés de courir au vole. Parfois la famille du candidat se mêle à la lutte. Sa femme et ses filles s'intéressent au succès. J'ai vu, à travers le grillage d'une fenêtre, de fort jolis yeux noirs surveiller avec un soin jaloux le mouve- ment du dehors et signaler les défections sur le point de se produire. On procède. du dedans par appel nominal, les électeurs entrant par groupes de cinq ou six. La lutte est acharnée, mais celle dont j'ai été témoins'esl passée avec ordre, sinon avec calme. Dans la cour de la maison où je logeais se tenait la réunion des électeurs d'un des candidats. Mon domestique négligea de rentrer les grandes boites qu'il avait mises à sécher. Ne croyez pas qu'elles m'aient été volées. Oh •210 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. noni mais un de ces pauvres diables, da^s un moment de trouble pressant, les avait prises pour..., oserai-je le dire? pour une vespasienne. Une des coutumes les plus bizarres et les plus fasti- dieuses, c'est, bien certainement, . celle de Vobligacion^ coutume spéciale, non seulement à Tarija, mais à la Bolivie tout entière et qui s'applique aux gens du pays comme aux étrangers. Les premiers s'y soumettent par habitude, se contentant d'en faire la critique; les seconds, tout en la subissant par courtoisie, ne sauraient la regarder avec la môme indifférence. Plus on cherche à vous être agréable, à vous donner des preuves d'intérêt ou de sympathie, plus on lient à vous obliger^ et une de ces « obligations » consiste à vous inviter à boire, avant, pendant et après le repas. La personne qui « oblige » prend son verre, incline la tête et boit ou fait semblant de boire. L'étranger, qui n'est pas prévenu, vide le sien , tandis que l'autre se borne à y tremper ses lèvres. Ou peut vous « obhger » ainsi à l'infini, et presque tout le temps du dîner se passe de celte façon. La présence du convive et les termes mêmes de l'invita- tion dont on a été l'objet, la place que l'on occupe entre le maître et la maîtresse de maison, sont cependant des mar- ques suffisantes de l'honneur qu'on lient à vous faire. Si donc on veut affirmer, d'une façon plus directe, à celui que l'on traite, une déférence qui lui soit plus personnelle, j'admettrais à la rigueur la première série de l'obligation, à la condition qu'elle soit réelle et non factice ; mais qu'on s'en tienne là î Le plus vaniteux des amours-propres sera largement satisfait par celle manifestalion, à laquelle cha- cun veut prendre part. « L'obligation » est commune à toutes les classes et à toutes les conditions. Au moins, dans les villes, à table, chacun boit dans son verre; dans les campagnes, dans les ranchos, il n'y en a souvent qu'un pour tous, et chacun, en vous obligeant, vous le présente rempli de vin, d'eau-de-vie, de bière, de puncli, de chicha presque toujours. Cette boisson par elle- D£ BUENOS ÂIKES A SUCRE. 211 même n'a rieu qui flalte le goûl de Télranger ; la préi^ara- lion en est souvent répugnante. Certes Tinlention de ceux qui obligent est bonne, je ne la discute pas : mais la niul- liplicilé des obligations , leur variété et les conditions dans lesquelles elles s'opèrent, sont une cause fréquente de désagréments et d'ennuis. Dans la classe élevée il y a encore des limites; on ne passe pas outre au désir ou à la volonté de l'étranger; mais, dans la classe pauvre, l'insistance est d'autant plus vive que l'individu lui-même se trouve sous le coup des effets de la série d'obligations déjà acceptées et rendues. S'il refuse, on se fâche et la scène peut dégénérer en rixe. Passant à cheval avec un de mes amis au milieu d'une place où les gens absorbaient la chicha, on voulut nous obliger. Nous refusâmes. Le groupe des ivrognes, blessé par ce manque d'égards, prétendit nous contraindre. Saisissant nos chevaux par la bride, ils nous tirèrent par les jambes et lirenl tant et si bien que mon camarade fui désarçonné. Mais que dire à une troupe d'avinés et de brutes! Certains services que l'on est en droit d'attendre d'un muletier que l'on paye, d'un loueur d'animaux, du proprié- taire d'une hutte dans laquelle il faut passer la nuit, sont subordonnés à cette pénible et répugnante obligation, car ici la chicha est renfermée dans un grand vase installé au milieu de la place ou de la pièce. Une calebasse unique passe de main en main et de bouche en bouche. Les classes dirigeantes devraient bien combattre cette vieille coutume, et s'en affranchir elles-mêmes : elles don- neraient ainsi à leurs frères du peuple ou des champs un exemple de sobriété qui, peut-être, contribuerait à les guérir du vice qu'ils entretiennent tous les jours sous le plus futile des prétextes. La nouvelle de l'installation prochaine du gouvernement à Sucre nous décida à nous y rendre en suivant la route de la frontière, et en explorant le haut Pilcomayo. Le 4 mai, nous quittâmes donc Tarija. Notre première 212 EN QUÊTE D'QN PIîOJET DE ROUTE. élape fut courte, car, le jour du départ, il ne faut compter ni sur Texactilude, ni sur la sobriété des muletiers. A deux lieues de là, nous devions faire halte dans la pro- priété d'un de nos amis. Redoutant les retards dont j'ai eu trop souvent à souffrir de la part des arrieros, j'avais pris soin de les faire partir en avant : arrivés à l'hacienda, nous ne les trouvons pas. Notre surprise est grande : nous ne les avons pas ren- contrés en route. Ils se seront peut-être attardés en reve- nant sur leurs pas pour aller boire ; ils ne peuvent man- quer de paraître bientôt. La soirée se passe ; la nuit arrive, obscure, et je ne suis que médiocrement rassuré sur le sort des colis. Les domes- tiques de V hacienda s'arment de torches, et vont à leur recherche, mais tous leurs efforts sont inutiles. Au jour seulement, nous aperçûmes un des muletiers ivre mort dans un champ ; l'autre avait bien l'intention de courir après les mules qui, ne se sentant plus surveillées, avaient pris la fuite à travers champs, mais ses jambes pou- vaient à peine le soutenir. Cet incident est encore un des moindres inconvénients du ti^ago de l'étrier. Furieux, nous les reconduisîmes à Tarija, où l'autorité s'empressa de les punir et de faire chercher les animaux disparus. Nous perdîmes ainsi trois jours, que nous passâmes à San Joaquin, dans la belle propriété d'un notable commer- çant de Tarija. Située dans la quebrada de Santa Anna, la fertilité de son sol, la variété de ses produits, en font Tune des haciendas les plus importantes de cette vallée de Tarija. Elle est adossée à un mamelon; un ruisseau coule à ses pieds, arrosant plantations et cultures. La vue em- brasse les contreforts orientaux de la Cordillère. Le principal revenu est celui de la vigne, qui pousse avec une extrême vigueur. On la fait grimper sur le moile ou le chanar, dont l'ombrage convient à son développement. Ses fruits sont maintenant en pleine maturité, et dans quelques jours on va procéder à la récolte. L'espèce qui domine est le muscat noir, dont on obtient un vin riche en couleur, en tannin et en alcool. On le livre à la consommation ou DE BUENOS AIRES A SUCRE. 213 on le brûle pour en faire d'excellent moscatel. Puis vien- nent les pommes dites rainettes, les prunes, le maïs, les pommes de terre, les courges et les légumes d'Europe. Le sol des environs est rocailleux, et la flore qu'il ali- mente peu variée, sauf cependant pour la famille dis cactus. Les principales espèces en sont : le cactus ulala^ dont le fruit renferme une pulpe rose, d'une saveur aigrelette assez agréable ; le penca ou cactus à cochenille ; le utu- rungo, en pelotes garnies d'épines blanches, longues, fines et résistantes qui traversent le cuir des chaussures. Cette dernière espèce se développe surtout dans les terrains qui produisent des pâturages nourrissants; elle est fort dange- reuse pour les animaux qui marcheraient dessus. Un autre cactus très commun est utilisé par les gens du pays contre les maux d'oreilles. Ils coupent la tige, la font rôtir, en expriment le jus et l'introduisent avec un tampon de ouate dans le canal auditif. Citons, parmi les autres végétaux : le taquillo, dont les feuilles servent de fourrage, et dont l'essence extrême- ment dure est, comme celle du juarqua, employée dans la construction ; le molle ou pimiento (poivrier), très connu et très commun; le chanar, dont les fruits, à pulpe légère- ment acidulée, jouent un rôle important dans l'alimentation des Indiens du Ghaco : cet arbre ne croît qu'à proximité des rivières et torrents ou dans les lieux humides ; et enfin le tipa ou palo médicinal, en guarani, guira ipaie (sang- dragon), dont la sève bouillie est employée en cataplasmes pour les entorses, et en lotions pour consolider les dents qui se déchaussent et s'ébranlent. 7 mai. — Nous traversons la quebrada de San Agustin, au pied du massif de l'Abra du Condor. Cette région est très fertile et produit en abondance seigle, maïs et blé. Près d'Unacas, le vent de sud souffle, et la poussière nous aveugle. Dans la cahute, l'Indien a installé un métier à tisser où il fabrique de grossiers ponchos. La nuit est froide et humide; les couvertures, tramées dans les épines et les ronces lors de la fuite de nos animaux, sont absolu- ment hors de service, et nous n'avons d'autre ressource 214 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. que de nous abriler sous des peaux de moulons que le brave homme met à noire disposilion. 8 mai, — Le départ est toujours très laborieux : nous n'avons qu'un seul péon à noire service et il nous faut charger nous-mêmes les mules. Toute cette région de la quebrada de Unacas, à droite, et de Polla, à gauche du tambo situé au pied de la côte de TAbra du Condor, est inculte et déserte. Les contreforts s'élèvent à pic; sur leurs flancs se dressent quelques rares cactus. — Halte à la Canaleta. 9 mai, — En nous engageant dans une gorge fort étroite, nous nous heurtons contre un convoi de mules se dirigeant en sens contraire : il n'y a pas de place pour les deux, et c'est en faisant passer une file sur l'autre, les ani- maux de la première préalablement déchargés et couchés sur la roule, que nous parvenons à sortir du mauvais pas. Les accidents sont toujours à craindre, car souvent le sen- tier se trouve dominer une falaise à pic sur un gouffre ou un précipice. 11 est de règle, quand on est sur le point de franchir une de ces terrasses, de sonner de la corne ou de pousser des cris capables d'être entendus par ceux qui arriveraient du côté opposé. Au pied de la côte nous passons la nuit dans une misérable cahute de la petite vallée de Narvaez. 1 mai — Impossible de nous procurer un second péon pour aider à charger les bagages. Le corrégidor, craignant que nous n'eussions besoin de ses services, a trouvé pru- dent de se cacher sous bois. On traverse le torrent de San Diego, qui coule au pied de blocs granitiques immenses, au centre d'une gorge étroite et encaissée. Nous atteignons aujourd'hui l'Alto de San Diego, d'où la vue embrasse un superbe panorama des Andes. L'Indienne de la case nous refuse toute nourriture. Saisissant un bâton, je le lance dans le tas de poules qui gloussent à nos côtés. L'une d'elles tombe, et nous désarmons la mégère en lui offrant un trago et deux oignons. 1 1 mai. — La route de descente dans la vallée de San DE BUENOS AIRES A SUCRE. 217 Luis est absolument défoncée par les pluies ; de profonds bourbiers interceptent le passage. Nous arrivons toutefois sans accident dans la plaine, couverte de prairies et de cultures. Je retrouve la pauvre mère des deux Valverde, tombés avec le docteur Crevaux. La malheureuse ne pou- vait encore se faire à l'idée de leur mort. Son désespoir fendait le cœur, et toute sa haine se portait sur les Tobas assassins. Il lui restait encore un fils. € Prenez-le, me dit-elle, emmenez-le : il vengera les autres! » — Et certes, je puis dire que ce jeune homme fut un de nos plus fidèles compagnons de mon troisième voyage dans le Ghaco. Ayant perdu ses plus fermes soutiens, elle était tombée dans une misère noire, et personne ne se souvenait déjà plus que deux de ses fils étaient morts bravement pour la patrie. 4 2 mai. — Le président du conseil municipal me prie d'établir un cadran solaire sur la place de San Luis. Le peu de temps dont je dispose ne me permet pas d'entre- prendre ce travail. Nous partons aujourd'hui même pour Gaïza, et nous ferons halle à l'Acheral, après avoir des- cendu la côte de même nom, parsemée de bourbiers et de creux formidables. Le pauvre diable de la case nous offre le seul morceau de viande dont il dispose. A partir de ce lieu, on commence à trouver des villages entiers de Chiriguanos mansos, « soumis », et se livrant à l'agriculture. 1 3 mai, — Le coup d'œil est vraiment superbe du haut de la côte de Zapatera. Le panorama qui se déroule devant nous embrasse les deux bassins du Pilcomayo et du Ber- mejo. Le premier est silué à la droite du spectateur qui se tourne vers l'ouest ; sept lignes de contreforts en forment le cadre. A nos pieds s'étend la vallée de Suaruro, traversée par la quebrada de même nom, qui passe à Chambas et va se jeter par le cagnon du Salado, à Sevilar et Itica, dans le Pilcomayo, qu'on signale à notre droite, un mince filet d'argent. En face, un pic domine tous les autres : c'est celui du 218 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. Volcan, au pied duquel on voit la cote de San Simon, sur laquelle est laillée la route de San Luis à Sanla Cruz. La ligne de faîte des deux bassins se dessine nettement à notre droite, en regardant vers le nord. Dans celui du Bèrmejo, la vue s'étend jusqu'à la Mission de Ilau ; dans celui du Pilcomayo, la vallée de Zapatera et la côte dlvilivi nous montrent la route par laquelle nous atteindrons la côte d'Aguairenda, dernier contrefort à pic qui nous dissimule l'immensité des plaines du Chaco. Un peu plus à gauche, on signale la position de Chimeo, dlboca et d'Ipanas. Le froid est vif, et la famille de l'Indienne de la cahute où nous nous arrêtons très nombreuse. L'unique pièce est occupée par trois couchettes en roseaux tressés. Jamais plus beau désordre n'exista dans un taudis : pêle-mêle sont entassés épis de maïs, vieux haillons, courges, poteries, tambours et guitares. On grimpe à la soupente par une échelle faite de deux bambous, et, dans cet espace qui représente à peine une surface de neuf mètres carrés, l'Indienne et sa famille, nos domestiques, Novis, et moi, quatorzième, réussissons à nous encaquer. i 4niai. — A Ivilivi, la température commence à s'élever. De belles plantations de canne à sucre annoncent un climat plus doux. L'oranger et le bananier y donnent de beaux fruils. iô mai. — Novis est repris de frissons. A l'Acheral, petit village de Chiriguanos, propre et pittoresquement situé, nous faisons halte pour prendre une tasse d'excel- lent café noir. Les Indiens sont occupés aux travaux de culture du maïs et de la canne à sucre. Seuls les vieillards et quelques enfants sont restés dans les ranchos avec les femmes. Sur la place, à l'ombre d'un algarrobo, des vieilles sont accroupies autour du feu sur lequel cuisent d'énormes quantités de chicha ; elles mâchonnent la farine de maïs, et la crachent ensuite dans le récipient commun. i 6 mai! — Le temps est superbe; le passage de la côte d'Aguairenda, auquel nous arrivons vers midi, s'effectue sans incidcnl. Au sommet, le spectacle que j'avais déj«n DE BUENOS AIRES A SUCRE. 219 contemplé en 1883, déroule sous nos yeux son énigmatique solitude. La plaine infinie du Chaco se confond au loin avec un horizon dont rien ne vient briser la ligne. On dirait un vaste océan où l'immensité succède à l'immensité et se déploie sans fin jusqu'aux rives du Paraguay. La Cordillière intérieure (Gordillera Real) dresse du nord au sud de la Bolivie, et sur la partie nord ouest du territoire argentin, ses murailles grandioses dont le pied est la limite occidentale des plaines du Grand-Chaco. Sur cette ligne s'échelonnent les Missions des moines francis- cains dans les trois départements boliviens de Tarija, Sucre ou Chuquisaca et Santa Gruz. Les trois rivières impor- tantes qui arrosent le Ghaco sont, d'une part, le Bermejo et le Pilcomayo, dont les cours parallèles se dirigent vers le rio Paraguay; d'autre part, le Parapiti, tributaire du rio Grande qui va s'unir au Madeira, et par lui à l'Amazone. Le versant oriental des hauts plateaux qui forment ces départements est extrêmement riche ; naguère, il était encore sous la domination des farouches Ghiriguanos. Sous le nom générique de Grand-Ghaco, on comprend l'immense territoire du Ghaco boréal, au nord du Pilco- mayo; il est borné à l'ouest par les Andes, au nord par la province de Ghiquitos, à l'est par le rio Paraguay; le Chaco central, entre le Pilcomayo au nord, le Bermejo au sud, les Andes à l'ouest et le Paraguay à l'est, et le Chaco austral, au sud du Bermejo. Le 16 mai, au soir, nous arrivions à la Mission d'Aguai- reiida, d'où, trois ans auparavant, j'étais parti pour le rio Pilcomayo. Du 16 mai au 28 juin, nous séjournâmes sur le ter- ritoire des Missions, que je devais traverser encore le 27 dé- cembre 1886 et dans le courant de 1887. C'est ici, me semble-t-il, le lieu de donner quelques détails sur l'œuvre des missionnaires, et, au préalable, sur l'histoire des an- ciens possesseurs de la belle contrée, dont, à la conquête espagnole, la Bolivie d'aujourd'hui n'était qu'une portion (le Haut- Pérou). 220 EN QUETE D*UN PROJET DE ROUTE. Leur origine est encore plongée dans les ténèbres, et c'est au XII® siècle seulement que remontent les plus anciens renseignements recueillis sur les Incas. Manco Capac et son épouse Mama Oelb, les enfants du Soleil, apparaissent à celte époque. Ils apprirent aux hommes à cultiver la terre, et aux femmes à filer et à lisser. Le culte du Soleil fut établi, la ville de Cuzco, capi- tale de Tempire, fut fondée, et une nation se forma des trois gi'andes races qui habitaient le pays, les Huanacas, Aimaras et Chunchos. Manco Capac prit alors le litre d't Inca » (roi ou sei- gneur) ; il mourut après quarante ans de règne. Sinchi Roca, son successeur immédiat, étendit par la douceur et la persuasion les limites de l'empire à 60 milles au sud de Cuzco. Lloque Yupanqui s'avança jusqu'aux Andes et au Desa- guadero; de nombreuses tribus firent leur soumission. Maïte Capac conquit la province de Tiahuanaco et les plaines du Ghuquiapu et de Paria. Capac Yupanqui fit son entrée triomphale à Cuzco, après une série de victoires qui illustrèrent son règne de quarante et un ans. Inca Roca régna cinquante et un ans; il fonda des écoles pour l'éducation des princes. laguar Huacac. — Ce faible monarque expulse Inca Ripa, son fils, qui avait rêvé de rébellion. La rébellion éclate, en effet, et il s'enfuit dans les bois. Inca Ripa écrase le mouvement, et en montant sur le trône, prend le nom de Viracocha Inca. — Il reçoit la soumission spontanée du souverain du Tucuman, qui rend ainsi hommage à ses grandes vertus; il prédit l'arrivée des blancs au Pérou. Inca Urco. — Les princes et les grands du royaume le déposèrent après onze jours de règne, en raison de sa com- plète nullité. Pachaculec, surnommé le Conquérant, à la suite de ses victoires dans tout le nord de l'empire qu'il étendit jusqu'à la mer. — Il fit construire de grands palais, des temples, DE BUENOS AIRES A SUCRE. 221 des bains el des aqueducs. La légende lui prêle trois ceuls fils en dehors de ses héritiers légitimes. Inca Yupanqui soumit les Mojos au nord, el, au sud, recula ses limites jusqu'à Copiapo el Coquimbo. 11 bâtit la grande forteresse de Guzco, et sa clémence lui mérita le titre de « Bon » . Tupac Yupanqui fit la conquête des provinces septentrio- nales du Pérou, et projeta celle du royaume de Quito. Tra- versant les déserts de. sable d'Alacama, il pénétra dans le Chili et jusque dans le Maule. Huacna Capac mena à bonne fin la soumission de Quilo el de tribus nombreuses et aguerries. Le royaume de Quito continua sous son sceptre à rivaliser en richesses et en civili- sations avec celui du Pérou. Huacna (îapac perfectionna le service des courriers, compléta la conslruction des roules et fit de grands efforts pour introduire Tidiome quichua dans tout le pays. Malheureusement, ce fut aussi dix ans avant la fin de ce règne, que les Espagnols se montrèrent sur la côte du Pacifique. Le Pérou s'étendait alors de Quito, aujourd'hui capitale de l'Equateur, au Maule, dans le sud du Chili. Le gouvernement des Incas était absolu dans sa forme, pur dans son esprit, despotique, mais tempéré dans son caractère. Le monarque résidait à une distance considérable des Umites de son empire. 11 faisait les lois, nommait les juges chargés de les appliquer, levait les armées, fixait les irapôls, il était l'arbitre du pouvoir, des distinctions, des richesses, il disposait de la personne et de la vie de ses sujets. Le culte du Soleil fut peu à peu établi dans tout Tempire, on lui offrait les fruits de la terre, on lui sacrifiait des ani- maux. L'Inca, fils du Soleil, en était le chef obligé. Ces peuples croyaient à • l'existence d'un Grand Esprit qu'ils adoraient sous le nom de Pachacamac et de Viracocha, et aux récompenses et châtiments dans une vie future. Cealay était l'Esprit du mal. Le peuple restait dans l'ignorance, l'éducation n'était accessible qu'aux nobles du sang royal. Pour perpétuer le 222 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. souvenir des héros et les victoires des guerriers, ou leu enseignait à enregistrer par le qulpus les faits mémo- rables du règne des grands monarques, le nom des poètes ou des savants. Le quipus servait à compter ; il était l'unique instrument de communication entre l'Inca et le peuple. Il se composait de fils de différentes couleurs tordus et entre- lacés ; entre ces fils en étaient fixés nombre d'autres, plus petits, auxquels on avait fait des nœuds (le mot quipus veut dire nœud). Le blanc signifiait l'argent; le jaune, l'or; le rouge, la guerre. Ceux qui les maniaient portaient le nom de quipusmayus. Les mariages n'avaient lieu qu'entre parents ou individus d'une même communauté, et [)ar la volonté de l'Inca ou des ministres du culte. La polygamie était exclusive à la noblesse. La naissance et la mort se solennisaient par des festins souvent troublés par l'ivresse. Les cadavres étaient placés, avec les instruments de travail qui avaient servi pendant la vie, dans de grands vases de poterie grossière. Les terres étaient divisées en trois parts : l'une destinée au Soleil, l'autre à l'Inca, la dernière au peuple; le peuple cultivait celles du Soleil d'abord, les siennes ensuite, enfin celles de l'Inca. Partout, dans l'empire, avaient été construits des monu- ments superbes; les restes des temples, des palais, des jardins, des forteresses, des aqueducs, des routes attestent une civilisation d'une puissance incomparable. Le temple du Soleil, élevé au centre même de la ville de Guzco, était une merveille de richesse et de goût; venait ensuite celui de la Lune, à Coati. Les souverains résidaient généralement dans les jardins de Yucai, où ils se plaisaient à rassembler les fleurs et les plantes les plus rares. Sous l'ombre de beaux arbres se dissimulaient de vastes baignoires d'.or massif alimenlées par des eaux courant dans des canaux d'argent. La forteresse de Cuzco, la plus importante de toules, se composait de murailles travaillées avec un tel art, qu'il était impossible de découvrir la ligne de contact des pierres. Trois grandes tours la dominaient : celle de l'Inca, et deux DE BUENOS AIRES A SUCRE. ^23 autres où logeail la garnison ; elles élaienl reliées par des galeries souterraines communiquant avec la ville et le palais du monarque. De nombreuses routes sillonnaient le territoire de l'em- pire; les plus considérables se dirigeaient vers le nord, de Guzco à Quito, et, vers le sud, de Cuzco au Chili, jusque dans le Maule, taillées dans l'épaisseur des roches les plus dures, gravissant les sommets, langeant les précijûces sur le flanc des montagnes, franchissant marais, torrents et rivières au moyen de ponts suspendus, en fibres de maguei filées et tordues en câbles de la grosseur d'un homme et ayant parfois jusqu'à 70 mètres de long. La largeur des chemins était de près de 7 mètres; le plus long de tous avait 2o00 kilomètres. Dans les régions désertes, l'irrigation se faisait au moyen de canaux et d'aqueducs souterrains dont quelques-uns ont atteint jusqu'à plus de 800 kilomètres. De tout cet immense empire, de toutes ces richesses, de cette civilisation, que reste-t-il aujourd'hui? — Des ruines épargnées parle fer ou le feu ! De misérables Indiens étalant leur pauvreté sordide au soleil du xix° siècle! L'an 153:2 vit arriver les premiers conquérants espa- ^mh. Le poignard d'une main, le crucilix de l'autre, ils venaient, au nom du Christ et de la civilisation, s'emparer par la trahison, le pillage, l'incendie et les tortures les j)lus cruelles, de l'or et des richesses qui excitaient leur convoitise. Ni les 607 millions de piastres (8 000 000 000 de francs) offerts par Atahualpa, prisonnier, ni les trésors de Cuzco n'assouviront la cupidité des bandits. La révolte se mil dans leurs rangs, et Pizarre se vit abandonner par ceux sur lesquels il comptait le plus. Aux horreurs de la con- quête s'ajoutèrent celles de la guerre civile. Le sort en était jeté, le Haut et le Bas-Pérou tombèrent pour des siè- cles entre les mains de l'Espagne, et les représentants du royal monarque au nom duquel ces atrocités étaient com- mises, purent enfin mettre en coupe réglée les richesses du nouveau domaine colonial. 224 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. De 1544 à 1810, 1 autorilé des vice-rois acheva l'œuvre des envahisseurs ; ils étouffèrent dans le sang les héros qui, en 1730 et en 1780, poussèrent les premiers cris d'indé- pendance. En 1809, Murillo ne put réussir où, en 1780, avait échoué un descendant des Incas, Tupac Amaru ; il paya de sa tête sa généreuse entreprise. Ses dernières paroles : « Compa- triotes! je meurs, mais la torche que j'ai allumée ne sera pas éteinte par les tyrans! Vive la liberté! » ne devaient pas être perdues. Napoléon P' faisait trembler l'Europe et envahissait l'Espagne. Le souffle révolutionnaire secoua le Haut et le Bas Pérou, puis l'Amérique du Sud tout entière. Balcarces, Belgrano, puis Sucre, puis Bolivar, battirent et chassèrent enfin les Espagnols. Déjà dans le xvi® siècle, au milieu même des horreurs et des turpitudes de la conquête espagnole, le P. Las Casas n'avait pu contenir son indignation devant les cruautés des nouveaux habitants, qui traquaient les Indiens avec leurs chiens de chasse, arrachant à leurs familles des jeunes filles et des jeunes femmes pour leur faire subir les derniers outrages, violant les retraites sacrées des Vierges du Soleil. Profitant des luttes entre Pizarre et Almagro, il partit pour l'Espagne, et, par son éloquente parole, obtint de Charles- Quint le c Code des Colonies », qui traitait moins des intérêts des colons, que des abus et des crimes dont les Indiens étaient victimes. Cette intervention du missionnaire devait se continuer à travers les âges, et l'histoire de la Bolivie actuelle, je dirai même de l'Amérique du Sud, est intimement liée à celle des Missions. Au milieu du désordre général, elles ont, les premières, inauguré la conquête pacifique et civihsalrice ; elles ont pris la défense de l'Indien. S'il est un fait incon- testable dans l'histoire de l'Amérique du Sud, c'est que, sans les efforts des missionnaires, les indigènes de l'Amé- rique auraient infailliblement disparu. Depuis la conquête du Pérou jusqu'à la fin du xvu® siècle, toutes les tentatives des Espagnols pour s'emparer du Chaco furent à peu près sans résultat. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 225 Pendant ce lemps les Jésuites traversent le territoire de la tribu des Lules, entrent à Tucuman, visitent les rives du Bermejo (1590), pénètrent dans la quebrada de Huma- huaca (1592), dépassent Tarija, visitent les Indiens Chiri- guanos (1607-1609), s'introduisent au Paraguay chez les Guaycurus (1603-1612), fondent Guadalcazar aujourd'hui détruite, affrontent les Tobas, les Mocovies, les Abipones; en 1711, le gouverneur don Esleban de Urizar les sollicite de lui soumettre les Ojataes et les Lules. De 1587 à 1711 , quarante Jésuites parcourent l'Argentine, le Haut-Pérou et le Paraguay; en 1639 deux d'entre eux sont massacrés par les Tobas et les Mocovies ; puis, en 1680, deux autres sur les rives du Pilcomayo. Les Franciscains ne se montrèrent que plus tard. Le couvent de Tarija fut fondé le 3 avril 1606. De 1755 à 1796, vingt-deux Missions ont été établies dans le Chaco. Les Indiens en détruisirent huit de 1796 à 1799. De 1799 à 1886, en excluant la période de la guerre de l'Indépen- dance (1809 à 1824), où les missionnaires durent quitter leurs stations, sept ont été fondées ou réédifiées. De toutes les Missions inaugurées avant 1810, Itau est la seule qui existe encore aujourd'hui. Les vingt-deux Missions détruites ou abandonnées comp- taient 23 936 Indiens mansos (soumis), tant Chiriguanos que Chaneses et Malacos. Les stations actuelles sont au nombre de huit : Itau, dans le Grand- Chaco, fondée en 1791. — 212 Indiens Chiriguanos soumis. Ghimeo, province de Salinas, fondée en 1849. — 146 Chi- riguanos. Aguairenda, province du Grand- Chaco, fondée en 1851. — 698 Chiriguanos. San Francisco Solano, sur le Pilcomayo, province de l'Azero, fondée en 1854. — 559 Chiriguanos. Caïza, aujourd'hui capitale du Grand-Chaco, fondée en 1843. — 1 277 Indiens et métis. Tarairi, province de l'Azero, fondée en 1854. — i 196 Chiriguanos. i5 220 EN QUÊTE d'un PnOJET DE ROUTE. Tiguipa, province de TAzero, fondée en 187:2. — 7 768 Chiriguanos. Machareti, province de TAzero, fondée en 1869. — 4 106 Chiriguanos. Soit un total de 8 960 Chiriguanos et métis, groupés autour de ces Missions, à la date du 31 décembre 1882. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de connaître le compte de liquidation générale des Missions du couvent de Tarija, de 1853 à 1882 : 29 ans. La somme totale — argent — s'est élevée à 208 731 piastres , soit 1 043 655 francs , se décomposant comme suit (d'après état exact et contrôlé) : RBCBTTES. Produit des Bulles 14 996 francs. Aumônes des particuliers 10 136 — Subventions du couvent de Tarija. . . 30 950 — Appointements payés par le Trésor de l'État aux Pères convertisseurs. 97 230 — Appointements payés par le Trésor au commissaire préfet des Missions en exécution de la loi du 13 sep- tembre 1871 9026 — Produit agricole et industriel des huit Missions 88! 316 ~ DÉPENSES. Pour articles achetés par le procureur et destinés aux Missions 621 569 francs. Pour dépenses faites par les conver- tisseurs dans les Missions 409 912 — Pour dépenses du préfet des Missions. 12 173 — Ces chiffres expliquent bien des points obscurs dans Thistoire des luttes de la frontière : où les uns ne voient dans les Pères missionnaires que d'habiles spéculateurs, transformant le travail des Indiens en espèces sonnantes, les autres, au contraire, préconisent leur dévouement à l'amélioration des naturels rejelés au delà des limites du monde civilisé. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 2*27 Acluellemenl, chacune de ces Missions, établie sur un terrain concédé par l'État, est dirigée par un ou deux missionnaires sous le contrôle d'un administrateur général qui porte le titre de Père préfet. Les terrains de la Mission sont exploités suivant les exigences du climat ou la nature du sol, plus ou moins propices à l'élevage ou à ragricullure. Les prairies nour- rissent de nombreuses bêtes à cornes ; les cultures de maïs, blé, riz, vignes, manioc, oranges, bananiers, canne à sucre, cotonnier, etc., etc., donnent de magnifiques résul- tats. L'ensemble de la Mission présente un aspect des plus agréables. Au centre, une grande place, et sur un dés côtés, une église monumentale avec toutes ses annexes, chapelles, sacristie. Sur les autres, cuisine, réfectoire, cel- lules, économats, ateliers, hangars. Les classes, et plus spécialement celles des filles, sont isolées et entourées de murs élevés. Le tout est ceint d'une muraille circulaire. En dehors, symétriquement ali- gnées, les cahutes des néophytes, comme s'appellent les Indiens soumis. Il est alloué à chacune de leurs familles un coin de terre (chacra) que les Ghiriguanos cultivent le plus souvent en maïs. L'action des autorités locales n'atteint pas la Mission. Les Pères sont maîtres absolus chez eux ; le service d'ordre y est fait par eux-mêmes ou par les Indiens sur lesquels se porte leur confiance. Ils y attachent certains privilèges dont les nouveaux converlis se montrent très fiers. Tous les travaux sont exécutés par les Indiens sous la direction des Pères. A la fin de la journée, les ouvriers défilent un par un, recevant en échange un « bon » cor- respondant à la nature de la besogne, et qui représente rarement une somme supérieure à dix-neuf ou vingt sous, payables à la fin de la semaine en marchandises au choix des détenteurs : tissus, chapellerie, tabac, pelles, haches, couteaux, etc. Les filles et les femmes font le service de l'eau; et, dans 228 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. la saison chaude, il faut parfois Taller chercher à de grandes dislances. A la queue leu leu, et munies de leurs cruches, tinajas, elles la transportent à la Mission contre des bons ou des aiguilles à coudre. Les travaux de maçonnerie et de charpenlerie, les labours et cultures s'exécutent sous la surveillance de contremaîtres parfaitement dressés. Les missionnaires sont les architectes de leur station, et les Indiens qui, naguère, n'auraient su manier le moindre outil, se transforment, sous leurs ordres, en ouvriers consciencieux et habiles. J'ai surtout admiré l'église de Tarairi, élevée sur les plans du P. Nazareno Dimeco. La régularité de ses lignes, la hardiesse de sa charpente en font un ensemble élégant, et fort agréable à l'œil. Les cases sont spacieuses et construites en longues files. Les murs en sont presque toujours blanchis à la chaux. Le travail est facultatif, mais les jeux de hasard sont prohibés. Le Chiriguano se passionne pour les dés, et sou- vent le pad7'e est obligé de fermer les yeux sur ce qu'il ne peut prévenir. Ses visites quotidiennes dans les ranchos l'amènent bien quelquefois à saisir des dés imperceptibles ou de vieux jeux de caries, mais tous les moyens sont mis en œuvre pour dérouter ses recherches. Ces Pères sont franciscains et viennent tous d'Italie. Ils ne portent point de barbe. Leur tête est rasée en couronne. Velus d'un habit à capuce de grosse bure en laine et coton, coiffés de chapeaux jaune foncé, ronds et en feutre mou ; des sandales aux pieds, le bâton à la main, ils arpen- tent sans cesse le territoire de la Mission en quaUté de curés, architecles, médecins. Le Chiriguano « soumis » est affublé d'un pantalon de toile ou de coutil ; il possède parfois une chemise de grosse toile, mais toujours un poncho ; il marche nu-pieds. Dans les grands jours de fête, arête, il revêt le tiru, un poncho un peu plus grand. Ses cheveux, qu'il ne coupe jamais, sont enroulés autour de la tête, maintenus par un mou- choir de couleur, ou le bandeau qu'ils appellent yapicuana. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 229 La femme n'a d'autre défroque que le tipoi, un grand sac ouvert aux deux extrémités et qu'elle fronce autour de la taille et des épaules. Bêtes et gens s'entassent dans la même cahute. Le rancho donne asile à tout un peuple de chiens, poules, canards, perroquets. L'Indien, ses enfants et ses femmes vivent dans une promiscuité révoltante. Un grand feu brûle presque toujours, autour duquel s'étendent sur les catres, treillis de roseaux, père, mère, fils et filles, malades et bien portants. Un des Pères est chargé de la classe des garçons ; il leur apprend à lire et à écrire, à parler l'espagnol. Par malheur, la multiplicité de ses occupations ne lui permet pas d'assu- jettir aux mêmes travaux le nombre très considérable des enfants d'une Mission. Les filles, grandes et petites, sont placées sous la direction d'une institutrice bolivienne, une veuve ou une orpheline, qui veut bien accepter le cloître en échange de quelques piastres payées annuellement. Elle leur enseigne l'espagnol, la lecture, l'écriture; à coudre, à filer, à tisser, à broder; toutes, grandes et petites, excellent dans ce dernier travail où elles obtiennent des résultats vraiment surprenants. Les plus âgées, qui pourraient souffrir dans le rancho par le sans-gêne de ses habitants, couchent presque toujours dans l'une des classes, sous la surveillance de Tinslitutrice. Cette mesure a donné lieu à de graves accusations contre les révérends pères, accusations qui, je dois le dire, ne sont pas justifiées par ce que j'ai vu et observé. Au contraire, la vie en commun sous la garde de la maîtresse d'école, a le mérite de soustraire ces jeunes filles aux mauvais exemples de leurs parents. L'action du missionnaire, quel que soit l'esprit qui le guide, le sentiment auquel il obéit en se retirant du monde, se manifeste ici par une amélioration indéniable de la con- dition de l'Indien auquel il a consacré son existence. Les résultats obtenus sont vraiment prodigieux, étant donné le nombre plus que restreint de ces hommes — huit tout au 230 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. plus à la fionlière — pour mainleoir et soumettre près de dix mille Indiens. La moitié des missionnaires qui ont parcouru ces régions ont succombé à la lâche, terrassés dans la lutte ou massacrés par les Indiens. Vainqueurs et vaincus, victimes et bour- reaux sont confondus aujourd'hui dans le silence de la mort, laissant aux survivants Texemple de leurs vertus et de leurs bienfaits ou le souvenir de leurs vices et de leurs crimes. Puisque la puissance qui a créé et qui régit l'univers, veut qu'il en soit ainsi, le sacrifice des plus humbles, tout fai- bles ou ignorés qu'ils sont, ne peut être stérile ; il console, du moins, de bien des défaillances. Dans tous les cas, l'affirmation du principe est au-dessus des individualités, car elle est l'œuvre de tous ceux qui sont tombés dans cette communaulé du combat et de l'abnégation. Parlant de là, et des conditions actuelles de celte frontière du monde civilisé, il sera plus aisé de se faire une idée de l'àpreté de la lutte qui se livre entre les missionnaires et leurs ennemis, pour la protection ou le développement d'intérêls si divers. Toutes les critiques s'expliquent, si elles ne se justifient point; c'est au gouvernement d'apprécier; de réprimer les abus, ou de punir les crimes s'il y en a; de tenir la main à la pureté des principes, afin d'éviter que l'esprit public n'accuse les Missions d'être moins des postes avancés de la religion chrétienne, que des établissements agricoles de premier ordre, nuisibles à la prospérité de la frontière, et préjudiciables à l'initiative privée des nationaux. J'ai entendu, à cet égard, formuler bien des accu- sations que n'ont pas peu contribué à provoquer le mas- sacre de la mission Crevaux et celui des colonnes Rivas et Morales. Sans vouloir ici m'en faire l'écho, je ne saurais trop insister sur la nécessité d'un contrôle aussi utile à la protection des uns qu'à la défense des autres. L'émancipation du plus faible s'impose au même titre que l'abolition de l'esclavage. En Bolivie, il n'y a point d'esclaves, mais un nombre considérable d'Indiens pauvres, DB BUENOS AIRES A. SUCRE. 33i ignorants, doul la coudilioo doit é Ire amcUarée. L'action des Pères francii^cains ne saurait donc suflire sans être appuyée par celle de l'État. Pendant mon séjour à la frontière, je profitai du repos uécesssire à nos montures pour me livrer à la reconnais- sance du haut Pilcomayo. Ma première tentative ne m 'ayant pas permis de m'avaucer, dans la journée du 2â mai, au delà d'une très faible distance, il fut décidé que, munis de ressources plus sérieuses, nous entreprendrions une nouvelle excursion le lundi 24. 24 mai. — Départ de San Francisco à six heures cin- quante du matin. Nos chevaux traversent le Pilcomayo à la nage pour gagner San Antonio, situé sur la rive droite; puis nous nous mettons en route à pied, accom- pagnés de cinq Chiriguanos et Noclènes. Novis, souffrant encore de la fièvre, ne peut quitter la Mission. En suivant ainsi les bords escarpés du fleuve, nous attei- gnons le point extrême reconnu par Crevaux en 1882. Les 232 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. roches à pic qui surplombent le rio forment un obstacle infranchissable. Nous passons à la nage, mais non sans peine; le courant, très violent, nous drosse contre les rochers : l'habileté des Tobas évite de graves accidents. A midi nous arrivons au rapide dit du Pirapo-Rai (de pira, € poisson », en guarani, et de po, < saut », ou bien « lieu où abonde le poisson », et de rai, « petit »; d*où « petit saut »). A une heure quarante, nous nous trouvons en face de deux immenses blocs de grès rouge superposés. En les examinant d*assez près, nous reconnaissons qu'au point de contact se trouve un vide par lequel nous arriverons, peut-être, à passer de l'autre côté. Un tronc d'arbre ser- vant d'échelle, nous parvenons, en rampant sur le ventre, à nous glisser entre les blocs. Ce passage s'appellera le Trou du Renard. Nous marchons très lentement au milieu du fouillis de roches éboulées. Un peu plus loin, aidés de nos lazzos, nous nous laissons glisser pour sauter sur un autre bloc à près de deux mètres au-dessous. La muraille devient plus abrupte et nous oblige à pro- fiter des moindres anfractuosités. Plus nous montons, plus se rétrécit le pli de stratification sur lequel nous sommes engagés. Arrivés à une hauteur de 60 à 70 mètres environ au-dessus du Pilcomayo, qui écume et bouillonne sous nos pieds, nous voyons la banquette se réduire à IS, puis à 10 centimètres. Il ne nous reste qu'à revenir sur nos pas ou à lâcher de gagner l'autre ph, situé deux mètres plus haut. Cette dernière tentative est fort dangereuse; l'un de nous est pris de vertige et les Indiens eux-mêmes paraissent peu disposés à nous seconder dans cette ascen- sion. Enfin ils se décident, je les fais ranger en ligne, puis, grimpant sur leurs épaules, je parviens à atteindre un arbuste autour duquel j'enroule le lazzo. Nous nous hissons à l'aide des pieds et des mains, pour descendre ensuite au bord même du rio que nous atteignons à cinq heures du soir; puis on établit le campement au lieu dit de Caveeranda. DE BUENOS AIRES A SUCRE. '233 Au pied de cette côte, que nous appelons Cuesla Infernal^ court un petit ruisseau qui sert de limite entre la sierra de Aguairenda ou de Araguë et celle de Gaipipendi, d'une formation géologique distincte de la première, exclu- sivement constituée de jaspes, de grès rouges et de cal- caires, tandis que la seconde se compose de schistes ardoi- siers et primitifs. Nous profitons d'une excavation naturelle dans la masse schisteuse pour établir notre gîte de la nuit au bord du Pilcomayo, pendant que nos Indiens font la garde et se livrent avec succès à la pêche des dorades. 25 mai. — A sept heures, après avoir déjeuné d'ex- cellent poisson rôti, nous continuons notre roule et arri- vons au lieu dit de Yanca-Pinta ; mais, vers dix heures, je reconnais l'impossibilité de pousser plus avant. Entre deux pans de muraille absolument à pic, le grand saut du Pirapo-Ete nous ferme tout passage, et il ne nous reste pas même la ressource de traverser à la nage, car le courant est d'une extrême violence. Dans toute la partie du Pilcomayo qu'il nous a été donné de reconnaître en amont de San Francisco, la rivière court entre cette Mission et la région dite de la Angostura, avec une vitesse de six à sept milles à l'heure. Les rives sont escarpées et couvertes d'une végétation puissante où domi- nent samuhus et cactus. La hauteur des contreforts, le plus souvent taillés à pic, atteint une moyenne de cent mètres. Ce n'est plus ici le Pilcomayo du Chaco, calme et tran- quille, se déroulant à travers l'immensité des plaines; ce n'est plus ce mince filet argenté que l'œil suit dans ses nombreux méandres; ce n'est plus cet hôte silencieux du désert inconnu où tant d'efforts ont échoué, où tant de martyrs ont succombé. C'est une masse écumanle qui ronge, déchire, culbute, entraîne, bro'e avec fracas des pans entiers du colosse des Andes, arrachant, déchique- tant, mettant à nu ses entrailles où est enclavé l'or qu'elle réduit en poussière et dépose à ses pieds. Les rapides se succèdent nombreux et violents; j'en ai compté dix-sept, 234 EN QUETB d'un PROJET DE ROUTE. dont les principaux sont ceux de Pirapo-Rai, de Pîrapo- Guazu, de Caveerenda, de Yanca-Pinla et du Pirapo-Ele. A partir de San Antonio, on trouve, sur la rive droite, la roche de Pena Colorado, des sources ferrugineuses et alcalines, la quebrada d'Anca Guazu et deux autres petits torrents. Depuis San Francisco jusqu'au Pirapo-Ete, la rive gauche se signale par des chacras, cultures des Indiens de la Mission, la quebrada de Chinu, qui renferme un riche dépôt de spath, la roche de Yacundacua, la quebrada d'Ita- pinla, la muraille d'Itakise, se dressant à pic au milieu des eaux, la région de Yuquirenda (Eau Chaude) ainsi nommée par les Indiens en raison du grand nambre de ses sources ferrugineuses et sulfureuses; il y a un riche dépôt de sel. La présence du fer magnétique se constate dans le massif du Caipipendi : nos boussoles étaient absolument affolées. Tous ces parages sont sauvages et déserts ; les Indiens des Missions, Tobas et Chiriguanos sur la rive gauche, Matacos et Noclènes sur la rive droite, s'y disputent seuls le privilège de la pêche. Quand le poisson abonde, rien de plus curieux que de suivre les préparatifs des Indiens pour s'en emparer. Dans les environs de la Angostura, au pied de la roche de Yacundacua et de la Pena Colorado, ils élablissenl de grandes écluses dans lesquelles ils chassent et pourchas- sent leurs victimes à coups de pierres. Le jour et la nuit, ils restent à la lâche afin de n'en rien perdre. Quelques- uns d'entre eux entretiennent les brasiers allumés sur la plage, neltoyenl le poisson et le font rôtir, fixé entre les fentes d'une tige de roseau. Toutes les parties grasses, soigneusement recueillies et déposées près du feu, dans les entre-nœuds d'une graminée, servent à arroser la chair, qui devient ainsi plus savoureuse. Les femmes sont exclues de ces agapes; ce n'est que repus et satisfaits que les Indiens songent à réintégrer leurs demeures. Les limites des lieux de pêche sont exaclement connues de tous, et la moindre intrusion étrangère est sou- vent le signal d'une mêlée. DE BUENOS AIHES A SUCRE. 235 Lorsque le poisson devient rare, ils s'en vont par groupes au Pirapo-Ete, munis de leurs iilels qu'ils manienl avec une dextérité surprenante. Ils atlaclient à leur ceinture le produit de leur pêche et quand le poids leur parait trop lourd ou que le nombie gêne leurs mouvements, ils fixent solidement leurs poissons en chapelets sur un tronçon de branche qu'ils lancent au gré des eaux, l'escortant à la nage, une pièce de bois sous l'aisselle gauche aPm d'olTiir plus de résistance au courant. Au cri monotone de la senlinelle bolivienne répondent les pétillements du brasier allumé devant les ranchos; peu à peu les feux s'éteignent et les ombres de la nuit enve- loppent les gi'oupes. L'homme de la civilisation veille, le fusil sur l'épaule; l'homme du désert, tout nu, la tète sur un débris d'arbre. 236 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. s'endort avec l'insouciance de la brute; demain, sur pied dès l'aube, son premier soin sera de faire le feu en atten- dant l'aurore. Les femelles et les petits viendront s'accrou- pir autour, celles-là dépouillant ceux-ci des nombreux parasites qui les rongent, s'en régalant goulûment, se dis- putant entre elles le bénéfice de leurs trouvailles. Puis, tous en bande, défilant les uns derrière les autres, les mâles d'abord, ayant à la main flèches, lances, massues, les femmes ensuite, courbées sous le poids des charges plus lourdes, ils s'en iront en silence promener à travers les forêts du Pilcomayo leur oisiveté quotidienne, étalant eu plein xix*^ siècle l'existence sordide de l'homme main- tenu, sous l'effort d'une puissance injuste, à l'état de bête fauve I L'idiome des Indiens Chiriguanos est riche et élégant, il ne présente aucune ressemblance avec le mataco et le toba du haut et bas Pilcomayo. J'ai cru devoir respecter dans toutes les régions parcou- rues les noms indigènes, qui rappellent plus exactement le souvenir des lieux. Ce système me paraît préférable à toutes les appellations nouvelles, qui engendrent le plus souvent la confusion ou l'erreur, alors qu'il est si simple de se tenir aux dénominations anciennes. Le guarani offre par sa nature même une extrême facililé d'expression. En voici quelques exemples : Aguairenda est formé de aguai et renda : le premier est le nom d'un arbuste très commun en cet endroit, dont les Chiriguanos emploient le fruit comme poison, et qu'ils s'attachent aux jambes en guise d'ornement; i^enda veut dire lieu ; d'où : c lieu de l' Aguai » . Tiguipa, de tigui, « terrain inondé ». eidepa, « par- tout > ; d'où : « tout inondé ». Machareti, de rnachare^ nom d'une plante, et de ti^ « lieu » ; d'où : c lieu du machare ». Caraguata, espèce de lillandsie, d'où nous avons fait en français, par corruption, caraguate et caragale, de ca, « plante », et ragua^ c épineux », et ta pour tanta^ « forte » ; d'où : c plante fortement épineuse » . DE BUS^iOS AIRES A SUCHE. 237 Après quelques joui*» de repos, nous primes ta réi-olulion de partir pour Sucre, par le uord des Missions, Sauces el Padilla; malgré tous mes efTorls, il m'avail été absolumeal impossible de trouver des Chiriguanos disposés à nous accompagner par la rivière. 2S mai. — Nous parlons pour Tarairi vers les huit heures du maliu; le pays est pittoresque. Une belle roule, tracée sous la direction des Pères, rattache entre elles toutes ces Missions, voisines d'ailleurs les unes des autres. Tarairi nous apparaît au milieu d'une belle vallée, circonscrite par de petites collines couvertes d'une puis- sante végétation. Le clocher de l'église domine les alen- tours, et, pour la première fois, depuis que nous sommes dans ces régions, on signale une maison à un étage, fin haut du balcon, le coup d'œil est vraiment superbe. Les planlalions de canne a sucre, de maïs, de riz, s'étendent de tous côtés. Bien que celte construction soit terminée depuis quelques années, nous n'en notons pas moins la surprise et les hésitations des Chiriguanos, qui, n'étant pas habitués à grimper un escalier, s'assoient sur chaque ,?38 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. marche pour monter comme les enfants, m s'aidanl de leurs bras et de leurs jambes. . Toute celte région est malheureusement infestée de jaguars et de pumas, qui ne cessent de jeter le trouble et de causer les plus sérieux dégâts dans les troupeaux de la Mission. Ils tuent ou blessent de nombreux Indiens; cinq d'entre eux disparurent à l'époque où nous séjournions à Tarairi. Une nuit que les Chiriguanos, couchant en dehors de leurs cases à cause de la chaleur, étaient profondément endormis, un jaguar enleva une des femmes. La circula- tion est dangereuse la nuit entre Gaïza et les Missions, car, à la saison où Teau se fait rare, les lieux habités sont envahis par les fauves. 3i mai. — Départ pour Tiguipa. La chaleur est étouf- fante. La différence de température s'accentue au fur et à mesure que nous avançons. Un air chaud et humide me suffoque; la fièvre me secoue fortement. Nous faisons notre entrée dans la Mission au milieu des cris d'allégresse des Indiens, réunis par le Père sur deux files. Une fillette de huit ans s'en détache et nous souhaite la bienvenue en espagnol. i^^ et 2 juin, — Un violent accès de fièvre nous oblige à séjourner à la Mission ; nos médicaments sont épuisés ; je n'ai plus qu'un peu de magnésie et de rhubarbe. Dans l'après-midi, les jeunes Indiennes défilent devant nous, chacune nous offrant des poissons ou des œufs. A leur ptiysionomie souriante on se rend compte de leur reconnaissance pour l'intérêt qu'elles nous inspirent. Le voyageur est frappé de cette assimilation rapide opérée, sous l'influence d'un seul homme, sur ces pauvres déshérités, jusque-là condamnés à la vie animale. Une partie des Tobas qui avaient établi leurs cases dans les environs ont disparu à notre approche. Ils nous croyaient accompagnés d'un grand nombre de soldats prêts à les mas* sacrer. Un des Chiriguanos de la Mission a planté ce matin devant sa hutte et sur la place, des branches d'arbre entourant un yambul, un de ces vases dont j'ai, déjà parlé. Tous les DE BUENOS AIRES A SUCRE. 241 iotéressés sont ^insi prévenus que la récolle du maïs est achevée, et que chacun doit la fêler en fabriquant le plus de chicha possible. Les femmes se mellenl aussitôt à Tœuvre ; les brasiers s'allument et flambent jour et nuit ; les yambuis s'alignent de toutes parts; Faclivilé est vraiment extraordinaire. Les uaes mâchent le maïs pour aider la fermentation. Les autres vont àl'aiguade, leurs grandes tinajas sur la tête; d'autres surveillent la cuisson. Les hommes charrient le bois, le coupent et ramoncellent. Dans quelques jours, plus de deux cents yambuis, con- tenant chacun 50 litres en moyenne, seront remplis de chicha, pour les libations entre voisins, amis ou étrangers. A l'intérieur des cahutes, trois cents autres vases consti- tueront la réserve, et Varete se continuera nuit et jour, sur la place et dans les carbets, au milieu d'une ivresse générale, des danses et des chants. Tous les efforts des missionnaires ont échoué pour cor- riger ces malheureux du vice d'ivrognerie : rien n'y a fait; supprimer l'usage de la chicha entraînerait l'abandon des cases ou une rébellion. Du moins Fusage de Peau-de-vie est-il absolument prohibé ; la présence dans l'intérieur de la Mission d'un habitant de la frontière est scrupuleuse- ment signalée afin d'empêcher les échanges de cette liqueur, dont les Ghiriguanos sont très friands et qui en- gendrent si souvent parmi eux des rixes mortelles. Les produits de Tiguipa sont aussi abondants que variés : les plantations et cultures contiennent orangers, citron- niers, figuiers, bananiers, cotonniers, chirimoyas, canne à sucre, manioc, camotes, et tous les légumes d'Europe. La fertilité du sol sous ce soleil tropical est vraiment extraordinaire. Une superbe végétation se développe, don- nan[ asile à quantité de scorpions, d'araignées, mygales et miko-miko; celte dernière passe pour être très dange* reuse. Les eaux des versants de la Cordillère orientale s'écou- lent dans celte région, pour se perdre au bout de quelques lieues dans les esteros, ou former de petits lacs ou la- 16 242 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. gunes ; le Pilcomayo ne reçoit pas une goutte de la plupart d'entre eux. Le soir, un accès de fièvre pernicieuse me fait bondir de mon lit, en proie à une violente colère; dans mon délire, je croyais que les Indiens, profilant de ce que j'étais seul, se réunissaient pour me frapper. Saisissant mon winchester, dans lequel je glissai onze cartouches, je menaçais de faire feu après la troisième sommation. Mes cris, heureusement, furent entendus par le Père et par Novis ; ils ne parvinrent à me désarmer qu'avec les plus grandes précautions. 4 juin, — Comme la distance entre Tiguipa et Macha- reti n'est que de deux lieues, je donne l'ordre de gagner cette dernière Mission. On nous y reçoit avec empres- sement. L'état de notre santé ne nous permettant plus (l'avancer vers Sucre, nous séjournerons ici jusqu'au 28 juin. Nos forces s'épuisent sans qu'on parvienne à couper la fièvre, malgré les soins et les attentions dont nous sommes l'objet de la part des Pères de Machareti. La température s'est sensiblement abaissée depuis quel- ques jours; des brouillards du sud couvrent la région et dissimulent à nos regards la position pittoresque de Macha- reti, occupée par plus de quatre mille Indiens. Assise sur un mamelon, dominant tous les alentours, la Mission offre un coup d'œil des plus agréables. Grâce à sa situation pri- vilégiée, elle a vu le nombre des Indiens s'accroître de jour en jour sans que les missionnaires, débordés, aient presque jamais été plus de deux pour administrer et diriger le village. Aussi se bornent-ils à n'instruire et surveiller qu'un nombre restreint d'enfants, que l'on appelle aux offices ou au travail tout comme leurs parents, au son des cloches ou d'un orchestre de bambins jouant du tambour, de la grosse caisse et du violon. Il n'est pas rare, la nuit, qu'on n'entende les lamentations des Indiennes qui ont perdu quelqu'un des leurs, se con- fondre avec les chants ou les danses des buveurs de chi- cha. C'est un brouhaha continuel, auquel viennent s'ajouter les hurlements des chiens et le chant des coqs. Parmi ces Indiens, la mortalité est considérable, par suite DE BUENOS AIRES A. SUCRE. 243 du froid intense qui sévit parfois. Les affections de poilrine sont très nombreuses. Les Pères foDl tout ce qu'ils peu- vent polir en atténuer les elTels ; ils distribuent de nombreux médicaments, mais la plupart de ces malheureux aiment mieux s'en rapporter aux prédictions des brujos qu'à leurs sages conseils. Elle est excessive parmi les enfants surtout, l'usage voulant que, lorsque le petit moribond est brûlant de fièvre et à toute extrémité, la mère lui lave la tête avec l'eau la plus froide possible. Aussi les enterrements sont-ils très fréquents : on en- fouit les païens dans leurs propres cahutes; pour les chré- tiens, les funérailles se font en grande pompe, au milieu des fidèles, des parents et des amis. Un des capitaines les plus influents de ces Chiriguanos réside à la Mission. Dans ses luttes contre les Tobas, il a fait preuve de talent el de courage; aussi jouit-il, paraii les nalionaux comme parmi les Indiens de l'intérieur, d'une réputation justement méritée. Mandipona, c'est son nom, est nu orateur de premier ordre; il parle avec iiDe facilité d'expression et une vigueur de logique telles 244 EN yoÊTE d'un projet de route. que tous les argunieuU des Pères sonl souveat liallus en bi-èclie. Aussi est-on obligé de lui passer bien des écarts. 28 juin. — Ëslimoul enfin que, par suile de la proion- galion de notie élal maladif, nos chances de recouvrer la sanlé se font de plus en plus précaires, nous décidons, Novis et moi, de partir pour Sucre aujourd'hui même; nous profiterons du peu de forces qui nous restent pour atteindre cette capitale, où les bons soins ne manqueront pas et où vont s'arrêter des pérégrinations qui durent depuis le mois de février. L'ascension de la Cordillère à une é]j:,que de l'année où le froid sévit avec force sur les sommets des hauts pla- teaux, n'est pas sans nous faire redouter des relards pré- judiciables à notre fort maigre bourse; mais nous avons déjà pu apprécier les sentiments hospitaliers des habitants de ces régions : je n'hésite dune pas à tenter l'aventure. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 245 Le soir, nous couchons à Yancaroinza, petit village habité par des Boliviens et des Chiriguanos. 29 juin. — Côte extrêmement pénible. La montée est à pic; la consolidation des charges de nos animaux, qui glis- sent et s'abattent à chaque pas, nous fait éprouver de nom- breux retards. La descente est plus mauvaise encore, et c'est à pied, tirant nos animaux par la bride, que nous nous frayons une route au milieu des blocs et des pans de montagne éboulés. Au pied de la pente se déroule une grande plaine où la nuit nous surprend ; nous parvenons à la traverser pour atteindre, vers neuf heures, les quelques cahutes de Chiriguanos qui constituent Juipuinla. Un des In- diens nous offre l'hospitalité. Le climat est chaud et malsain. SO juin, — Par une vallée sablonneuse que traverse la quebrada de Cuevo, nous gagnons sans encombre le village du même nom, théâtre de luttes acharnées entre les habi- tants de celle province et ceux de la province de Cordillera, par suite des revendications soulevées entre les deux dépar- tements de Ghuquisaca et de Santa Gruz. Une partie de la maison du corrégidor, chez lequel nous descendons, a été récemment incendiée, et le malheureux, avec toute sa famille, en est réduit à s'abriter dans une pièce ouverte aux quatre vents. Celte région, de Ivo jusqu'à Sauces, est extrêmement malsaine ; les fièvres paludéennes y .régnent à l'état endémique et débihtent les habitants, qui s'y livrent toutefois avec succès à l'élevage et à la culture du maïs. /" et 2 juillet, — Nous passons la journée du 1" juillet à chercher deux autres domestiques pour le reste du voyage ; quatre se proposent, et nous les acceptons ; de celle façon la marche sera peut-être plus rapide ; mais, au départ, il nous faut compter avec les adieux et les souhaits de chacun, ce qui, à la fin de la journée, se traduit par l'absence de nos Chiriguanos, restés en arrière, ivres à ne plus se tenir sur leurs jambes. Nous campons en pleins champs, passant une partie de la nuit à surveiller nos animaux pour les éloigner des endroits où abonde le romerillo^ plante vénéneuse. 3 juillet. — La température est toujours très basse le 246 EN QUETE d'un PROJET DE KOUTE. matin et la nuit : le thermomètre marque 4 degrés au- dessus de zéro. Les brouillards sont épais ; notre état se res- sent de ce froid humide. En suivant le cours de la quebrada de Guevo, nous tra- versons une région déserte et sauvage où pas une case ne se détache du flanc des contreforts arides et nus jusqu'à notre entrée à Choreti vers trois heures du soir. Une distribution de tabac aux Indiens et quelques mor- ceaux de sucre aux femmes nous concilient les bonnes grâces de tous les Ghiriguanos, qui pourvoient à nos besoins. La nuit est mauvaise ; entassés pêle-mêle les uns à côté des autres dans Tunique pièce du rancho, les ronflements et les tousseries des uns et des autres, les cris "et pleurs des enfants, les hurlements des chiens et les grognements des porcs ne nous laissent pas fermer Toeil une minute. La série des contreforts dépouillés se poursuit tout le long de notre itinéraire. G'est à peine si, au sortir de la quebrada de Ghoreli pour entrer sur le territoire de Pira- renda, nous trouvons quelques huttes de Ghiriguanos. Le terrain, maigre et sablonneux, offre peu de ressources à Tagricullure et à Télevage. Nous n'arrivons à Pirarenda que le soir à quatre heures, après une marche lente et difficile. Tous, ces villages, formés de quelques huttes perdues dans les contreforts, sont absolument misérables ; la plus grande fortune de l'Indien se réduit à quelques moulons, deux ou trois vaches et un petit champ de maïs, juste de quoi ne pas mourir de faim. L'indigène aime mieux vivre ainsi, séparé des autres habitants, que de profiter des avan- tages d'une agglomération où il pourrait perdre son indépen- dance et sa liberté. Aussi élève- t-il très pauvrement les siens, et c'est toujours un spectacle qui nous écœure, que de voir ces pauvres êtres, vivant comme des animaux, se traîner nus sur le sol et se nourrir d'un peu de farine de maïs. A deux pas de nous grouillent des groupes de bambins se débattant entre les jambes de mères ou de sœurs qui épluchent consciencieusement leur têle. L'un d'eux, tenant DE BUENOS AIRES A SUCRE. 247 entre ses mains une écuelle de farine de maïs, ne parvient qu'avec peine à se soustraire aux caresses intéressées du chien étique et crevant de faim qui lui lèche la figure. Le soleil, dont nous étions privés depuis longtemps, apparaît enfin et dissipe les brouillards. Le terrain, moins accidenté, mais aussi désert, fournit une marche un peu meilleure, et nous atteignons sans encombre la Matara, village de dix à quinze feux. Partout la même disette de pâturages et de maïs ; les Indiens refusent de nous vendre le peu de grains qui leur restent. Dans une étroite pièce fumeuse ayant à peine 15 mètres carrés, nous prenons nos dispositions pour passer la nuit, entourés des huit Indiens et Indiennes possesseurs du logis, de sept chiens et d'une douzaine de poules et de coqs. Couchés sur nos catres toujours trop courts pour notre taille, nous attendons, pour fermer enfin les yeux, que s'apaisent les chants, les hurlements et les cris. Les chiens flairent nos bottes avec une ardeur qui nous ferait craindre pour elles si nous n'avions négligé de les graisser depuis nombre de jours. Un groupe de buveurs de chicha entretient des va-et- vient continuels dans notre rancho, et, à la lueur du brasier fumant au milieu de la pièce, les ombres de nos voisins et voisines esquissent sur la muraille les postures les plus diverses, que soulignent les frôlements de la peau de vache. Le jour arrive enfin, et nous nous précipitons dehors pour respirer à pleins poumons. 6 juillet. — A peu de dislance de la Matara, nous attei- gnons le rio Parapiti, calme et tranquille entre de pitto- resques contreforts. L'aspect de cette région est tout à fait nouveau : la végétation est vigoureuse et variée; la belle vallée à travers laquelle coulent ses eaux limpides présente aux regards un spectacle qui repose et réconforte. Les bords du rio sont très fangeux ; mais, sous la conduite d'un guide expérimenté, nous en passons les trois gués sans accident. On franchit, à l'ombre d'une épaisse forêt, la dis- tance qui nous sépare de San Miguel, plantation de canne à sucre, de seigle, de maïs et de riz, exploitée par un Boli- 248 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. vien. Une généreuse hospitalité nous est offerte, et nous en profitons largement. Dans la conversation que nous avons eue aujourd'hui avec noire guide indigène sur les usages et sur les lieux, il nous fait la réponse suivante au sujet de l'abandon d'un petit village de Chiriguanos : w No sé^ pero lo que se es que dejaron esos lugares en siiencio, » (Je ne sais, mais ce que je sais, c'est qu'ils ont laissé ces lieux au silence.) Au silence! c'est bien le mot pour exprimer l'absence du peuple bruyant qui chante, crie, pleure, danse, hurle, grogne, aboie, d'un bout de l'année à l'autre. 7 juillet, — Une belle vallée s'ouvre aujourd'hui devant nous, plantée de maïs, de canne à sucre et d'aji, et tapissée de beaux pâturages qui nourrissent de nombreux troupeaux d'animaux de boucherie. Un soleil ardent nous ragaillardit quelque peu, et nous atteignons sans encombre le lieu dit de Suspiro, 8 juillet, — Dans la matinée nous entrons à Sauces, capitale de l'Azero. Au premier aspect, elle nous paraît triste ; les rues sont peu ou point pavées. Il est dix heures, et cependant presque toutes les portes sont fermées. En vain nous frappons à celle du corrégidor pour le prier de nous indiquer un logement; un môme mal peigné nous répond qu'il dort et nous envoie chez le sous-préfet. Là, même message. Nous prenons le parti d'établir notre cam- pement au milieu de la place, où nos animaux broutent déjà l'herbe; mais bientôt le bruit de notre arrivée se répand, et l'on nous invite à accepter une hospitalité que nous aurions mauvaise grâce à refuser. Nous prenons ici un jour de repos, qui nous donne les joies d'une toilette à fond. Le climat est chaud, généralement malsain ; les fièvres chuchu amaigrissent les habitants, dont le nombre est de 900 à 1 000 environ. Les variations de la température sont très brusques. La vallée est très fertile, on y cultive avec succès le maïs, l'aji, le riz, la canne à sucre, le seigle. Les prairies fournissent des pâturages excellents. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 249 Le commerce est réduit à des proportions mesquines et ne reflète qu'une fois par an, à l'époque de la feria^ Taclivité des négociants de toute sorte qui y prennent pari: Cette foire, une des plus iraporlanles du Sud-Est bolivien, attire un grand nombre de commerçants, nationaux et Argentins, où les premiers échangent les produits extrê- mement variés du sol contre les chevaux, mules, ânes, denrées et colonnades des seconds. Elle dure du 25 juillet aux premiers jours de septembre et, à ce moment, de misérables bicoques se louent des prix fous. Les objets d'alimentation et les étoffes d'origine euro- péenne sont importés par les Argentins de Salta et Jujuy. Pendant la durée des ventes, le mouvement de l'argent atteint la somme de deux millions. Deux autres foires, de moindre importance, se tiennent dans la même province, h Ingre et à Sapirangui, mais elles ne se prolongent guère plus de huit jours. Les liba- tions, les danses et le jeu président à toutes ces réunions qui secouent quelque peu les lymphatiques habitants de la contrée. / juillet. — En quittant Sauces, nous entrons dans une des régions les plus sauvages et les plus désertes de la frontière. La végétation y est puissante, mais, jusqu'au Salto, on ne rencontre que peu ou pas de traces d'habita- tions humaines. Le nombre des bras qui exploitent cette vaste et fertile contrée est loin d'être suffisant : on se con- tente d'aller au plus facile, afin d'éviter les défrichements coûteux; mais les profits d'une exploitation en terre vierge rétribuent largement les effoi ts de ceux qui, en très petit nombre, ne ménagent ni leur peine ni leur temps. La prospérité de l'établissement agricole fondé par l'Espagnol Menduina, sur les bords du rio Azero, a libéralement récompensé ses sacrifices. i i juillet. — Nous franchissons une série de contreforts avant d'atteindre la quebrada de Mojorque, qui coule encaissée profondément entre des roches pittoresques. Les granits, les syéniles, les schistes, les grès présen- tent à l'œil le contraste de leur couleur, de leur orienta- 250 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. lion, et de leurs hautes murailles immenses, séparées par un étroit cagnon. A une hauteur de plus de cent mètres, on a jeté, en travers du gouffre, un tronc d'arbre sur lequel le hardi descendant des Incas franchit la gorge de Bartolo. / .9 juillet, — Pour la première fois, nous rencontrons un groupe dlndiens se rendant à Padilla. Les uns vont à pied, porteurs d'un message quelconque; les autres con- duisent au marché leurs charges d'aji rouge, solidement établies sur le dos de leurs ânes. Bien que sachant à quoi nous en tenir, nous nous avi- sons de demander à chacun d'eux la distance qui nous sépare du Salto. Le premier nous dit une lieue ; le deuxième trois, le troisième cinq, et un quatrième, dix! La vérité est que nous n'étions pas à plus de trois lieues. La diversité des opinions émises paraîtrait étrange, si Ton n'était averti que ces Indiens, habitués à parcourir la contrée, ont moins en vue de nous indiquer la distance exacte, qu'ils établis- sent suivant la force de leurs jarrets, que de fixer par ce nombre variable de lieues, le temps nécessaire pour faire le trajet, étant donnés l'état de nos animaux et notre allure. Getic remarque s'applique à tous les gens de la Cordillère aussi bien qu'aux Gauchos de la pampa. En arrivant au Salto, nous voyons les premiers Indiens Quichuas du haut plateau Bolivien. / 3 juillet, — Par la cote de la Geja et de las Gaùas, nous atteignons la falda et la crête du Rosal, laissant à droite la pente abrupte de l'Escalon. La vallée de Rosal se dessine à notre gauche; nos yeux parcourent l'horizon, et fouillent les massifs de la Cordillère orientale. Nous gagnons ainsi l'unique case de Real pampa. La température s'est considérablement refroidie au fur et à mesure que nous avons atteint des sommets plus élevés ; le froid nous paraît d'autant plus sensible que le bois se fait rare et que les Indiens s'en montrent peu pro- digues. / 4 juillet. — Par toute une série de côtes, de quebradas , de vallées fertiles, nous atteignons VAbra (gorge) de San DE BUENOS AIRES A SUGKË. 251 Julîan, au sommet de laquelle une croix a été plantée , et d'où nous dominons la superbe plaine de Padilla, autrefois Laguna. Un temps de galop, et nous arrivons à la ville, qui s'étale gracieuse, au milieu de la plaine entourée de con- treforts. L'absence du corrégidor, qui est Français, permet à Tin- lérimaire de monlrer des exigences auxquelles nous n'étions plus habitués ; il voulait voir nos passeports, et cette mesure nous paraissait aussi étrange qu'inexplicable. A son entête- ment quelque peu intempestif, j'opposai le mien, jusqu'à ce qu'un habitant, auquel nous avions été recommandés, vînt faire entendre raison à ce fonctionnaire récalcitrant en nous offrant chez lui l'hospitalité tradilionnelle des habi- tants du Sud. Dans les visites qui nous furent faites le soir même par le sous-préfet et les membres du conseil municipal, nous eûmes l'explication de cette exigence. Peut-être n'a-t-on pas oublié le voyageur soi-disant Français, que nous avions rencontré à Salta, nous priant de rendre la liberté à son cheval sur les rives du Pilcomayo, et qui disparut de l'hôtel dans la nuit, oubliant de payer sa note. Or, peu de jours auparavant, ce même individu était passé par ici, et, comme il prétextait des fouilles dans les environs, on lui confia les animaux qull demandait. Il disparut, mais en les emmenant. Nous comprîmes alors l'embarras de l'intérimaire du corrégidor, dont la bonne foi avait été surprise par cet aventurier qui voyageait à si bon compte. Ingénieux et trop habile, il avait fait une foule de victimes, surtout parmi les curés de village auxquels il s'adressait de pré- férence , captivant leur sympathie par un excès de dévotion. « Votre église me paraît bien pauvre, leur disait-il : si vous voulez me faire plaisir, vous ne refuserez pas l'offrande d'un voyageur et d'un chrétien!... » Détachant de son carnet un chèque, il souscrivait une somme de 400 ou 500 francs, qu'il offrait au curé, surpris et enthousiasmé! 252 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. Il n'y avait pas de prévenances dont on ne renlourât alors. On metlail les petits plats dans les grands; on lui fournissait tout ce qu'il désirait; et, ainsi de suite, à chaque nouvelle étape ! Mais le piquant de l'affaire, c'est que tous ces chèques étaient tirés sur la maison Arce, de Sucre, bien connue en Bolivie pour sa fortune et ses libérahlés, et à laquelle tous les curés demandèrent le payement de la valeur souscrite. Ce fut chaque jour dans la maison une avalanche de chèques, une procession de visiteurs humbles et em- pressés, se retirant honteux lorsqu'on leur apprenait qu'ils avaient été dupés! Un avis dans les journaux mit fin à cette fumisterie et provoqua l'arrestation de l'individu le soir même de sa disparition de l'hôtel, à Salla. La ville de Padilla s'appelait autrefois Laguna ; on lui a donné le nom du vaillant Bohvien qui, en compagnie de sa femme, soutint une lutte acharnée contre les foixîes de la métropole. Vaincu, il fut fait prisonnier le 14 sep- tembre 1816, et le général espagnol Francisco Javier Aguilera lui coupa lui-même le cou ! La plaine peut avoir, du nord au sud, 3 ou 4 kilomètres, sur 1 ou :2 de l'est à l'ouest. Anciennement, la partie centrale était occupée par un lac aujourd'hui desséché, et dont le fond, facilement recon- naissable, se compose dun abondant sédiment paludéen, mélangé d'argile rouge. Les fossiles y sont très nombreux. Le climat est tempéré, les conditions sanitaires sont bonnes; il n'y a pas d'endémies. La ville est bien percée et bien aérée. Toutes ses rues sont pavées. L'eau y est rare, ce qui retarde beaucoup le développement du com- merce et de l'agriculture. Le débit en varie entre 700 et 450 litres par heure, quantité qui ne peut suffire à une population de 7 000 habitants. Padilla a deux places publiques, deux églises, trois écoles et un collège. La culture produit abondamment seigle, maïs, légumes. Les pâturages nourrissent de nombreux moutons. Les porcs y sont de mauvaise race. Pas d'élevage de chevaux. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 253 Le soir, la musique municipale vient nous donuer une sérénade, pendant que chacun nous présente ses félicita- tions et ses vœux pour la Fête nationale française. 16 juillet, — Nous prenons congé de notre hôte, le docteur Carvajal, qui, en celte circonstance comme en bien d'autres, nous a témoigné la plus cordiale sympathie. L'importance du trafic entre Padilla et Sucre entretient nombre de muletiers qui circulent constamment sur la belle roule reliant ces deux centres. Les villages, de moins en moins espacés, sont habités par une population active, laborieuse, qui tire grand profit du commerce et de l'agri- culture. On sent que nous approchons d'une grande ville, et je m'en réjouis, car notre dénuement est complet; nos fonds sont épuisés, et la fièvre ne nous quitte pas. Le soir de ce même jour, nous gagnons Tomina, village de 400 à 500 habilants, où l'on remarque une très ancienne église, construite par les Espagnols. i 7 juillet, — Etape de sept heures du malin à quatre heures du soir. Nous en avons fini avec les précipices et les fondrières, et, par les fertiles vallées de Tejas et d'Ai- rampo, nous gagnons Tacupaya, au bord de la rivière du même nom, affluent du rio Grande qui appartient au grand bassin amazonique. i 8 juillet, — De vastes maisons de campagne et d'ex- ploitation s'étendent à droite et à gauche de la route; la plus belle est, sans contredit, le Canto Molino, le Chante- Moulin. La minoterie hydraulique de la propriété, dissi- mulée sous un bouquet d'arbres où dominent les saules, broie, sous de puissantes meules, transportées à grands frais, le blé de qualité supérieure qu'on récolte ici en quantité. Le docteur Torrès, propriétaire de Thacienda de Billis- loca, nous donne sur le pays et la région des renseigne- ments intéressants. Nous n'arrivons chez lui que vers deux heures ; un accès dechuchu m'oblige à me coucher aussitôt; sa famille fait tout pour me soulager. Il faut avoir longlemps traîné la fièvre , avoir traversé des régions sauvages et désertes , 254 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. couché à la belle étoile, souffert de la faim et du froid, pour savourer les douceurs d'une bonne table et d'un bon lit, surtout lorsque tout cela vous est offert par un étranger, un inconnu auprès duquel votre qualité seule de tran- seunte, de voyageur, est la plus puissante des recomman- dations. i 9 juillet, — Nous avons du mal à quitter nos hôtes; ils voudraient nous retenir ou tout au moins retarder notre départ, mais nous avons hâte d'arriver à Sucre, dont une courte distance nous sépare, et nous commençons l'ascen- sion de la côte, qui nous conduit au haut du plateau de Tarabuco et de Guasacancha, un des points les plus élevés de la Bolivie. Là, plus un seul lopin de terre qui ne soit cultivé; partout s'étalent de splendides cultures de seigle et de froment. L'extrême fatigue nous oblige à faire halte avant d'avoir atteint l'étape que nous nous étions fixée, et nous prenons gîte dans la cahute d'une pauvre Indienne. Les punaises et les puces nous contraignent à abandonner l'intérieur du taudis, et, par un froid extrêmement vif, nous disposons nos couvertures en plein air, derrière un mur. èO juillet. — Nous sommes sur pied de bonne heure, et nous descendons peu à peu le plateau à la hauteur des deux cerros qui dominent Ghuquisaca. Bientôt les massifs de verdure apparaissent , la blancheur des murailles de Sucre éclate au soleil, les tours des monuments et des églises se dessinent sur le fond bleu du ciel, et cahin-caha nous traversons la ville, dont l'aspect ravive mes souvenirs sur les gens et les lieux. Bien des modifications s'y étaient opérées depuis mon premier passage en juillet 1883. On nous guida jusqu'à l'hôtel, et nous pûmes enfin nous féliciter de notre heu- reuse arrivée dans l'ancienne capitale du Gharcas, terme d'un voyage qui durait depuis la fin de février. On nous croyait perdus. La nouvelle de notre présence au moment même où l'on allait envoyer à notre recherche, se répandit rapidement et nous fûmes aussitôt, de la part du Président, des ministres, des notabilités, l'objet de manifestations sympathiques et enthousiastes. DE BUENOS AIRES A SUCRE. 255 Malgré tout le soin que nous mettions à le dissimuler, notre dénuement n'échappait à personne : aussi le Prési- dent nous fit-il offrir, par le Ministre des affaires étrangères, un généreux subside que nous acceptâmes, par respec- lueuse déférence envers le chef de l'État. Ainsi se termina cette longue pérégrination à travers la République Argentine, le Ghaco et la Bolivie; elle nous avait permis de recueillir une belle collection de croquis et de dessins, complétée par l'ensemble de notre itinéraire détaillé jour par jour depuis les derniers confins dii terri- toire bolivien jusqu'à Sucre. Les soins ne nous furent pas épargnés, et parmi les nom- breux médecins qui nous firent généreusement leurs offres de service, nous éprouvâmes de l'embarras à choisir celui qui devait nous débarrasser de la fièvre au bout de quel- ques jours d'une médication énergique. m DANS LE CHAGO BORÉAL 2 décembre 1886 — 18 novembre 1887. La ville de Sucre, où je passai près de cinq mois avant de repartir pour ma nouvelle exploration, est, comme on sait, la capitale de la Bolivie ; le nombre de ses habitants varie entre 25 000 et 26 000 ; elle fut fondée en 1539 par un des lieulenafnts de Pizarre, don Pedro de Azurés, sous le nom de Ciudad de la Plata, Ville de l'Argent, d'où plus tard on fit par corruption Chuquisaca, de Choquechaca, en quichua le Pont d'Or. En 1840, elle fut appelée Sucre en l'honneur du grand maréchal de Ayacucho D. Antonio José de Sucre, dont le nom brille du plTis pur éclat dans l'his- toire de l'indépendance. La ville est gracieusement assise sur une plate -forme au pied des deux cerros de Ghuruquella et de Sicasica, du sommet desquels la vue embrasse tout le massif des hauts plateaux et plonge dans les plus fertiles vallées du départe- ment. Elle est située à une altitude d'environ 2 844 mètres. La position géographique n'en a pas encore été exactement déterminée. Penlland, l'autorité acceptée par le bureau de la Connaissance des temps, la place par 19^03' lat. S. et 64*^ 24' 10" long. 0. Greenwich; mais il est en désaccord avec d'Orbigny, Masters, Minchin, etc., et de nouvelles observations sont nécessaires. 17 258 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. Les contreforts qui dominent Sucre sont rocailleux et dénudés : la végétation est chétive sur ce sol âpre et rabo- teux; sans être luxuriante, elle offre, dans les gorges, les vallées, les quebradas, un contraste qui repose l'œil du voyageur, fatigué de l'uniforme aridité des hauts plateaux et des massifs qui se succèdent et fuient dans le bleu des lointains horizons. La ville s'étend en gradins du nord au sud, sous le plus beau des ciels, éclairé par un soleil magnifique; elle se révèle de très loin au voyageur qui descend de La Paz, par ses blanches murailles qui s'alignent et s'entrecroisent avec une certaine symétrie, et que mettent encore plus en relief quelques cultures de seigle et de luzerne, des bou- quets d'eucalyptus, les dômes des églises et les toits à tuiles rouges, sans une seule cheminée. Au centre même de la ville se trouve la ligne de partage des eaux qui concourent à la formation du système amazo- nique et de celui de la Plata; celles qui découlent du cerro de Sicasica se dirigent dans le sud, et, par les tor- rents du Tejar, du Quirpinchaca, de l'Habitero et autres, forment la quebrada de Yotala, laquelle, grossie du Tota- coa, débouche à Nucho, dans le Gachimayo, qui se déverse lui-même un peu plus bas dans le Pilcomayo. Celles qui descendent de la partie nord de la ville et du cerro de Ghuruquella passent à Hua ta, tombent dans le rio de Gatalla, ou descendent^u Guanipaya et, grossies de celles des quebradas de Pocpo, Gùcuri, Mojotoro et Ghaco, se jettent dans le Guapay, lequel se rattache à l'Amazone par le Mamore et le Madeira. Gapitale de la Répubhque et du département, elle est le siège de la cour de cassation, de la cour des comptes, de l'archevêché, de l'Université, fondée en 1624 et une des plus anciennes de l'Amérique du Sud. Elle possède une faculté de droit, de médecine et de théologie, des collèges et des écoles; un Gollège pour la propagation de la foi, administré par les moines franciscains ; l'oratoire de Saint- Philippe de Neri, trois monastères et trois couvents, un hôpital et une maison pour les ahénés. Gette dernière, bâtie DANS LE CHAGO BORÉAL. 26i dans des conditions aussi hygiéniques qu'élégantes, fait le plus grand honneur à la généreuse philanthropie de l'an- cien président, D. Gregorio Pacheco, qui la fit élever à ses frais. Parmi les monuments publics dont elle est dotée, la cathédrale figure au premier rang, bien que la richesse de ses trésors soit beaucoup plus appréciable que la pureté de ses lignes; puis viennent les églises de Santo Domingo, San Felipe de la Recoleta, les palais du Président, de la municipalité, les ministères, la place Vingt-Cinq Mai, décorée depuis quelques années seulement; ensuite, les places ou marchés de Santo Domingo, de San Francisco, de San Juan de Dios, etc. Un ancien couvent sert de théâtre à des troupes artis- tiques trop rares, que les habitants de Sucre se font un plaisir d'applaudir. Sur la place Saint -Jean de Dieu se dresse l'obélisque élevé en l'honneur de la Liberté ; au sommet est placée la slalue du général Sucre. Les deux faubourgs de Sucre sont la Recoleta et Sura- pata. L'eau est peu abondante dans la ville, circonstance fâcheuse qui en arrête le développement. Plusieurs projets ont été examinés, celui entre autres d'une dérivation du Gachimayo; tous rencontrent dans leur exécution des diffi- cultés financières que les ressources de l'État ne lui per- mettent pas d'affronter. Les maisons sont propres, quelques-unes élégantes et bien construites ; elles n'ont qu'un étage. Au rez-de-chaus- sée, la partie centrale est occupée par la cour ou saguan, entourée du patio garni de fleurs; les appartements sont propres ; quelques-uns même luxueux. Sucre est éclairée à l'huile, en attendant qu'une com- pagnie industrielle vienne la doter, à l'exemple de La Paz, de la lumière électrique, de réseaux téléphoniques, d'un bon service de voirie, etc. Quelques voitures, victorias ou landaus, amenés à grands frais d'Europe, conduisent, le soir, à l'heure de la promenade, les familles des riches 26- = les rues de la ^ ^e BoUriens à travers les «^'^nrouvera Prado. ^ ^^,ant à S«cre, ^ déparlement, ^ ^^^^^ L'étranger afr 1res capitales a ^,os, ^ le de la part ^f "^j mi vaudra, a i des ^^^^es- sympalh»q»«JéÙ»«r, VenV'«^^Xttà\aÇ^»?.;^\mes, P««^: temps de s»» f^?- police esl ^^*" habitude» ^ ^^^ quv Le service de la P^i^,ols, f^^,^^es «\.f à partir de sion; l'»'"^"''uiantes, ^'^^'K^vo^- ^ T^l coi» des ^^kt tst "^^ •'t'^S^' j:SeS et.;an-«^ désolent les g screnos <^g de leurs si ^oeil, lenr ""' ^^S les notes «Jr^^îrongée d*-^ ^^ ^ rSsC échos de la e-, . ,«i< heures onv ^^^ lemv 5j;'4laBol.v-. ,,ti-éduH»^ v^Mel à Sucre-, o^J^t^les <«»'*<;'; ; géDéreuse bosp^ rue ou a , largement- tienne»* en P . ^,,r«es s» «s de ■ '°S"one.ionn«res, souvent com 26*2 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. Boliviens à travers les rues de la ville ou les allées du Prado. L'étranger arrivant à Sucre, aussi bien, d'ailleurs, que dans toutes les autres capitales de département, trouvera de la part des membres des clubs et des casinos, un accueil sympathique qui lui vaudra, à titre gracieux, et tout le temps de son séjour, l'enlréc des salons et des buffels. Le service de la police est réduit à la plus simple expres- sion; l'aménité des habitants, leurs habitudes calmes, paci- fiques, bienveillantes, écartent les crimes et les délits qui désolent les grands centres d'Europe. La nuit, à partir de dix heures, les serenos (guetteurs), postés au coin des rues, jettent les notes stridentes de leurs sifflets, et lancent à tous les échos de la cité, plongée dans le sommeil, leurs Las diez han dado; Viva Bolivia! — Sereno, (Dix heures ont sonné; Vive la Bolivie! — Beau tejnps.) Il n'y a pas de bon hôtel à Sucre ; on est réduit à se contenter d'une auberge borgne ou de misérables tambos, les maisons de poste où descendent les muletiers. La généreuse hospitalité des Boliviens y supplée d'ailleurs largement. Les marchés se tiennent en pleine rue ou à la Récoba, et, dès les premières heures du jour, les rues s'animent au passage des Indiens et de leurs petits ânes chargés de seigle, de luzerne, de bois à brûler; des laitières postées au coin des rues, des porteuses de pain, des cholas aux jupons bariolés, circulent empressées au miUeu des groupes. Le cimetière de Sucre est loin d'avoir le luxe de ceux de Lima, du Chili, de l'Argentine et surtout de Montevideo. Le climat est sain et très tempéré. La population de Sucre comprend des Hispano-Américains, un assez grand, nombre de métis ou de cholos, quelques créoles et quelques Indiens. Les fonctionnaires, souvent commerçants et industriels, DANS LE GHAGO BORÉAL. 265 sont vêtus à Teuropéenne ; on y suit les modes françaises. Sur la semaine, la dame bolivienne revêt la robe noire de mérinos ou de cachemire ; mais, les dimanches et jours de fête, les rues, les places, les églises, le Prado semblent transformés en faubourgs d*une grande ville de France ; la foule charmante des Boliviennes y circule, portant avec grâce les dernières « créations » de Paris. La promenade favorite est, dans le jour, le Prado, ëitué en bas de la ville ; le soir , les pourtours de la grande place, sur laquelle se fait enlendre Texcellente musique militaire du régiment. Au théâtre, dans les bals, soirées, réunions publiques, l'habit noir et la cravate blanche rivalisent avec les robes à queue très décolletées. Le cholo porte de larges panta- lons à la hussarde, une petite veste courte ne dépassant pas •les hanches, un large chapeau de feutre noir et de forme ronde; il chausse des souliers. La chola est revêtue de polleras, jupes de grosse futaine ou de molleton rouge, vert, jaune, bleu ; elle porte de petits escarpins de cuir ou de soie assez semblables à ceux de nos danseuses, et se coiffe coquettement d*un chapeau d'homme, de feutre mou, rond, à bords étroits. Sa taille et sa tête sont proté- gées par la mante de couleur, rebozo, ou le châle, manta ou veronica, de soie noire ou de mérinos les jours de fêle. Les jambes sont nues en semaine; le dimanche, elles se recouvrent de longs bas de laine de couleur ou de soie. Leurs jupons sont garnis de dentelles qu'elles travaillent à la main ; les oreilles supportent de gros anneaux d'or ou d'argent, ornés quelquefois de pierres précieuses, cara- banas ou ares; les cheveux, divisés au sommet de la tête, retombent derrière les épaules en deux tresses du plus beau noir, terminées par un ruban de soie noire ou café. Quant aux Indiens Quichuas qui peuplent les environs ou circulent dans la ville, leurs costumes varient suivant leurs conditions ou leurs lieux d'origine. Le portefaix est vêtu d'une culotte d'étoffe grossière arrêtée au genou, d'une chemise ou d'un poncho très court, 2G6 EN QUÊTE D'UN PROJET DE ROUTE. et se coiffe de la montera, chapeau rond à peUls bords, orné de paillon de cuivre. Le llamero (conducteur de lamas) porte le même vête- ment, des sandales à la main, un charango à la ceinture, une petite bourse ou sac de cuii-, un poncho en bandou- lière, et la montera à larges bords, ruisselante de pailielles. L'Indien de Qnila-Quila, dont le chapeau est plus mo- deste, porte en arrière un rabul de cuir qui sert à protéi^er ses cheveux longs et tressés. L'Indienne revêt une grosse chemise de laine bleue el, DANS LE CHACO BORÉAL. 267 psr-dessus, une couverture de laine sombre fortement serrée autour du corps. Ses cheveux, courts et abondants. retombent sur le dos en une seule tresse; elle porte le chapeau du llamero. L'Indienne regatona (vendeuse du marché de San Fran- cisco], plus mélisse que pur sang eL coifTée du chapeau de boire avec les gens du pays. Nous prenons congé de nos hôtes, qui nous ont traité avec le plus grand empressement et dont nous emportons le meilleur souvenir. j 7 janvier. — La Pena, notre première étape. Là cha- leur est très forte. L'orage éclate, et, pendant la nuit, crapauds et grenouilles envahissent nos tentes. Parmi les premiers, il en est un, Vescuerzo, énorme et très redouté; il se jette sur sa proie et s'y cramponne avec une force telle qu'on ne peut lui faire lâcher prise : il emporte le mor- ceau. Nous en capturons de beaux spécimens qui mesu- rent jusqu'à 25 centimètres de longueur. / 8 janvier, — Les bourrasques nous retiennent au camp. L'inspection des animaux accuse un chiffre de cent dix-sept mules et de vingt chevaux pour un effectif de soixante-dix hommes. .NS LE CHA€0 HORÉAL. ?«9 19 Janvier. — Un Je nosarricros, ou, |)oiir mieux dire, un des Chiriguanos qui nous escortent en qugiîlé de mule-, tiers, a pris la fuite. La mise en marche devient toujours de plus en plus laborieusp à cause de ces fréquentes déser- tioDs. A dix heures, on pari pour la Herradiira. où nous arrivons à trois heures. êO janvier. — Par suite d'nnehangemenl d'itinéraire conseillé par les guides du pays, je reprends la colonne à la Herradura et la conduis à Guttierez. On nous fuit entrevoir qu'il sera plus facile d'atteindre Saipuru par la roule du Caucayo, Cucueaca, E!embe-Mi et C:\beiadas. A la flore énumérée précédemment, il convient d'ajouter ici : La morelle noire, Solanum tiigrum (negrillo), très commune, le quillai, le quiiackiiju et le ckahar; le fniit 290 JBN QUÊTE d'un PROJET DE HOUTE. de ce dernier est employé comme aliment; Técorce, un fébrifuge très renommé, sert aussi à faire disparaître les lâches du sein; le matico arborescent se montre ici en petits bouquets. Les habitants de la région sont exposés* à des rhuma- tismes fréquents et à des fièvres intermittentes. TS'ous recevons l'hospitalité de deux Français, les frères Gayarré, établis depuis longtemps dans le pays. ki janvier, — Départ pour liai. Les renseignements que me communique Tîndien de la cahute, arrivé depuis peu de rizozog, ne «ont pas faits pour nous rassurer. La sécheresse y est exlrôme depuis longtemps, la récolte a été très mauvaise, les pâturages sont rôtis, enfin il n*a pas plu depuis près d*unan! J'augure mal de notre exploration à travers cette contrée, que, pour bien des raisons appuyées par Texpérience, je considère comme privée d'eau. 22 janvier, — Nous atteignons aujourd'hui Gabezada, en passant à Ilembe-Uasu et Itembe-Mi. Les Tapuis et Ghiriguanos de ces deux villages, réjouis de notre arrivée, nous attendaient pour nous offrir des fromages, des hari- cots, des fruits, etc. Une distribution de bracelets et de colliers les met en fort bonne humeur, et nous partons accompagnés de leurs cris et de leurs vivats. La chaleur est très forte, et, en arrivant à l'étape, un des lieutenants de l'arrière-garde manque à l'appel, par suite d'une forte indisposition qui l'a obligé de rester en arrière. J'envoie à son secours. Les mangara, le mistol et un stramonium rachitique abondent. Nous observons deux nouvelles caprifoliacées et trois variétés de sensitives. .23 janvier. — Par suite de difficultés entre un des capitaines de la colonne et l'intendant, j'attache le pre- mier au service de l'avant-garde. Les jaguars pullulent dans toute cette région ; nous relevons sur le sable de la quebrada un très grand nombre de traces de leur passage. Cinq de nos animaux, effrayés pendant la nuit, ont pris la fuite, et nous perdons beaucoup de temps à les chercher. DANS LE GHAGO BORÉAL. 291 Néanmoins nous arrivons à onze heures à Saipuru, ancienne Mission de chélive apparence. L'autorilé locale n'a pris aucun soin de nous procurer des logements ou de s'assurer d'un parc pour y renfermer nos animaux, qui errent en quête de pâturages dans les rues sableuses du pueblo. L'occupation que nous faisons du premier potrero qui se présente attire les protesta- tions du propriétaire. Sur la place du village nous tuons trois serpents, dont deux Bothrops atrox. 24 janvier, — Le dernier rempart des Andes du côté du Chaco doit être un intéressant poste d'observation. J'envoie donc une commission au cerro de Murubali, pour relever les points notables du Chaco, qui se déroule à ses pieds. Un avis du P. Doroteo m'annonce son arrivée à Parapiti. 25 janvier, — L'escouade ne rentre du Murubati que vers une heure du malin. La musique infernale des Tapuis nous tient éveillés toute la nuit ; les chiens hurlent à tous les échos. 26 janvier. — Notre marche s'effectue sans incident à travers des terrains absolument incultes et sablonneux, jusqu'à la grande lagune de Carandaiti, où nous arrivons vers les cinq heures. L'état sanitaire de la colonne laisse à désirer; neuf malades nécessitent les soins du médecin. 27 janvier, — Les rumeurs les plus malveillantes à notre endroit circulent parmi les populations de l'Izozog. On accuse la colonne de réquisitionner bétes et gens de la façon la plus brutale. Nous nous rendons parfaitement compte de la source et du but de ces manœuvres, que rien ne justifie. La campée qu'il nous faut atteindre aujourd'hui est à une grande distance dans la forêt. Par suite de mesures décidées entre le corrégidor et nous, des Indiens devaient être échelonnés tout le long de ce parcours avec des cruches pleines d'eau; maiâ ceux-ci surprennent notre bonne foi, heureux de jouer une bonne farce aux Collas (c'est ainsi 292 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROOTE. que, par ironie, on commençait à désigner la colonne). Ils se massent tous à Tentrée et nous affirment avec ensemble que nous trouverons de l'eau à peu de distance. Mais c'est à grand'peine que nous arrivons à l'étape cinq heures après leur départ, et sans en avoir rencontré une goutte! Depuis quelques jours, il était facile de l'observer, on prenait plaisir à se jouer de notre bonne foi. Cinq hommes, venus nous rejoindre par la rive droite du Parapiti, assu- rent, au contraire, qu'il nous reste encore une douzaine de lieues en forêt pour atteindre le Parapili, et que jusque-là l'eau manque complètement. Les fantassins souffrent de la chaleur et de la soif; et ce début impressionne mes compagnons. ^8 janvier. — A l'aube, profitant des heures où le soleil n'est pas encore ardent, nous parlons pour Ipa- piau et Iguiasiriri. Marche lente et pénible : la route est sableuse et la chaleur suffocante. Fort heureusement, les fruits quelque peu acidulés du cactus ulaia servent à tromper notre soif. Prenant le commandement de l'avant- garde, nous hâtons la course vers la rivière, afin de donner aux piétons l'assurance que nous leur enverrons de l'eau, ce qui les aidera à terminer plus facilement l'étape. A Ipapiau, les ranchos sont abandonnés ; quelques vieilles Indiennes tremblantes répondent à nos questions par des : Baeti (Il n'y a rien). Les gens ont pris la fuite pour se cacher dans la forêt. Je renvoie quelques hommes avec des outres et gourdes pleines d'eau, pour secourir le gros de nos forces. Entre temps je cherche le gué qui conduit à Iguiasiriri. Le pas- sage en est difficile, par suite de la violence du flot et des bourbiers ou sables mouvants. Un de mes compagnons est précipité à l'eau ; son cheval disparaît. Les Indiens Tapuis se portent à notre secours. A la rancheria où réside Yambae, leur grand capitaine, la population est toute disposée à nous servir. — Circon- stance des plus favorables, car nous avions grand besoin d'aide : la rivière, en cet endroit, est large de deux kilo- DANS LE GHAGO BORÉAL. 293 mètres. Les hommes mettent pied à terre et se tienaent par la main en arrivant à l'endroit dangereux. Quelques Tapuis les guident : d'autres transportent les charges à l'aide de bâtons et de perches. L'opération s'effectue sans encombre, et notre entrée à Iguiasiriri, dans un costume que la circonstance a réduit à sa plus simple expression, n'émeut guère les habitants. Le capitaine tapui est absent, mais ses fils, et ils sont nombreux, nous accueillent avec intérêt. Le soir, à son arrivée, il nous convie à l'inévitable chicha et nous offre quelques moutons. 29 janvier, — Toute la région située au pied des Andes et baignée par le Parapiti, porte le nom d'Izozog-de Uopa Ozozo, € lieu où l'eau se perd » . Le mot Parapiti dérive de Paripi-ti-hi, t eau qui tue >, par suite des sables mouvants et des fondrières de ce rio, qui occasionnent de nombreux accidents. C'est d'ailleurs un peu plus en amont que la rivière se dessèche et forme de grandes plages arénacées que pen- dant l'été les habitants de la contrée creusent afin de se procurer l'eau nécessaire pour eux et pour leurs troupeaux. Les Tapuis de la région sont soumis aux autorités locales qui, elles-mêmes, relèvent de la préfecture de Santa Gruz. Nous observons dans l'est une série de cerros qu'il serait intéressant d'examiner, à cause de leur position au-dessus du Ghaco. Les renseignements donnés à Lagunillas sur l'extrême aridité de la contrée se trouvent malheureusement con- firmés : depuis un an, il n'a plu qu'une fois : encore l'averse n'était-elle guère copieuse. Le corrégidor nous avise qu'il n'a reçu de Santa Gruz aucun ordre relatif à notre arrivée et à notre séjour dans l'Izozog! Gette indifférence du préfet à l'égard d'une co- lonne bolivienne me surprend. Quoi qu'il en soit, le magis- trat se met à notre disposition. Un des ouvriers occupés au sentier que nous sommes chargés de reconnaître, nous apprend que les travaux ont dû être abandonnés à cause de la rareté de l'eau; la 294 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. plaine argilo^sableuse alterne avec quelques plis de ter- rain, et il est difficile de se frayer un passage sur ce sol couvert d'une végétation compacte et rabougrie de cactus et de caraoattas, Les Indiens qui sillonnent la con- trée ne sont pas à redouter; mais il nous les dépeint comme des êtres mystérieux et insaisissables, Le nom de la tribu est Yanaiguas ; on les appelle aussi En Pelotas (parce qu'ils vont tout nus), Sirionos, Iliru Goimbae et Guariôocas. Ces Indiens se cachent au plus profond des forêts; ils ont la tête rasée et ne conservent qu'une seule mèche de cheveux, au sommet du crâne; ils portent toute la barbe, qu'ils ont longue et très noire; ils sont grands et forts, mais très ventrus, car ils ne se nourrissent guère que du miel qui abonde dans le Chaco boréal. Leur arme favorite est un gourdin dégrossi à un des bouts. Us atta- quent lâchement pendant la nuit; mais nous n'avons pas à nous en préoccuper ; les difficultés de la marche seront toutes matérielles. A la tombée de la nuit, les grondements du tonnerre semblent annoncer l'approche d'une averse; il en est, nous dit-on, presque tous les jours ainsi. L'orage se forme sur l'horizon de l'est, il monte jusqu'à environ la moitié de la distance qui le sépare du zénith, puis tout à coup il passe au sud, puis au sud-ouest, pour aller le plus souvent se confondre avec le banc de nuages qui couvre la Cordillère dans presque toute sa longueur. 30 janvier. — L'ordre de marche est donné pour le Cobei, d'où je me dispose à visiter le cerro Tamane. Plusieurs capitaines tapuis sont venus ce matin, accom- pagnés de quelques-uns de leurs sujets. Nous atteignons vers midi le village du Cobei. J'orga- nise aussitôt mon départ pour le Tamane, laissant les hommes de la colonne sous la commandement du chef militaire. Nous arrivons au pied du cerro à cinq heures, et nous en faisons l'ascension à pied, sous la conduite de Chinoko, un vieux capitaine lapui. La montée est peu rapide du côté occidental par où nous attaquons le cerro. Le terrain est DANS LS CHACO BORÉAL. 295 sablonneux et presque dépourvu de végétation. En arri- vant au sommet, nous traversons un petit bosquet, et la vue embrasse tout à coup jusqu'aux limites du plus vaste horizon. La plaine, boisée, uniforme, se déroule à nos pieds. A droite et à gauche s'échelonnent une série de cerros à déterminer plus tard. Pour le moment, tout entiers aux impressions qui nous font battre le cœur, nous contemplons avec recueillement l'immensité muette à travers laquelle nous allons nous lancer à la conquête du rio Paraguay. Le coucher du soleil est superbe de l'autre côté des Andes, confondues dans les nuages. La nuit est délicieuse ; nous jouissons d'un spectacle incomparable. Le souvenir de ceux qui ont succombé un peu plus bas, dans le sud, nous envahit et nous pénètre. La présence des jaguars se trahit par de nombreuses traces de leur passage : aussi entretenons-nous soigneu- sement le brasier, dont la lueur doit bien surprendre les Yanaiguas, s'il y en a de campés au pied du cerro. Roulés dans nos couvertures, nous nous endormons enfin, la face tournée vers l'orient. 3 i janvier, — Estimant que la vue de cet horizon est de nature à donner confiance à nos hommes, je leur envoie Tordre de rallier le Tamane. Us arrivent dans la matinée. Un groupe de condors, qui ont leur nid dans les anfrac- tuosités de la muraille orientale du cerro, plane au-dessus de nos tètes. Le pavillon boUvien flotte pour la première fois sur le cerro, et nos deux clairons le saluent. Après avoir procédé, à l'aide de la boussole et du sex- tant, au relèvement rapide des points en saillie, nous reve- nons au Cobei, heureux de notre excursion et des résul- tats obtenus. i^'' février, — Le vent souffle du nord avec violence et soulève des nuages de poussière et de sable qui nous aveuglent. A lobi, le capitaine Yambae, déjà vieux, nous présente ses nouvelles femmes et ses filles. Dans chaque village que nous traversons, les Tapuis s'empressent de nous offrir la chicha. 296 EN UUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. (ies Indiens sonl, pour la plupart, aussi discrets que menteurs; les créoles et métis de la région, en majeure partie originaires de Santa Gruz, se montrent peu favo- rables à notre entreprise. Nous campons a Âguarati. Les vents du nord balayent le pays pendant une grande partie de l'année, aux mois d'octobre et de novembre sur- tout. Ils n'amènent jamais de pluie, et, lorsqu'ils mollis- sent, ils passent à l'ouest. Ceux du sud se font alors sentir, avec la chance de déterminer des averses. 2 février, — Impossible de partir aujourd'hui : presque tous les Indiens du village se sont enfuis dans les bois, emmenant leurs troupeaux et leurs femmes. La cause d'un revirement aussi soudain nous échappe : aucun abus de notre part n'a été commis ; sans doute les gens de la fron- tière nous dépeignent-ils comme des voleurs et des bri- gands. Aussitôt je dicte l'ordre de planter le pavillon bolivien au milieu du campement, et j'avise les quelques Tapuis encore près de nous que si, dans le délai d'une demi-heure, tous les Indiens du village n'ont pas, eux, leurs femmes et leurs animaux, réintégré les ranchos, j'ordonnerai à mes hommes de parcourir les environs pour les ramener de force. En moins d'un quart d'heure, leurs cris font sortir des bois les indigènes qui s'y étaient blotlis, et tous défi- lent au grand complet en saluant le pavillon, auquel ils viennent donner une aubade. Une ample distribution de colliers, de tabac et de verro- terie met lin à leur hésitation, et ils nous avouent que les chrétiens de la frontière les avaient induits en erreur. Ils nous offrent à leur tour des courges, de la farine de mais et de la chicha. 3 février, — En arrivant à Garumbei, nous trouvons les Indiens formés sur deux rangs pour nous saluer; chacun s'établit dans la cahute qui lui a été assignée et prend ses dispositions pour un séjour dont nous ne prévoyons pas la durée, car c'est d'ici que nous partirons pour l'est, afin de continuer la reconnaissance du sentier abandonné iK)ur DANS LE GHÂGO BOnÉAL. 297 cause de manque d'eau, et de rallier le cerro San Miguel, pour gagner Puerto Pacheco. Contrairement à ce qu'on nous avait assuré, il n'y a pas de pâturage à Carumbei et nous sommes obligés d'envoyer nos animaux à une dis- tance de plus de deux lieues. Les chrétiems, auxquels nous demandons à acheter des animaux de boucherie, préten- dent n'être ici que des domestiques et n'avoir pas d'ordres de leui's patrons de Santa Gruz ! Notre base d'opérations est donc peu solide, par suite du mauvais esprit qui anime les Crucenos à l'égard de la colonne et de l'indifférence qu'a montrée le préfet de ce département bolivien. J'ai hâte de me rendre compte par moi-même de l'état du sentier, et, dès après-demain, j'en commencerai l'étude. 5 février, — Accompagné d'une douzaine d'hommes, je me mets en marche vers sept heures du matin. Nous perdons pendant deux heures les traces du sentier, et, malgré les efforts de nos guides, nous ne parvenons à le retrouver qu'en nous servant de la boussole. Notre éton- nement fut grand en constatant ce fait : où était donc la route carrossable dont on nous avait assuré l'existence? Nous entrons dans le bois : l'eau se fait rare et les pâturages manquent ; épines et ronces nous déchirent pieds et jambes. Trois hommes qui s'engagent dans la forêt pour chercher inutilement de l'eau, s'égarent, et on ne les retrouve pas sans peine. Nous campons à cinq heures à Varroyo de los Senderos, 6 février. — Nuit très mauvaise : les jaguars et les pumas effrayent nos animaux. L'un d'eux disparaît. La chaleur est très forte et la marche laborieuse. Nous ne trou- vons pas une seule goutte d'eau après le campement dit de San Pedro, et, dans la même forêt, uniforme et sauvage, on bivouaque â quatre heures du soir. Les premiers travailleurs avaient coupé des troncs de samuhu pour y faire un dépôt d'eau ; nous n'y en retrou- vons qu'une très faible quantité, encore à moitié pourrie. On cherche à la désinfecter avec un peu de charbon. Toute la nuit se passe en alertes continuelles. 298 EN QUÊTE d'un PROJET DE BOUTE. 7 février, — Escorté d'uu seul homme, je pousse jusqu'à la fm du seatier que nous atteiguons vers deux heures. Montant sur un arbre élevé, je ne vois autour de nous que la sylve, immense et monotone. Nous retournons rejoindre nos compagnons; en route je tire un superbe chevreuil et nous capturons une belle tortue. Les garapatas pullulent; nous en sommes littéralement dévorés. 8 février. — Nous revenons sur Carumbei ; la chaleur est excessive et nous oblige à faire halte à Tarroyo de San Pedro. Nos animaux souffrent des déchirures faites par les épines et les ronces, une entre autres extrêmement abon- dante, appelée ici uha de gato, « ongle de chat ». 9 février. — Carumbei. Tous nos vêlements sont en loques. Le détachement envoyé en observation au Tamane, sous les ordres d'un capitaine, revient dans l'après-midi et dit avoir aperçu des feux dans la direclion du San Miguel. Je décide d'aller demain reconnaître le cerro Gurupautu : le capitaine tapui Yambae nous accompagnera dans celle nouvelle exploration. / février. — Départ à dix heures ; à travers une forêt épineuse exlrêraement épaisse, nous atteignons au crépus- cule le sommet du Gurupautu. Pas une goutte d'eau sur toute la longueur de l'étape, A la nuit, nous apercevons les feux allumés par le détachement campé sur le cerro Tamane; j'en fais le relèvement à la boussole et au théo- dolite, puis à la lunette Rochon. Nous attendons impatiemment le jour pour nous procurer de l'eau ; quelques-uns des hommes veulent môme rentrer à Carumbei; le capitaine Yambae prétexte qu'il ne peut supporter la soif. Je déclare que personne ne quittera le campement, et j'envoie deux Tapuis à Carumbei pour renou- veler notre provision. Laissant bivouac et montures sous la garde de Yambae et de deux domestiques, nous nous frayons passage à coups de hache et de machete (sabre d'abatage) dans une forêt très dense : nous traversons deux plis de terrain sans découvrir à l'est l'horizon de la plaine. Le passage du troi- DANS LE CHACO BOBÉAL. 399 Bième n'offre pas de meilleureg condi lions , nous faiKoas un dernier efforl pour atteindre le quatrième et dernier Deux hommes tombent épuises, on se met en quéle de cipoi, une plante gnmpanle dont Je racine conlienl de l'eau , Doub avons la chance d en Irouver deux, que l'on extrait à une profondeur de plus de 1 m 60 Vers midi, noua atteignons enfin le sommet du ceiro; la vue embrasse loul I horizon a dioilc, a gauche, en face; aucune montagne ne sp profile vers l'est, mais quatre lignes de ressauts et de plus se développent dans le N N E., i'E -N C , l'O S et 1 E S E Une épaisse fumée se dégage du pied du San Miguel quelques \auaiguas sla- tionnentdansce'- parages, 1 orage «e forme dans le N N E-, mais nVclate pas sur nous, a notie giand désappointe- ment, la chaleur nous suffoque, notre soif est ardente; 300 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. nous revenons sur nos pas ; les hommes creusent le sable et s*y couchent tout nus. Le danger est imminent ; accompagné du plus jeune de la troupe, je me dirige sur le bivouac afin d'activer le retour des porteurs d'eau que, fort heureusement, nous rencontrons à moitié route. Le vieux Yambae, enfoui, lui aussi, dans le sable, suce des morceaux de cipoi que lui a jetés un des siens; notre arrivée et surtout celle de l'eau, l'arrachent à sa prostration. Vers les sept heures, tous nos camarades ont réintégré le campement; nous repar- tirons pour Carumbei dès les premières lueurs du jour. 12 février, — Le retour s'effectue sans autre incident que la capture d'un crotale vivant mesurant 1 m. SO de long et dont la queue se compose de huit anneaux. i3 février, — Les trois membres de l'expédition qui devaient présenter un rapport et des conclusions sur la via- bilité du sentier projeté entre Carumbei et le San Miguel me remettent l'élude qu'ils en ont faite, et qui conclut à l'impraticabilité absolue. Ce résultat est en contradiction flagrante avec les affir- mations du concessionnaire ; je me hâte d'en faire par\ au gouvernement de Sucre, lui demandant une nouvelle con- firmation de ses ordres, avant de lancer la colonne dans une région où l'eau et les pâturages font complètement défaut. Deux de nos hommes partent pour Sucre ; ils remettront le pli aux Ministres et nous rapporteront la réponse au plus vite. i4 février, — Deux officiers nationaux de la frontière m'offrent leur démission, que j'accepte; dans une cam- pagne de celle nature, mieux vaut un nombre restreint d'in- dividus résolus qu'un effectif élevé dans lequel il y aurait à faire la part des hésitants. i 5 février, — Aujourd'hui, en chassant, je me suis égaré dans la forêt. Mon absence inquiète les hommes, qui battent du tambour et sonnent du clairon dans toutes les directions; des détachements se mettent à ma recherche, et, vers neuf heures, l'un d'eux finit par me retrouver. i 6 féviner, — Nouvelle course au cerro Tamane pour DANS LE CHACO BORÉAL. 301 procéder à une nouvelle série de relèvements du cerro San Miguel. i7 février. — Au retour, nous perdons notre roule; j'en profite pour prendre un excellent bain dans un petit ruisseau. / 8 février. — Le docteur Camo est parvenu à déterrer deux crânes de Tapuis dans la cahute où il est logé ; l'un est celui d'un fils de Yambae. La nouvelle se répand parmi les Indiens, qui se bornent à disparaître pendant quelques jours. y 9 février. — La commission chargée de mesurer la longueur du sentier revient à Carumbei, apportant une nouvelle preuve d'erreur à la charge du concessionnaire ; il avait fixé à 117 le nombre des kilomètres ouverts, alors qu'en réalité il n'y en a que 105. .20 février. — A l'occasijn du carnaval je fais distribuer une ration d'eau-de-vie et de chicha à nos hommes, et de tabac aux Indiens ; puis nous passons de l'autre côté de la rivière pour assister aux divertissements des naturels. Ils nous offrent des bancs et d'interminables tragos de chicha. Tous les visages sont enluminés par les ardeurs de la danse. Quelques Indiennes se sont peint la figure avec du rocou. L'orchestre se compose d'une douzaine de tambours et d'un flageolet. Le rythme est toujours le même, du matin au soir et du soir au malin. Réunis en cercle, à l'ombre d'un algarrobo, hommes et femmes, jeunes et vieux, gambadent autour d'un énorme yambui plein de chicha et disposé au milieu de la place. Les femmes ont revêtu leur tipoi ; les hommes sont en bras de chemise. Quelques-uns se sont garni la tête d'un masque {aue- rueru) taillé dans l'épaisseur d'un samuhu. Ils l'assujet- tissent autour de leur tête avec un mouchoir qu'ils se passent au cou, et, une bouteille à la main et des oripeaux aux bras et aux jambes, ils se livrent à des sauteries effré- nées. Les Indiennes nous prennent par le bras et nous emmè- nent à la danse, qui se réduit à un mouvement cadencé 302 EN QUÊTE D'UN PROJET DE ROUTE. des hanches, puis nous rejettent avec la même désinvolture pour se précipiter sur de nouveaux « cavaliers » . Les liba- tions continuent nuit et jour, entraînant des scènes de débauche et de promiscuité révoltantes. Les chrétiens de la frontière s'associent à toutes ces réjouissances et prê- chent malheureusement d'exemple. 2i février. — La journée se passe sans incidents; le carnaval bat son plein chez les Indiens et les civilisés ; ofR- ciers et soldats en profitent largement. ^2 février. — A Tappel du matin nous constatons l'ab- sence de trois hommes. 23 février, — Les esprits s'échauffent; les buveries se renouvellent. Les créoles et métis de la région accourent de toutes parts, et nul visiteur ne peut se présenter sans être assailli immédiatement par tout le personnel du rancho, qui lui lance, à la flgure, daûs les cheveux, sur les vêtements, de la farine de maïs ou de haricots teinte en rouge, bleu, vert ou jaune ; le divertissement général consiste à diss i muler soigneusement la poudre dont on est porteur, et à surprendre quelque naïf pour le barioler des couleurs les plus diverses. Vers trois heures de l'après-midi, quatre chrétiens se présentent à cheval. A leur allure et à leur attitude il est aisé de voir qu'ils n'ont pas fêté le carême : ils tiennent à me donner le spectacle du chivo (chèvre). L'un d'eux en porte une vivante suspendue à sa selle ; saisissant une de ses pattes de derrière, qu'il consolide en se l'attachant au poignet, il fait tourner la pauvre bête, en lançant son cheval au galop, pendant que les autres, se mettant à sa poursuite, cherchent à s'emparer de la bêle; si tous les cavaliers sont fermes sur leur monture, Tanimal est écar- telé; mais, dans le cas présent, les poussées et tiraille- ments font perdre l'équilibre à nos hommes, qui roulent dans la poussière. La scène se termine par une mêlée, et l'un d'eux, à moitié assommé, reste sur le carreau. 24 février. — Il est essentiel de soustraire les hommes à cette vie de paresse : je vais donc reconnaître le cours DANS LE CHACO BORÉAL. 305 et la région du Parapiti, en amont de Garumbei, ne laissant qu'une escouade à la garde du campement. Au premier village de Tapuis, à Yagaigua (Puits du Tigre), nous ne trouvons que très peu d'Indiens; les autres, très probablement, continuent le carnaval dans quelque rancheria voisine. En inspectant les cases, nous n'y voyons que des vieilles ou des infirmes; sauf dans un rancho, où l'on trouve une jeune Tapui, à genoux sur un caire. Notre vue l'épouvante, et elle cherche à se dissimuler der- rière un poncho. C'est une Indienne arrivée à Tàge nubile : l'usage veut qu'elle se soumette à un isolement volontaire, qu'elle ne parle à personne, qu'elle ne se nourrisse que de quel- ques grains de haricots ou de maïs. Cette période, pendant laquelle elle est considérée comme immonde, dure souvent un an. Personne ne veut nous désigner le sentier conduisant à l'endroit où les sons du tambour disent que les Tapuis sont en fête. Nous obligeons deux Indiens à nous suivre. Arrivés près du rancho, ils prétendent ne pas connaître la région. Le fait est qu'ils redoutent des représailles. Nous avançons brusquement et faisons irruption au milieu de la fête. Panique générale; chacun tâche de s'enfuir, mais nous happons au passage le capitaine que nous désignent son aVie de fête et sa mboivera (plaque d'argent). Je lui fais expliquer ce que nous désirons de lui et des siens, puis il est convenu que, moyennant salaire, ils vont nous accompagner dans notre exploration du Parapili. Pendant qu'ils rassemblent leur provision d'aticui (maïs rôti en grains ou en farine), le bal recommence, et norus nous assurons la conquête de tous en sonnant du clairon pour marquer le rythme de la danse. Du tabac et quelques verroteries font le reste. Celte tribu, que nous traitions, contre nos habitudes, avec plus de rigueur que l'on ne pourrait croire nécessaire, était placée sous les ordres d'un capitaine qui ne recon- naissait ni le pouvoir de Yambae, ni celui des autorités locales. Son arrogance nous avait frappés lors de notre 20 306 EN QUÊTE D*UN PUOJET DE ROUTE. arrivée à Carumbei, et il nous convenait d'affirmer notre droit el de compromettre son influence et son prestige en l'obligeant à nous suivre en personne. Cet acte de vigueur entraîna les plus heureuses consé- quences. Nous étions à peine à quelques mètres de la tribu, qu'accourait, hors d haleine, un Indien armé de toutes ses flèches, la figure et la poitrine barbouillées de noir de fumée. C'était un guerrier qui nous offrait ses bons ser- vices et reprochait énergiquement à son capitaine sa mol- lesse et sa lâcheté! Se frappant du poing la poitrine, mon- trant la croix qu'en guise de cible il s'était tracée sur le cœur pour défier ses ennemis, il lui reprochait de n'avoir pas ordonné à tous de nous accompagner et de prendre les armes, puisque nous allions combattre peut-être les Yanai- guas leurs ennemis. Nous établissons le campement à une cahute nommée la Matanza, en souvenir du crime horrible que perpétrèrent, il y a sept ans, les Indiens Yanaiguas sur sept métisses de la frontière qu'ils égorgèrent pendant leur sommeil. !ib février. — A six heures nous enfilons un petit sen- tier qui nous conduit dans le bois. Les fourrés, très épais, rendent la marche difficile ; le terrain est inondé, les eaux du Parapili s'étendent à travers la forêt où elles forment de nombreux bourbiers. Nous marchons avec précaution, mais l'eau atteint le ventre de nos animaux. Les chutes sont fréquentes ; après une heure d'efforts, reconnaissant l'im- possibilité d'y engager tout le convoi, je donne l'ordre de nous replier, pour camper au premier endroit sec qu'on trouvera. •Toutes nos provisions sont mouillées et plusieurs ani- maux embourbés; nous passons une bonne partie de la journée à réparer ces accidents. Le soleil est ardent; tout a le temps de sécher pendant qu'un détachement opère une reconnaissance dans l'est el le nord-est pour découvrir un meilleur passage. Les résultats en sont négatifs : la forêt s'étend partout, épaisse et impénétrable, et mieux vaut encore suivre le cours des eaux que de s'en trop éloigner. En conséquence, DANS LE GHAGO BORÉAL. 307 je décide que, laissant tous nos animaux au bivouac, sous la garde d'un piquet, nous irons à pied, armes et vivres sur le dos. Chacun reçoit sa ration de charqui, maïs, café, sucre, tabac; demain, nous partirons à la première heure. Nous appelons ce campement les Murcielagos, en souvenir des nombreuses chauves-souris vampires qui, toute la nuit, ont sucé bêtes et gens. 26 février. — Ma petite troupe est sur pied, et chacun à son poste; je prends la tête et donne l'ordre de marche. Nous entrons dans le marais, sondant les fondrières avec des bâtons. Nos bottes pleines d'eau embarrassent la marche, mais nous préservent un peu des épines et des ronces. En temps de basses eaux, les Tapuis traversent cette région pour aller pêcher au grand lac d'Âncararenda ; actuellement les crues ont tout couvert. Quoi qu'il en soit, nous arri- vons vers onze heures à l'endroit dit Corral ou Algarrobal, en souvenir du crime commis il y a quelques années par les Yanaiguas de cette région. Deux habitants de Santa Gruz, poursuivis par la justice, s'étaient enfuis dans l'Izozog et avaient atteint ce lieu sauvage. Séduits par la situation pittoresque du lieu, ils construisirent une hutte et établi- rent un corral fouT leurs animaux. Mais ils avaient compté sans les Yanaiguas, qui se présentèrent une nuit en nombre considérable. Nos gens échappèrent d'abord aux Indiens, et se réfugièrent sur des arbres. Au jour, ils furent massa- crés sans pitié. Nos guides nous apprennent que la baisse des eaux du Parapiti a Heu au moment de la floraison de l'algarrobo, c'est-à-dire d'août à novembre; ils racontent que, lorsque les Yanaiguas ont froid, ils font un trou en terre et s'y enfouissent pour se réchauffer. Pendant une halte, nous nous emparons de superbes anguilles que je m'empresse de faire cuire, au grand éton- nement de mes hommes, qui les prenaient pour des cou- leuvres! Une magnifique tortue vient encore augmenter nos provisions. A deux heures nous repataugeons au milieu des bourbiers et marais, et à quatre heures nous campons près d'Ancararenda (le Grand Lac). Impossible aujourd'hui 308 EN QUÊTE d'un PROJET DB ROUTE. d'aller plus loin : la ohaleur est très forte, 43 degrés cen- tigrades à Tombre; une bourrasque semble imminente. Nous prenons toutes nos dispositions pour bien suspendre nos hamacs, les consolider et éviter la chute des arbres brisés par Touragan, qui va dissiper, nous l'espérons, les nuées épaisses de moustiques présentement abattues sur nous. Pendant la nuit, les vents redoublent de violence, secouent les arbres et ballottent nos couchettes d'une façon inquié- tante ; le tonnerre gronde et se rapproche. Vers cinq heures nous sommes debout. 21 féoriei\ — Nos bottes nous ont blessé les jambes et les pieds; le séjour trop prolongé dans l'eau en a ramolli les contreforts, impossible de s'en servir; nous marchons déchaussés, amarrant nos caleçons avec des bouts de corde. L'orage éclate, et l'averse, dont nous avons si peu besoin aujourd'hui, nous trempe jusqu'aux os. Le thermomètre tombe tout d'un coup à 12 degrés centigrades. Nous atteignons ainsi la rive occidentale du superbe lac d'Ancararenda. Il s'étend à perte de vue dans le sens du méridien. Le courant, très peu sensible, se dirige vers le sud. La végétation est puissante et majestueuse. Les rives sont très fangeuses. Après une rapide inspection des lieux, nous nous proposons de suivre les plages du lac, cherchant ainsi à le tourner par le sud pour le doubler sur notre gauche et faire route dans l'E.-N.-E. Mais, toutes les fois que nous voulons nous approcher, les eaux nous rejet- tent à droite; à certains passages, elles nous montent jus- qu'au cou» S'y jeter pour gagner l'autre rive est impos- sible, car les hommes, à part deux ou trois, ne savent pas nager, et le nombre incalculable des palometas qu'elles nourrissent nous exposerait aux morsures les plus cruelles. Nous n'obliquons, du reste, que contraints et forcés. Les épines des feuilles de palmier (carandai) nous met- tent en sang pieds et jambes ; si nous cherchons à nous éloigner des bords du lac, nous retombons dans des fourrés impénétrables, et, rejetés ainsi en arrière malgré nous, nous finissons, au bout de trois heures de celte marche. DANS LB GHAGO BORÉAL. 309 par revenir au point de départ. L'eau nous environne de tous côtés; le terrain que nous occupons semble une île perdue au milieu d'un océan de bourbiers et de lagunes. Nos guides commencent à s'effrayer et à m'entretenir du danger possible d'une crue qui nous couperait la retraite. Nous revenons donc au point où nous avions touché le lac, et, suivi de trois compagnons, je cherche uti passage dans le N.-O.; là encore, les bourbiet^ nous arrêtent et, dans l'eau jusqu'au cou, nous nous rendons bien compte qu'aucun côté n'est praticable. En conséquence, nous n'irons pas plus loin, au moins sur cette rive droite du Parapili, et, transis, grelottants, épuisés, nous rejoignons nos camarades. La dépression où viennent s'amasser les eaux du Para- piti embrasse une étendue dont nous ne pouvons nous faire une idée exacte, mais que j'estime considérable. Nos Tapuis eux-mêmes disent n'avoir jamais pu dépasser le lieu que nous occupons. Les eaux sont très poissonneuses, et les Indiens nous énumèrent les espèces suivantes : Vaguara (bouche de renard), le ienene^ le mandissi, le yandii (de couleur bleue), Yandiray le carainompea (« qui a une tresse comme le carai », le chrétien), le Bûinca (rond), le timanavera (de Hmana^ délié, et de vera, resplendis- sant) ^ le pirakise (à dos en forme de couteau) ^ le piraki- sendi (de pira^ poisson blanc, et kisendi, en forme de cou- teau), le tamboatacambif le pirantiy le palncha (queue en forme de couteau), Vuza (crabe), le sipopegua (mince comme la liane appelée sipope; de sipo, nom générique, pe, mince, et gua, chose), le mangurttyu, le pikintiy le pinai (palometa), Vacctm, le ^aree, le yet/ui, Virandeta, lo tambouat, le caruguaruzUy Vinniay le pirambocayu, le pira ou sabalo, le mandii ou bagre, le busu ou anguille, ïiplauy le gitairactty le pikiy etc. Les carumbe (tortues) abondent. La flore nous a paru caractérisée par les espèces ci-après : Le tiurutïdi (de curu^ rugueux, et undi^ arbre à fruits), très commun; le guimpehti (de guira^ arbre, pen, droit, 310 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. et ti, blanc) ; le carandai, palmier à éventail ; le yagua- tasi (de yagua^ ligre, et tasi^ fourmi), en raison d'une fourmi carnassière très abondante sur cet arbuste; Visipo (d'îsi, plante, liane, et jjo, qui grimpe) ; le yaguapenca (de yagua, tigre, et penca^ griffe ouverte), en raison de ses épines étalées, puis recourbées; le yuquiri (de yuqui^ sel, et n, salé), employé par les gens de la frontière, qui le brûlent pour obtenir des cendres qu'ils utilisent dans la préparation du savon ; le timboi (de ti, blanc, wèo, gros, i, arbre) ; le cabejiro, ricin (de ca-pesi, pour ôesi, res- plendissant, et ro, amer : plante resplendissante amère); Viguope, algarrobo {d'igûira, pour igu-o, fruit, chair, et pe, mince : à fruit mince), etc., etc. Par suite de Taverse qui est venue contrarier notre recon- naissance, il nous est très difficile de faire du feu pour sécher nos vêtements ; nos Indiens toutefois y parviennent, mettant en usage tout ce que la nature leur a donné de patience et d'habileté. Couchés sur des feuilles de palmier, et nus devant le bûcher, nous attendons ainsi assez long- temps; notre capitaine tapui, agenouillé, attise et surveille les brasiers fumeux. Croyant embarrasser notre Indien, je lui demande à quelle hauteur pouvait être le soleil et dans quelle direction, puisque le temps était entièrement cou- vert ; il me répond que la marche circulaire du matin Ta désorienté, et qu'il ne lui serait pas possible d'indiquer le couchant, mais qu'il va me signaler la hauteur sur l'horizon correspondant à l'heure du lieu ; il se met alors à regarder le brasier pendant quelques minutes, puis me montre du gesle l'angle sous lequel doit se trouver le soleil. Je regarde la montre et me rends compte, non sans surprise, que la hauteur indiquée correspond à très peu près à l'heure. Ce fait me paraissant extraordinaire, je presse l'Indien de questions, et il m'apprend que, pour connaître par un ciel couvert de nuages la hauteur du soleil, tous opèrent de même. Ils n'ont aucune idée de la division du temps, mais ils suivent l'astre dans sa course sur l'horizon et ils peuvent à tout instant en fixer la position relative en raison de la couleur qui se dégage d'un foyer incandescent. Pre- DANS l:: chaco nonÉAL. 311 nanl une pelile branche, l'Indien me faisait remarquer, en me montrant le feu, qu'à midi par exemple, c'est-à-dire pour lui lorsque le soleil est arrivé au point le plus élevé de sa course, la couleur des braises est dlfférenle de celle qu'elles auraient à son coucher. Il est certain que l'intensité d'un foyer lumineux, ou, dans le cas présent, la couleur rouge des charbons enfouis sous les cendres d'un brasier, est en raison inverse de la lumière du jour, c'est-à-dire de l'heure par suile de la hauteur du soleil sur l'horizon. j28 février, — Nous nous réveillons ce malin le corps tout courbaturé; cinq hommes ont les pieds déchirés, cl presque tous nous avons les jambes enflées. Nous revenons sur nos pas afin de reprendre l'exploration, si possible, par la rive gauche du Parapili. Je renvoie au campement des Murcielagos aviser nos compagnons de notre retour, et leur demander des chevaux pour aider à notre marche. Mais l'eau a crû considérablement sur nos derrières pendant notre séjour à Ancararenda; là où, il y a deux jours, elle atteignait au genou, elle arrive maintenant à la hauteur des hanches. Nous nous hâtons donc autant que le permettent nos glissades parmi les épines, les bourbiers, les trous, les lianes; en certains endroits nous n'avançons qu'en nous donnant la main. Pendant une halle, je m'empare d'un beau serpent boa. A une heure arrivent nos chevaux ; bien peu osent les monter, car les chutes sont encore plus redoutables qu'à pied. Quatre ou cinq de nous seulement s'aventurent, ayant à la fois à se défendre des branches et des lianes qui nous saisissent par les bras, les jambes ou le cou, et des trous dans lesquels s'embourbent nos coursiers. A l'un des passages les plus dangereux, la mule du P. Doroteo se ren- verse, l'entraînant avec lui. L'eau est profonde en cet endroit. Le Père, qui ne sait pas nager, se débat; il enfonce de plus belle ; à ses cris un BoHvien et moi nous précipi- tons à son secours et le ramenons vivant. A cinq heures du soir seulement, nous regagnions le bivouac où étaient restés nos camarades. 312 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. y*' mars, — Les vampires nous assiègent toute la nuit, quelques-uns d'entre nous ont été sucés aux oreilles, au nez, aux pieds ; nos bêtes sont tachetées de sang. Une de nos meilleures mules, mordue aux naseaux par un serpent à sonnettes, expire sous nos yeux. Une bande d*urubus galiinazos se jette sur elle avant même qu'elle soit morte ; ils lui dévorent les yeux et lui déchirent l'anus afin d'arracher les viscères ! Nous levons le camp pour arriverj à deux heures, à la cahute des Tapuis de la Matanza. Sept de nos compa- gnons, blessés aux pieds et aux jambes, sont dans l'impos- sibilité absolue de continuer la marche. Je leur donne l'ordre de railler Carumbei sous la garde d'un officier; et; à deux heures et demie, nous nous dirigeons vers la rive gauche du rio. L'épaisseur de la forêt, du bobadal (lieu des bobos) surtout, exige l'emploi du machélé. A dix heures, on s'arrête au gué d'Iguoperenda (lieu des algarrobos). Douze ou quinze cahutes de Tapuis s'alignent à l'ombre des grands arbres. In En route à six heures et demie ; à neuf heures, nous trouvons des ranchos vides. Un sentier nous conduit, droit dans le nord, à une aiguade tarie. Nous obliquons dans Tesl-sud-esl, les Indiens fuyant devant nous. Dans les bois nous découvrons une petite mare, au bord de laquelle on se repose quelques instants, car la chaleur est terrible. A deux heures, nous reprenons la marche, de plus en plus difficile, par suite de l'épaisseur de la forêt et de l'étroi- lesse du sentier. Le sol est argileux et les champs sont couverts de riches pâturages. Nous campons à cinq heures. 13 août. — A dix heures, nous surprenons quatre Indiens Tobas qui détalent dans la forêt. Un peu plus loin, d'autres se dérobent aussi. Le sentier nous conduit dans l'est-sud est. 11 est large et bien tracé; c'est une grande voie de communication à laquelle viennent aboutir de nom- breux routins de moindre importance. Toute la région paraît très habitée; il y a abondance d'eau. A onze heures, nous apercevons quatre beaux chevaux qui paissent dans la prairie; je donne ordre de passer sans les toucher et même de les éloigner s'ils venaient à joindre le convoi. Un Toba nous avise que nous trouverons vers le soir une grande lagune. Tous les ranchos sont vides; les troupeaux de mules, chevaux et moutons paraissent fuir devant nous. 14 août. — Marche excellente, les sentiers se multi- plient. Vers deux heures nous tombons sur des ranchos habités. Les Indiens ne paraissent pas s'effrayer de notre présence, ce sont des Chorolis. Ils échangent quelques moutons contre du tabac et des étoffes. Nous établissons le campement au bord d'un petit ruis- seau. Les Indiens s'empressent autour de nous. Je leur donne des verroteries. Ils parlent un idiome que j'entends pour la DANS LE CHACO BORÉAL. 371 première fois et qui n'a rien de commun avec celui des autres Irîbus <\u Chaco. La race est grande el forte. Hommes et femmes se percent les oreilles. Presque toutes ces dernières ont les clieveus coupés ras. Quelques-uns se tatouent en partie ia ligure el le corps. Plusieurs de nos hSles prennent la fuite, effrayées par les jaguars, très communs dans la région. Les Indiens se lancent sur leurs traces et nous les ramènent aussitôt. Ce matin, de très bonne heure, Indiens el Indiennes •<^w»*«ife ^:x^ nous viennent visiter. — La marche est Iwnne, les natu- rels nous guident. A une heure, nous trouvons une vaste lagune, et un peu plus lard, les rives d'un grand lac. Le territoire parait très peuplé, à en juger par le nombre des ranchos et par celui des Indiens qui débouqueni de toutes parts. Ils se présentent sans armes, mais peu à peu ils nous en- tourent et envahissent le bivouac. J'essaye vainement de les faire déguerpir. Ils nous témoignent un inlérèt exagéré. Les femmes, jeunes et vieilles, dansent autour de nous, elles sautent, elles gambadent, elles nous frappent la poi- trine. Les hommes ont l'air de [lasser la revue de nos ba- gages. ' Ici, dit l'un en montrant un sac. c'est la farine I 372 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. là, c'est le labac! > Le plus grand nombre suit avec solli- citude la marche de ma plume sur mon journal. Presque tous ces Indiens sont des Tobas; j'en reconnais beaucoup pour les avoir vus aux Missions. L'un d'eux, très surexcité, s'agite au milieu des autres : à son intonation et à ses gestes, il me semble expliquer que notre venue entraînera celle de nouveaux Carayes; les chrétiens s'empareront de leurs territoires,... puis me montrant la plante de ses pieds, il en frappe le sol avec véhémence : celte terre est à lui, elle lui vient de ses pères; c'est là qu'il est né, c'est là qu'il a vécu! Les Indiens ne veulent point quitter le bivouac : ils sont, pour le moins, au nombre de cinq cents. Nous sommes noyés au milieu de leur masse. Ils tiennent par- dessus tout à nous servir de guides demain matin. En leur promettant tout ce qu'ils veulent, en leur distribuant du labac, je les décide enfin à nous laisser en paix. Ils se retirent pour camper à quelques pas. Le gros de leurs forces doit être dans le sud. Nous passons toute la nuit sur pied; le bruit des chants et des conversations montre que, de leur côté, ils ne dorment guère mieux. La situa- tion paraît aventurée à plusieurs de nos camarades, mais la présence de la Yalla parmi les visiteurs m'a rendu quelque confiance. Cet après-midi, elle m'a demandé, par signes, de me rendre au bord oriental de la lagune, lorsque la lune serait au méridien. Je n'ai garde de manquer le rendez-vous. Les Tobas, les Tapihélés et les Noctènes, me dit-elle, sont réunis en grand nombre à une journée de marche ; ils vous attendent pour vous tomber dessus; aussi ont-ils envoyé quelques-uns des leurs pour vous conduire de ce côté; des Indiens des Missions sont venus leur dire de ne pas être plus longtemps sonsos (des imbéciles), car tu veux t'emparer de leur territoire; il faut vous faire la guerre par tous les moyens possibles. Les cris et lés chants de ce soir sont les prémices de l'allégresse des Tobas ; ils fêlent déjà le massacre de demain ; tous ont dis- simulé leurs armes, flèches, lances, massues, dans les DANS LE GHACO BORÉAL. 375 herbes et dans les bois. — Je lui réponds que demain je regagnerai notre dernière étape , évitant ainsi le piège tendu sous nos pas. La concentration des Indiens était donc chose certaine, et, malgré leurs belles paroles, l'attaque était imminente; des émissaires venant des Missions parcouraient leurs tri- bus et les excitaient au combat! 16 août. — Vers trois heures du malin j'ordonne que, sans bruit, on harnache les bétes, et que chacun se tienne prêt à défiler aux premières lueurs du jour. Les Indiens s'aperçoivent de nos mouvemenls. Us s'avancent vers nous. Pendant la nuit leur nombre n'a fait que s'accroître ; il en sort de tous les côtés. Jusqu'au dernier moment je leur fais accroire que nous allons suivre la direction vers laquelle ils veulent absolument nous entraîner. Puis mes hommes montent à cheval, et nous poussons rapidement au nord- est sans tenir compte des jérémiades des naturels. Ils saisissent ma monture par la bride, cherchant à la faire obliquer. C'est le moment critique, car un refus formel pourrait amener l'assaut. Je leur déclare alors qu'il nous faut aller au-devant de nos compagnons qui arrivent en nombre, conduits par le P. Doroteo. Cette nouvelle paraît les désappointer vivement. J'insiste de plus belle sur la prochaine arrivée d'une fort grosse Iroupe. Assertion absolument inexacte, et qui n'avait d'au Ire but que de semer le trouble parmi eux. La position que nous occupions était assez dange- reuse, car cette région, toute couverte de petits bouquets d'arbres, abritait des multitudes d'Indiens. Je leur promis de revenir à midi et de prendre alors le sentier qu'ils me recommandaient avec tant d'instances. Cette conversation ne dure pas plus de deux minutes ; puis, d'un bond, je fais sauter mon cheval; les Indiens lâchent la bride; nous défilons, précédés par quelques-uns, suivis par les autres, qui se forment en groupes serrés. L'officier de l'arrière-garde me fait prévenir que quelques- uns portent de très volumineux paquets de flèches, soi- gneusement cachées auparavant, et qu'ils se partagent dans 376 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. les jungles. Nous pressons la marche jusqu'à ce que je trouve une plaine. Près des ranchos, un des Tobas m'appe- lanl son compadre (compère), m'engage à faire halle et essaye de vaincre ma résistance en déclarant que plus loin il n'y a pas d'eau. Mais nous hâtons le pas; le nombre des Indiens augmente à tout instant. Sauf s'ils sont attaqués, je donne ordre aux hommes de ne pas tirer sans commandement. Nous ariivons ainsi au point où s'ouvre devant nous une plaine couverte de sym- bolare% (sorte de graminée). La position devient meilleure et je fais signifier aux Indiens d'avoir à se retirer ; s'ils per- sistent à nous escorter en armes, nous ouvrirons le feu. Ils hésitent, ils se consultent : nous en profitons pour traver- ser l'espace découvert et entrer dans la forêt. Ils s'éloignent en maugréant. Nous sommes enfin débar- rassés de leur présence, trop intéressée pour ne pas être inquiétante, car, en dernier lieu, leur nombre pouvait bien monter à deux mille. Notre stratagème a réussi et plus que jamais nous avons constaté qu'en plein Chaco l'autorité des Pères n'est pas à mépriser. Nous campons sous bois vers trois heures. Toute crainte d'un assaut paraît écartée; néanmoins, ou fait bonne garde. i 7 août, — Nous marchons vers l'est vrai, à la hauteur du vingt-deuxième parallèle, limite provisoire des terri- toires bolivien et paraguayen. A dix heures, on trouve un puits d'eau douce. Nous faisons halte quelques instants avant de reprendre notre route par le sentier, maintenant large et bien ouvert. A deux heures, une branche de duraz- nillo crève le ventre d'une mule de charge, qui s'affaisse expirante ; une balle dans l'oreille met fin à son agonie. Les traces des cavahers indiens reparaissent à proximité des ranchos, désertés depuis peu ; ces indigènes possèdent beaucoup de chevaux. Deux grands sentiers se détachent du village, l'un canduisant au nord-nord-est et l'autre à l'ouest-sud-ouest. Nous avons coupé aujourd'hui sept ou huit petites que- bradas sans eau ; on campe près d'une aiguade. DANS LE CUAGO BORÉAL. 377 La nuil se passe, très calme; nous continuons Touver- lure du routin à Taide de la hache et du machéié : les hommes travaillent avec énergie. Vers deux heures, on découvre une quebradita où Teau et les pâturages abon- dent; nous campons pendant qu'une équipe continue la trocha pour accélérer la marche de demain. On rencontre une assez grande quantité de ces cahutes où Tobas et Tapihétés se mettent à raiïût pour sur[)rendre urinas^ tapirs, sangliers, pécaris, cerfs, etc. Un de nos camarades, revenant d'explorer le sud de la quebrada, surprend sept Indiens, qui disparaissent à sa vue. Trois hommes sont malades de la fièvre. i9 août, — Avant d'abandonner le bivouac, j'allache des verroteries aux branches des arbres, et y dépose quel- ques paquets de tabac, pour que les Tapihétés qui suivent nos traces, ne puissent se méprendre sur nos intentions. Mais, vers les neuf heures, nous entendons des cris à l'arrière-garde ; le clairon sonne : c'est l'attaque ! Engagés les uns derrière les autres, au miUeu du bois, à la queue leu leu, je me reporte, non sans difficulté, de l'avanl-garde à l'arrière, accompagné de Novis. Chacun défend son poste, les numéros pairs tirant à droite, les impairs à gauche ; une branche désarçonne Novis ; nous n'apercevons les Indiens qu'à travers les ramures qui gênent leurs mouvements; leurs cris et \mviî japapeo^ retentissent de tous côtés. — Les malheureux se font tuer bêtement à vingt ou trente pas sans même nous décocher leurs flèches, dans l'impossibilité absolue où ils sont de bander leurs arcs. Au bout d'un instant ils détalent, laissant leurs morts entre nos mains. Nous dépouillons ceux-ci de leurs pon- chos et de leurs armes, qu'on garde pour les collections. Ce sont des hommes de grande taille et fortement musclés; les cheveux sont coupés ras, la peau des genoux est cornée, rugueuse et épaisse, les oreilles sont percées d'un petit trou. Leur assaut a manqué par le seul fait de l'arrivée de trois hommes qui venaient à une assez grande dislance du 378 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. détachement, ramenant une mule qui s'était échappée. Les Indiens, croyant avoir le temps de leur couper la retraite, fondirent sur eux au moment où ils allaient entrer sous le couvert au débouché d'une petite plaine : d'où l'attaque précipitée dans laquelle il en péril une demi-douzaine. De notre côté, deux mules furent légèrement blessées. A quatre heures, on instaUe le camp dans une clairière; puis on attache les animaux, en prévision de quelque alerte. 20 août. — Les sifflements des Indiens ont seuls troublé notre sommeil ; l'ennemi semble opérer un mouvement de concentration sur notre gauche; mais il n'ose s'aventurer plus près. Je pousse mes éclaireurs en avant : les naturels s'éloignent; nous leur dépêchons quelques balles. La marche est lente, car la forêt de duraznillos oblige à s'ouvrir passage à coup de hache et de machété. On se dirige sur un petit bouquet de palmiers dans l'est-sud- est. A trois heures, les hommes se couchent, éreinlés par leur lutte avec les branches et les ronces. J'ordonne de tuer un cheval pour faire diversion à ce sempiternel char- qui. L'examen auquel je procède du haut d'un arbre ne me révèle autre chose que la fatigante uniformité de la sylve; dans l'est, seulement, quelques groupes de pal- miers. Plusieurs sentinelles se laissent surprendre en flagrant délit de sommeil; le petit nombre des hommes ne permet pas de les remplacer. Nous tuons un crotale long de 1 m. 50. Les Indiens n'ont pas donné signe de vie. 2i août. — La trouée à la hache nous coûte les plus énergiques efforts; les bosquets de palmiers se succèdent plus fréquents, mais l'eau se fait de plus en plus rare. Nous campons de très bonne heure, afin de donner quelque repos aux hommes et aux bêtes. Les gens de bonne volonté continuent à déblayer le sentier. Nos animaux, effrayés par les jaguars, brisent leurs liens et s'éparpillent dans le bois. 22 août. — Avant de pousser plus loin, je renvoie au dernier puits, distant d'une lieue, toute notre cavalerie DANS LB GHACO BORÉAL. 379 avec ordre de remplir nos six barils de trente litres, qualre outres et des gourdes. A son retour, nous partons pour camper presque aussitôt, car Theure est avancée. Cinq hommes continuent à trocher en avant ; il faut des efforts inouïs pour tailler, à travers les bois, une ou deux lieues de route par jour. Mais nous tombons enfin sur une sente indienne qui nous mène dans l'est à une quebradita, un pli de terrain plutôt. Il contient une petite quantité d'eau boueuse où se vautrent des sangliers que notre approche met en fuite; un peu plus loin on passe devant des ran- chos déserts. La forêt est moins dense en certains endroits. Le ton- nerre gronde : on se réjouit à la pensée de voir tomber la pluie, mais le vent du nord refoule dans l'est-sud-esl la bourrasque qui montait du sud . 23 août, — Nous profitons du peu d'épaisseur de la forêt pour nous ouvrir passage par le seul effort de nos animaux, qui tordent et brisent les branches. Dans Touest- nord-ouest j'aperçois, à une grande distance, la cime d*un mont, qui me paraît être, d'après l'angle sous lequel je le relève, le cerro du San Miguel de Ghiquitos. Aussi loin que la vue peut s'étendre, nous sommes entourés de la même végétation uniforme, rachitique, rabougrie, dure, épineuse, que seuls les quebrachos dominent de leur imposante stature. Le pâturage fait défaut; nos animaux en sont réduits aux feuilles de certains arbustes. Dix hommes, sur les vingt-deux de la troupe, sont assez grièvement blessés; nos vêtements tombent en lambeaux ; les provisions s'épui- sent; nous rationnons avec parcimonie le peu qui nous reste de vivres. Novis, pris de la fièvre, rêve dans son délire qu'un peintre de ses amis le conduit à travers une galerie de tableaux ne représentant que des saucissons de toute taille ! 24 août, — Vers dix heures, on trouve un puits à sec; la marche est lourde; les mêmes obstacles se succèdent avec une uniformité désespérante. La dépression du ter- 380 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. rain semble indiquer que nous aurions de Teau si la saison sèche n'était aussi persistante. Des Indiens ont séjourné ici pour recueillir le miel des quebrachos et faire ample récolte de caraoattas ; on recon- naît leurs traces déjà anciennes par les foyers éteints sous lesquels ils ont fait cuire les racines dont ils se nourrissent. Les quelques graminées que nous trouvons sont brûlées par le soleil; la sécheresse dure sans doute depuis très longtemps, à en juger par l'état de dureté de la couche argileuse, étoilée et fendillée. Cette remarque nous déses- père : quand donc viendra la saison des pluies? Les hommes n'avancent qu'avec peine; notre ration se réduit à quatre tasses d'eau et à une lasse de café par jour. 25 août, — La chaleur est très forte et, en excitant la soif, ne contribue pas peu à épuiser nos forces. A l'arrière-garde, le clairon sonne la halte : un homme vient de tomber, absolument à bout. Nous nous arrêtons, on le ranime et je fais distribuer à chacun une tasse d'eau. Une heure après, on reprend la marche, mais pour camper à quelques kilomètres de là. Les hommes viennent me demander leur ration d'eau du lendemain ; je la leur refuse, ils la boiraient d'un trait, et les privations seraient bien plus grandes ensuite, (chacun reçoit une écuelle de soupe de farine de maïs ; il ne reste que deux barils d'eau. Le capitaine me fait part de la réso- lution de la troupe de ne pas marcher plus longtemps. Si nous ne trouvons à boire, en effet, la situation sera critique. En vain je m'efforce d'encourager mes gens. La nuit se passe dans une perplexité terrible. Nos bêtes rom- pent leurs lassos et se dispersent dans la forêt à la recherche d'une eau qu'elles ne découvrent pas. 26 août. — Je propose à ceux qui ne se sentent pas la force d'aller plus loin de retourner à l'aiguade : personne ne se présente. En conséquence j'ordonne le départ; cinq veulent rester ici, et attendre le S3ir pour nous rejoindre ; ils me demandent leur ration, je la leur donne et ils s'ébranlent aussitôt; nous laissons ici une partie des bagages. DANS LE CHACO BORÉAL. 381 A huit heures et demie, le cheval portant la sonnette qui oriente le convoi, tombe pour ne plus se relever. A neuf heures, les animaux de charge se couchent ou s'affaissent. Nouf abandonnons le reste de nos effets et con- tinuons à avancer péniblement. La chaleur de midi nous suffoque, les abeilles nous torturent. Elles s'introduisent dans le nez, les oreilles, la bouche, les yeux, elles nous rendent fous. Deux hommes ne peuvent plus suivre. Je tombe moi-même presque inanimé. On sert une demi- ration d'eau et un plat de soupe. Les hommes m'entourent et me supplient d'abandonner la marche en avant, vu cette chaleur atroce, cette séche- resse extrême et l'aridité de la région. Toutes leurs suppli- cations ne font que raffermir ma résolution. Je leur rappelle l'engagement de vaincre ou de périr; nous savions avant de venir ici que l'eau nous manquerait, qu'il fallait s'attendre à une série de privations auxquelles nous allons mettre fin en surmontant les derniers obstacles qui nous séparent des banados du Paraguay. Toulefois, ne pouvant plus contraindre personne, en face de cette disette absolue d'eau, je leur laisse la liberté de revenir sur l'aiguade pour remplir nos six barils et nos quatre outres, et d'appuyer nos derrières en cas de retraite, pendant que je poursuivrai avec les autres l'ouverture du sentier. La découverte d'une mare nous permettrait de conserver le terrain conquis au prix de tant d'efforts. Tous les fantassins se rallient à celle proposition; huit des nationaux de la frontière, Novis et Prat demandent à marcher avec moi. Nos compagnons s'apprêtent; nous leur remettons le reliquat des vivres : une douzaine de livres de farine, deux ou trois livres de haricots et quelques morceaux de charqui, puis les barils, outres et gourdes. Mais ils ne savent pas charger les animaux. J'ordonne aux muletiers de les suivre. Ceux-ci protestent avec larmes qu'ils aiment mieux mourir en allant de l'avant que de retourner en arrière. Chacun boit sa ration du dernier baril d'eau qui nous 382 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. reste. Il est convenu que si, le soir, en arrivant à l'étape, nous avons découvert une aiguâde, nous allumerons un grand feu pour annoncer notre succès et donner rordré de se replier immédiatement sur nous. Nous prenons congé les uns des autres. Ceux qui s*en vont jurent de revenir aussitôt de Taiguade avec une pro- vision d'eau. La distance qui nous sépare du dernier puits est de 72 kilomètres. Puis nous nous acheminons à pied. Mon cheval, que j*ai confié aux fantassins pour remmener avec les mules dont nous n'avons pas besoin pour le trans- port des munitions et de mes papiers, nous rejoint au bout de quelques heures : le pauvre animal n'a point voulu battre en retraite! Après deux heures de marche, nous trouvons une petite oasis de pinos, dont la présence semble indiquer un puits; il y est, en effet, mais à sec. Nous tombons de fatigue et d'épuisement ; nos dernières gouttes d'eau y passent. PJus rien, c'est fini! nous restons enserrés dans cette sylve monotone, rabougrie, épineuse, sans horizon. La fraîcheur de la nuit nous procure quelque soulagement. ^7 août, — Les premières lueurs du jour éclairent une scène lugubre. Quelques-uns ont le délire; leur gorge se serre ; leur vue se trouble ; leurs yeux sont hagards et fixés dans la direction où ces malheureux, étendus sur le sol, semblent indiquer du doigt l'eau qui bondit d'une cascade fantastique! Leur voix s'échappe rauque, étouffée.... Sou- dain, mon regard se porte sur mon cheval. Bue pensée traverse mon cerveau. Tous semblent avoir éprouvé la môme impression : la pauvre bêle est ligotée en un clin d'oeil; couchée sur le flanc, elle tend le cou au bourreau, pendant que, accroupis ou debout, nous recueillons dans des lasses le sang chaud qui jaillit de la blessure. Il m'est impossible de le boire! Mes compagnons étanchenl pour quelques minutes la soif qui les dévore ; les plus faibles sont ragaillardis. Encore un coup de collier, le dernier peut-être ! et tout couverts de sang, les mains, les bras, la barbe souillés de caillots, nous rentrons dans la forêt aux cris de : « Viva Bolivia! » La troupe s'y fraye passage sur DANS LE CHAGO BORÉAL. 385 une lieue environ. Partout l'aridité, la sécheresse, le désert de la forêt ! Cette fois, nous sommes à bout. Nous abandonnons tout, et même les montures, dissimulant dans les ronces muni- lions et papiers. C'est la retraite, une retraite de plus de quatre-vingts kilomètres, sur une route sans eau, et cela, après une lutte vaillamment soutenue pendant huit jours! Pourvu que nos compagnons nous viennent secourir! Mais, au campement où nous nous étions séparés, nous retrouvons les barils vides : les sangles qui les retenaient aux mules ont été coupées; plus loin, c'est le clairon du trompette que nous ramassons au pied d'un arbre; nos malles, nos bagages gisent çà et là, pillés, évenlrés. Qu'est-il donc arrivé? L'horreur de la situation nous cloue sur place. Les Indiens ont-ils mis l'escouade en déroute? J'aimerais mieux tout croire et ne pas supposer un instant que, pour gagner plus vite Taiguade, nos compagnons se sont débar- rassés de ce qui aurait relardé leur marche. Quoi qu'il en soit, nous n'avons plus qu'à compter sur nous-mêmes : j'ordonne donc de pousser jusqu'à extinction la marche sur Taiguade, jusqu'à ce que tous, nous gisions sur le sol ! Si l'un de nous peut arriver au but, il reviendra aussitôt porter secours aux autres. Pendant les premières heures de l'étape, six de nos cama- rades tombent un à un, presque inanimés sur la route. Leurs cris de désespoir nous mettent la mort dans l'âme ! Mais que faire? A qui le tour, dans quelques minutes peut-être? Le temps est à l'orage, le tonnerre gronde dans le sud. Ah! s'il pouvait tomber une bonne averse! Nous suivons anxieusement la marche des cumulus qui s'effrangent et noircissent : les vents du nord les rejettent dans le sud. Vers cinq heures, mes compagnons se couchent, exté- nués; je ne vais guère plus loin. Sur onze que nous sommes,. un seul reste debout. C'est un Cruceno ; ses forces ne l'ont point encore trahi ; il me fait le serment de mar- cher jusqu'à ce qu'il arrive ou qu'il succombe : nous recueillons notre urine, que nous buvons mélangée avec un SHCt EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. peu (le poudre de café, puis nous nous laissons aller au sommeil, attendant ce que Dieu décidera. La fraîcheur de la nuit nous restaure quelque peu ; nous sommes en route dès l'aube. Un dernier effort, et chacun s'abreuvera de cette eau où nous nous baignons en rêve ! . . . Vers dix heures du matin, nous entendons un cri, et, au détour d'un groupe de cactus, je vois apparaître notre brave camarade suivi du vieux capitaine Torrès ; ils poussent une mule chai»gée de deux outres pleines. Ah ! que cette eau fangeuse nous parut excellente ! Le Cruceûo nous apprit que sa marche de nuit dans la foret avait complètement épuisé ses forces lorsqu'il attei- gnit enfin l'aiguade; par suite de l'absence du capitaine Torrès, parti seul pour nous secourir, il dut attendre le jour avant de songer à nous rejoindre ; mais le capitaine se perdit dans la forêt, car la nuit était fort noire, et, déses- péré, il revenait sur ses pas, lorsqu'il rencontra Avila, celui que nous avions sauvé dans les pampas de Gumbaru- renda ! Vile je dépêchai ces deux braves vers le reste de nos gens qui attendaient la mort, couchés sur le sentier; nous autres poursuivions la marche sur l'aiguade. Quelques heures après, nous étions au milieu de nos compagnons qui nous accueillirent avec la réserve glaciale d'une conscience troublée. Je défendis, d'ailleurs, de leur adresser la parole. Le soir du même jour, nos derniers camarades nous rejoi- gnaient. Personne ne manquait à l'appel, mais notre dénuement était extrême. 29 août. — Nos onze compagnons, ceux qui auraient dû protéger notre marche, retournent à la Colonie Crevaux. Nous prendrons quelque repos avant de pousser plus avant la trouée du sentier. Tout se passe avec calme. Mais nous nous retrouvons seuls ! Un des nôtres cherche à surprendre un urina à la chasse ; bientôt ses coups de fusil nous indiquent la décou- verte d'une aiguade : un peu plus avant dans la quebradita, deux puits de l'eau la plus limpide s'ouvrent au milieu DANS LE CHACO BORÉAL. 387 (l'un groupe d'arbres qui charment nos yeux. Par malheur, à ce moment même, on constaste la disparilion de treize de nos animaux. Les vivres sont épuisés; il ne nous reste qu'un peu de coca et du tabac. On tue un cheval ; nous mangeons et buvons à cœur joie. L'espérance renaît, nous resterons ici quelques jours avant de retourner au point extrême de la roule pour continuer la troc ha. 30 août. — Nous nous réveillons transis par l'humidité. On taille des vêtements dans les cuirs qui servaient à pro- téger les charges ; on dévore des rôtis de cheval dont les dimensions dépassent toute créance. 3 i août. — Inquiet sur les risques que courent dans la forêt nos bagages et les papiers de la colonne, je décide de partir aujourd'hui même. Nous retrouvons intacts les débris de nos charges. On campe à cinq heures et demie. /er septembre. — La poche qui contenait les quelques haricots confiés aux hommes partis pour la Colonie Grevaux a été ouverte à coups de couteau ; nous ramassons quelques grains sur le sable du sentier. Les manches du gilet de laine de Novis ont été coupées et les fragments gisent épars. Mais, au campement, aucun Indien n'est venu passer en revue ce que nous avions laissé ; mes papiers sont au complet. Nous tuons un autre cheval et j'envoie recueillir les barils vides, si nécessaires pour le transport de l'eau. Le matin les hommes reviennent avec les charges complètes ; nous perdons quatre mules dans la marche d'aujourd'hui. .2 septembre. — L'étape nous conduit au campement dit de rOvero degoilado, où j'ai fait tuer mon cheval; une demi -douzaine des nôtres vont à l'aiguade pour remplir les barils et les outres. Vers sept heures du soir, nous sommes à l'Overo avec la partie la plus importante des charges. 3 septembre. — En attendant le retour de nos gens, trois d'entre nous abattent deux troncs de samuhu, qu'ils creusent pour en faire des auges destinées à l'eau qu'on nous apporte ; je vais à la recherche d'une nouvelle aiguade. En suivant un sentier abandonné de longue date, nous arrivons à des ranchos inhabités; le puits est à sec. Plus 388 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. avant dans la forêt, les quebrachos, les caclus, les duraz- nillos nous ferment tout passage. Nous n'avions ni bu ni mangé depuis quarante-deux heures, quand nous rentrons au campement; nos trois compagnons ont fait une auge pouvant contenir une cin- quantaine de litres. Nous mettons en charqui le reste du cheval, trompant notre soif en suçant des tiges de caclus; Tattente nous paraît bien longue. 4 septembre. — Pourvu qu'il ne soit pas arrivé d'acci- cidents à nos camarades retournés au puits ! Impossible de tenir debout : nous restons couchés sur le sol ou dans les hamacs. Enfm, vers dix heures, des coups de maehélé se font entendre : la petite équipe revient avec un charge- ment d'eau complet. Les animaux ont difficilement supporté cette marché de soixante-douze kilomètres. Deux ont pris la fuite dans le bois. Les Indiens suivaient de loin Tescouade. 5 septembre, — Nous ne sommes plus que onze, et, ce petit nombre, il me faut le répartir de la façon suivante : quatre hommes retourneront à Taiguade avec toutes les bêtes pour les désaltérer à fond. Ils y resteront jusqu'à jeudi soir, 8 septembre, et vendredi matin, avec un charge- ment d'eau, ils se mettront en route pour notre campement distant de 72 kilomètres. Cinq autres travailleront au sen- tier; les deux derniers feront bonne garde à l'Overo, et soigneront l'eau déposée dans les samuhus. L'orage menace tout le jour; s'il pouvait tomber une bonne pluie, comme nous romprions vite ce mur de bois de fer qui nous enserre de toutes parts! C'est notre meilleur espoir : une seule averse» et la victoire est à nous, et nous arrivons au Paraguay ! Mais les mêmes phénomènes se pro- duisent : les vents du nord balayent les masses nuageuses, et nous en sommes pour une nouvelle déception. La dissé- mination de nos hommes en groupes de quatre, cinq et deux, ne laisse pas de me préoccuper dans le cas d'une attaque; mais nous n'avons pas le choix; d'ailleurs, les munitions abondent. 6 septembre, — L'un des hommes préposés à la trouée DANS LE GHACO BORÉAL. 389 du sentier vient chercher la ration d*eau et de charqui pour lui et ses compagnons. La forêt continue très épaisse ; ils n'ont trouvé qu'un puits desséché. Je promets vingt-cinq francs au premier qui découvrira quelque mare contenant un peu d'eau. L'atmosphère est lourde et chargée ; je note avec anxiété les oscillations du baromèlre. A la nuit, la lueur des éclairs diffus se reflète dans l'ouest, mais l'orage passe au sud, puis à l'est, et le vent du nord ne mollit pas. Croyant que l'averse allait tomber, nous avions disposé hamacs et couvertures pour recueillir le plus possible de cette eau dont nous sommes privés depuis si longtemps : mais à deux heures du matin, le ciel se nettoie; encore une espérance frustrée ! Le chef de l'équipe est secoué par la fièvre. La chaleur du jour est intolérable et une ration quotidienne de huit tasses d'eau ne suffit pas aux travailleurs. 7 septembre, — Visite à nos pionniers : Novis, en re- tournant au dépôt, perd sa mule, qui tombe épuisée. Il nous signale sa détresse par quelques coups de fusil. A la tête de l'équipe, nous pratiquons une trouée de quelques kilo- mètres, mais à onze heures nous sommes exténués ; une halte de plusieurs heures nous repose un peu. Grimpant sur un quebracho, je vois moutonner partout l'immense surface de la forêt. Quebrachos, samuhus, cactus et duraz- nillos s'étendent à perte de vue et de tous les côtés ; aucune dépression de terrain ; nous trouvons un puits, mais il est à sec; les épines de cactus et de caraotta nous déchirent pieds et mains. Un morceau de charqui de cheval constitue notre unique repas : la soif guérit de la faim, car nous n'avons par jour que huit tasses d'eau ; on la boit, moitié à la distribution, moitié avec de la coca. Une grande quantité de martinets prennent leurs ébals au-dessus de nos têtes; à l'aurore, un vaste banc de nuages compacts semble s'élever de terre, du côté de Test, et orienté du nord au sud. Nous ne serions pas loin de quelque grande rivière ou d'un barïado. A deux heures, nous reprenons la marche ; à quatre 390 EN QUÊTE D*DN PROJET DE ROUTE. heures , nous nous arrêtons, fourbus. De la cime (l'im quebracho, je ne vois, dans le nord, que la forêt éternelle, mais un bouquet de pinos se dessine dans l'est; je l'en- voie reconnaître. Un petit sentier d'Indiens nous mène à des ranchos abandonnés. De l'Overo jusqu'ici, nous avons taillé quinze kilomètres en plein bois. Une bourrasque semble se préparer dans le sud ; peut-être cette fois aurons- nous enfin la pluie ! Gomme toujours, nous nous mettons en mesure de la bien accueillir; quelques-uns même, l'es- comptant par avance, boivent leur ration d'un trait. Les éclairs brillent de toutes parts; mais c'est tout ce que nous donne l'orage. La nuit se passe dans une attente qui nous irrite. 8 septembre. — A six heures, hache etmachété en main, nous arrivons sur un petit sentier et un puits desséché; un ruban de pampa, large de cent cinquante mètres, se déploie devant nous. Ah ! si cette maudite forêt ne nous, tenait en pri- son, comme nous atteindrions vite le versant du Paraguay! Des pigeons ramiers passent rapides au-dessus de nos têtes. Certainement l'eau n'est pas loin, car, de la cime d'un quebracho, je suis le vol du matin et du soir, et toujours ces oiseaux vont dans la direction de l'est . Deux grues pren- nent leur essor presque à nous toucher ; voici les traces fraî- ches d'un tapir. Nous ouvrons aujourd'hui douze cents mètres de voie, mais nous n'avons plus d'eau; un signal de Novis m'apprend que celle du dépôt est épuisée. Nous sommes à jeudi, et seule l'arrivée de Torrès pourra nous en procurer. Un des nôtres est pris d'un violent accès de fièvre. Je par- cours encore, mais sans rien découvrir, cinq à six cents mètres vers l'est; pourtant la dépression s'accuse; peut- être une journée de travail me permettrait-elle d'en atteindre le fond et d'y trouver quelque mare pour gagner enfin le Paraguay; par malheur, l'état d'épuisement des hommes nous oblige à revenir au bivouac pour y attendre une nou- velle provision d'eau. 9 septembre. — La chaleur a été très forte cette nuit; on se couche tout nus, enfoncés dans le sable. Avant de retourner sur nos pas, je fais une petite reconnaissance 391 iana le nord. Grimpé sur un quebracho, j'apei'çois deux tourbillons de fumée, l'un dans î'esl-nord-esl, l'autre dons l'ouesl-sud-ouesl; la forêl ne s'éclaircit pas, je ne retrouve pas ma route, et j'erre, fort anxieux, pendant près d'une demi-heure; je retombe enfin sur la piste. Novis et Prat sont étendus sur le sol> incapables de se inijuvoir. J'es|)ère que, suivant mes insirudiuns, nos camarades nous appoi- leroui de l'eau demain soir, / septembre. — Nous n'avons pas eu la force de nous lever; tous les sept nous gisons sur le sol, attendant l'ar- rivée des camarades. A deux pas, le cadavre de mon cheval sert de pâture aux urubus qui surveillent noire agonie; à l'ombie d'un pin et sooa prononcer une parole, nous pré- tons l'oreiUe pour entendre plus tôt le pas de l'escouade. A la tombée de la nuit, notre perplexité augmente ; sans nous interroger, chacun de nous éprouve les mêmes craintes que son voisin. Si les Indiens avaient attaqué nos 392 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. quatre compagnons, qu'adviendrait-il de nous, mourant de soif à 72 kilomètres dé Taiguade? Nous ne pouvons fermer Toeil, tant notre souffrance est grande, tant augmente notre appréhension. Gomme devant, nous buvons notre urine, nous suçons des feuilles de cactus. / / septemWe. — Au lever du jour, nos compagnons n'apparaissant pas, nous décidons de retourner à l'aiguade, plutôt que de rester inertes, en proie aux affres de la soif. Un accident seul peut être la cause de ce retard inexpli- cable. Abandonnant tous bagages, instruments et papiers, nous ne gardons que nos fusils et quelques munitions. On se traîne avec peine, s'affaissant à toute minute. La poussière du sentier montre des empreintes de pas : si les Indiens suivent notre piste, il est très probable que nos camarades sont bloqués, sinon morts. A neuf heures, on découvre un cipoi^ et, à tour de rôle, nous creusons le sol pour nous en emparer. Là encore, que de travail, que d'efforts! il nous faut fouiller à près de 1 m. 50! Enfin, nous l'arrachons, et suçons avec avidité la tranche qui nous revient. Tout à coup un des nôtres s'écrie qu'il entend la clochette {sensero) des mules revenant de l'aiguade ; nous le croyons dupe de la fièvre ou du délire ; mais nos oreilles perçoivent à leur tour le tintement cadencé; plus de doute, les voilà I Quelques minutes après, nous tombons dans les bras les uns des autres : de l'eau, enfin de l'eau, depuis cinquante-cinq heures que nous en sommes privés ! Nous revenons aussitôt à l'Overo : maintenant que nous sommes au complet, il n'est que temps de sauver nos papiei^. Le retard du convoi avait été motivé par la fuite d'une mule. Les Indiens ont rôdé dans les environs de l'aiguade, mais sans oser attaquer nos compagnons. Notre campement est intact; nous dévorons à belles dents un morceau de mule crevée. A la nuit, les jaguars tournent autour de nos retranchements. i2 septembre. — Comme nous ne pouvons, vu les traces nombreuses d'Indiens, exposer une équipe de quatre hommes à retourner seule à l'aiguade, nous y reviendrons Dans le chaco boréal. 393 tous, et reprendrons quelques forces pour nous remettre à l'œuvre. Je profile de la jouraée pour reconnaître un petit routin qui peut-être conduirait à un puits. Les ranchos sont vides; le puits existe, et très profond, mais il est à sec; nous parcourons les abords ; tout est brûlé par la chaleur. Il ne nous reste plus que douze chevaux ou mules sur les cinquante que nous avions emmenés. Quatre hommes, sur mes ordres, creusent un trou pour enterrer la plus grande partie des papiers de l'expédition ; il nous est impossible de les transporter tous avec nous. L'esprit de mes braves camarades est excellent. Plus que jamais, tous sont décidés à ne pas reculer d'une semelle et à revenir à la charge le plus tôt possible. Leur admirable résolution m'encourage à ne pas abandonner la lutte et à envisager la situation avec calme et sang-froid. / 3 septembre. — Nous procédons à l'enfouissement de tout ce qui nous reste, après avoir enveloppé les objets dans la bâche de cuir qui abritait les charges. On dépose dans la fosse un paquet appartenant au capitaine Torrès, un à NoviSj un à Prat et quatre à moi; ceux-ci renferment copies de lettres, livres, sextants, horizon et une petite petaca, à moitié pleine de verroterie. Nous recouvrons le tout de terre, abattant par-dessus des troncs d'arbres aux- quels on met le feu, et dont les cendres dissimulent bientôt la terre fraîchement remuée. Nous allumons ensuite d'autres foyers d'incendie, pré- caution fort utile pour dépister les Indiens, en quête de tout ce que nous pouvions laisser en route. Les flammes pétillent, les arbres se tordent et s'abattent. L'aspect de notre campement est lugubre. Ici ce sont des os à moitié rongés et calcinés; là, de vieilles guenilles; plus loin, des cadavres d'animaux morts à la peine. Les volutes de fumée s'échappent en tourbillons balayés par le vent. Des bouffées d'air chaud nous portent des senteurs nauséabondes. Notre bagage sur le dos, nous reparlons pour l'aiguade. Une mule s'abat et ne se relève plus. Les traces des Indiens se mullipHent au fur et à mesure que nous avançons et nous obligent à la plus stricte vigilance. Pour permettre à 394 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. nos bêtes de franchir la distance qui nous sépare du puits, il faut abandonner les barils vides ; on les cache dans un champ de symbolares. Nous campons vers trois heures, car la chaleur est suffocante. Une autre mule meurt en route ; la diarrhée nous mine, trois d'entre nous sont encore plus gravement atteints; quelques parcelles de guarana apportent une légère amé- lioration. Nous ne pouvons fermer l'œil, la présence des Indiens nous obHgeant à faire bonne garde. 14 septembre, — Nous partons à quatre heures du matin pour éviter la chaleur du jour ; le soir, à la tombée de la nuit, nous arrivons enfm à l'aiguade. Nos jambes sont enflées par suite de collisions avec les branches ; elles nous ont meurtri le corps et la figure; quelques-uns de nos compagnons sont restés en arrière; et, vers minuit, j'envoie deux hommes avec trois mules pour transporter les blessés et les malades. i ô septembre. — Nos camarades nous rejoignent; une fois de plus nous nous retrouvons sur le bord du puits où quelque peu d'eau nous permet de ne pas mourir de soif. Nous séjournerons ici jusqu'à ce que nous soyons en état de retourner au sentier, pour le continuer dans l'est, et enlever les obstacles qui nous séparent du Paraguay. Une grande faiblesse s'est emparée de nous, que ne parvient pas à combattre notre triste potage de charqui de mule. La diarrhée nous consume; il m'est impossible de faire un pas. Tous nos animaux sont attachés pour la nuit ; l'un d'eux l)arvient à rompre son lazzo; nous l'entendons battre l'eau jusqu'au matin. i 6 septembre. — Un autre mulet s'embourbe et se noie dans le puits : je le fais dépecer. Il ne nous reste plus que dix animaux, et c'est avec un soin jaloux que je les envoie tous les jours sous bonne garde au pacage, dans le sud de la quebradita. / 7 sept emblée. — Nous économisons le plus possible nos rations de mule : si nous ne mangeons que deux de nos bêles, les huit autres suffiront pour le transport de l'eau et des munitions. Une chance que nous n'osons es- DANS LE CHACO BORÉAL. 395 compter est celle d'une averse qui nous permettrait de réserver nos mules pour les blessés et les malades. i 8 septembre. — Un des hommes me supplie de l'en- voyer à la Colonie Crevaux pour demander des vivres. J'avais déjà pensé à faire part de la situation au colonel Martinez, mais Tobas et Tapihétés errent sur nos derrières et massacreraient sans pitié celui ou ceux qu'on expédierait là-bas. Il me semble qu'une moindre somme d'efforts nous est nécessaire pour rompre les oO ou 60 kilomètres de forêt qui nous séparent des baùados du Paraguay, que pour parcourir (sans compter les dangers que comporterait un [)areil mouvement) les 296 kilomètres de dislance d'ici à la Colonie Crevaux. Quoi qu'il en soit, je tiens compte de la requête, et je réunis tous mes compagnons pour examiner avec eux les meilleures résolutions à prendre, hormis celle de retourner à la Colonie Crevaux, tentative désespérée, dangereuse et contraire aux engagements que nous avons contractés. 19 septembre. — Tous mes camarades étant rassem- blés, je leur expose le plus clairement possible une si tua - lion qui est l'objet de mes préoccupations constantes, je leur démontre que toute retraite sur la Colonie Crevaux est impossible, et qu'une circonstance heureuse, une averse par exemple, ou la découverte d'une aiguade, favoriserait considérablement notre entrée dans le Paraguay. Je les engage à réfléchir mûrement et à me faire connaître leurs opinions. Le vieux capitaine Torrès et le lieutenant Canazana répondent à peu près comme suit : « Nous avons fait à la patrie le sacrifice de notre vie : un soldat n'a qu'une parole, nous sommes ici pour vous obéir, disposez de nous comme vous l'entendrez » . Ces mots me vont au cœur et produi- sent une excellente impression sur ceux que l'idée du retour avait fait hésiler un moment. La chasse des palombes, des totachi, des urinas, des perroquets, qui viennent de temps en temps à Taiguade, pourrait nous aider quelque peu ; mais, n'ayant pas de fusil de chasse, nous sommes réduits à tirer à balle. 396 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. L'examen de la flore ne nous renseigne que sur sa pau- vreté. On découvre toutefois un arbuste nommé tala^ dont la feuille peut se manger. Nous sommes réduits à une demi-livre de charqui par jour. 20 septembre, — Bien que le charqui soit gâté et grouillant de vers, je me vois forcé de n'en distribuer qu'une demi-ration. Nos jambes sont enflées et flageolantes; les coliques et la diarrhée nous rongent les entrailles. Le capitaine Torrès et deux hommes vont chercher les barils abandonnés en route. Une des mules est sur le point de trépasser; nous l'abattrons demain. 2i septembre, — Deux des noires sont restés cette nuit à l'affût, mais le gibier brille par son absence. Nous dépeçons la mule et en faisons cuire le sang avec des feuilles de tala. A quatre heures et demie, Torrès revient avec les barils. Il n'a pas vu d'Indien. Nos bêles auraient besoin de quel- ques jours de repos avant la marche forcée que nous en attendons. A l'aiguade, des moustiques noirs et bigarrés nous dévorent; jusqu'ici, cette engeance n'avait pas trop pullulé. 22 septembre, — Encore le supplice de Tantale ! Beau- coup de nuages, pas de pluie. Novis, Prat, Valverde et moi couchons au pied d'un" pin sous les lambeaux de la tente. Au lever du jour, on allume du feu, puis on va puiser l'eau boueuse, troublée par les animaux; chacun reçoit sa ration quotidienne de viande de mule ; nous faisons bouillir la coca dont, par bonheur, il nous reste encore un peu ; on grille force cigarettes, le tabac ne manquant pas non plus ; toutes les feuilles blanches de mon copie de lettres y passent. Je surveille avec anxiété les oscillations du baro- mètre; je rédige mon journal, le dos appuyé sur un bât. Puis, avec Novis et Prat, nous faisons une partie de piquet dont l'enjeu, inutile de le dire, représente toutes les bonnes choses dont nous sommes privés : les uns ont une envie folle de chocolat, les autres se rabattent sur d'énormes platées (le haricots et de pommes de terre. Nos compagnons s'inté- DANS LE GHAGO BORÉAL. 397 ressent aux gains, payables au Paraguay, et comptent les chances qui nous restent d'y arriver. 23 septembre, — Encore un espoir déçu, une bour- rasque sans pluie! J24 septembre, — De grosses mouches vertes se dispu- tent ma ration de mule ; les asticots y forment une couche épaisse. Novis et Prat assurent que le pot-au-feu n'en sera que meilleur. L'ail et le poivre que nous y versons d'une main généreuse nous permettent au moins de n'en pas sentir le goût : quelques-uns de nos compagnons y ajou- tent des feuilles de tusca en fleur ou de tala. L'état sani- taire n'est pas trop mauvais : nos jambes ont désenflé, la fièvre a disparu ; restent quelques cas de diarrhée. 25 septembre, — Nous tuons aujourd'hui une jument; notre cavalerie se trouve réduite à six mules et à six che- vaux. Je fais prendre tous les jours les plus grandes pré- cautions pour mettre ces pauvres animaux à l'abri d'un coup de main : des hommes veillent sur eux jour et nuit. 26 septembre, — La journée se passe à deviser, comme presque toujours, sur l'assaisonnement et la préparation de plats de « haulte gresse » ; nos mules reprennent* leurs forces. Je tue un perroquet; Novis un autre, mais qui reste accroché à une branche. Nous nous congratulions du bon potage que nous allions faire des restes du premier épargnés par la balle, mais notre ami Prat oublie de vider l'estomac de l'oiseau, qui avait mangé des feuilles tendres de palmier, et nous retirons du feu une eau chaude extrêmement amère. 27 septembre, — Le départ est fixé à demain; nous continuons à travailler au sentier, comptant cette fois sur un meilleur service de nos animaux, maintenant reposés et en bon point. Avec les cinq plus vaUdes de mes hommes, je songe à attaquer pour la troisième fois l'épaisse forêt dans laquelle nous nous débattons; nos chances de succès reposent sur le calcul suivant : dans l'hypothèse que la largeur de la zone aride et boisée où nous n'avons pas trouvé une goutte iOS EN QUÊTE DON PROJET DE ROUTE. (Feau doit être, au maximum, de ii lieues, je compte la franchir avec trois charges, représentant un total de 008 tasses, mettons 225 litres; la provision enfermée dans nos bouteilles et gourdes nous suffira pendant les deux pre- miers jours de marche, sans que nous soyons dans la néces- sité de toucher à notre réserve. Or, à la fin de la deuxième journée, nous aurons atteint l'extrémité du sentier. La ration quotidienne par homme étant de six tasses d'eau, notre cambuse nous assure donc une lutte de quinze jours. En ce qui concerne nos animaux, nous les réservons pour la trouée même; leur passage rompra les branches sur le sentier, peu large d'ailleurs, qui nous est nécessaire, car, à certains endroits, la forêt est beaucoup moins dense. Donc, une marche de sept à huit heures à raison de 4 000 pas de 78 centimètres à l'heure, pourra fournir une étape de près de 24 kilomèlres, au moins les deux premiers jours. A la troisième journée, soutenant les forces de chacun de nos animaux par une ration d'eau de dix tasses, nous pouvons espérer franchir en sept jours la distance qui nous sépare des bafiados du Paraguay, sans compter les hasards heureux : une bonne ondée, ou la découverte d'une aiguade. La perspective même de n'avoir plus un seul animal de selle à ce moment-là n'offre rien de bien désagréable, puis- que nous serions à une distance maximum de 19 lieues du rio Paraguay où l'abondance de l'eau assure une chasse fructueuse. La réussite du mouvement dépendra donc de la rapidité de notre marche et de la précision mathématique avec laquelle nous pourrons l'exécuter. 28 septembre. — Nous partirons dès que les animaux seront sellés et chargés. Tout à coup l'officier de garde accourt hors d'haleine et tremblant : sur huit des animaux confiés à ses soins, six ont disparu ; il ne sait comment expliquer ce fait. Je n'en pouvais croire mes yeux et mes oreilles. Le coup qui nous frappait me fit douter de la bonne foi de mes compagnons : désireux de revenir à la Colonie Grevaux, avaient-ils caché les bêtes pour s'en servir au retour? Je prends mon fusil et DANS LE GHAGO BOREAL. 9 me lance après elles; mais, en moins d'une heure, j'acquiers la conviclion que les voleurs sont bien les Indiens ; nous relevons sur la poussière les traces de leur passage; ils détalent avec nos mules dans la direction de l'ouest. L'officier chargé de surveiller le campement pendant la nuit n'est donc coupable que de négligence, et ce larcin nous révèle tout à la fois l'incroyable audace des Indiens et leur intention évidente de nous barrer la retraite avant de donner l'assaut. Quoi qu'il en soit, c'est peut-être la mort de toutes nos espérances. Mes compagnons me supplient de revenir avec eux à la Colonie Crevaux; ma résolution est inébranlable et je dicte l'ordre suivant : « ^8 septembre i 887. — Commandement en chef de l'expédition du haut Paraguay : < La perte de six de nos mules sur huit nous place dans une situation des plus critiques. Décidé plus que jamais à ne pas abandonner la lutte, je la soutiendrai jusqu'au der- nier moment, en compagnie des expéditionnaires Novis, Prat et Valverde. « En conséquence, les sept autres membres du détache- ment retourneront à la Colonie Crevaux afin de nous amener de nouveaux renforts. < Leur retour devra s'effectuer dans les vingt- cinq jours à partir de la date présente. » Dans la soirée, une des mules volées revient près des deux qui nous restent, et, pour éviter une nouvelle sur- prise, je les fais attacher toutes trois à côté de nous. Pour la première fois depuis que nous sommes dans cette région, l'orage éclate, suivi d'ondées qui rafraîchissent la température. Nous passons la nuit dans une anxiété terrible, attendant à chaque instant l'assaut des Indiens qui, sûrement, sont au fait de nos infortunes. Enfin, le jour se lève. ^9 septembre, — A sept heures du malin, nos compa- gnons nous embrassent, puis défilent silencieusement à pied, s'appuyant sur leurs fusils. Les larmes aux yeux, ils s'efforcent une dernière fois de me faire revenir sur ma 40O EN QUÊTE D*DN PROJET DE ROUTE. résolution. La séparalion est douloureuse, car nous avons vécu la même vie et souffert les mêmes épreuves. A peine sommes-nous seuls que Novis, Prat ei Valverde se jettent dans mes bras : nous jurons de mourir ou d'ar- river ensemble. L'émotion nous a brisés, nos jambes ne nous soutiennent plus. Pour nous arracher à ces impressions violentes, nous décidons de partir à l'instant pour l'extrémité du sentier. Prat, qui n'est plus jeune, montera une des trois mules. Les deux autres porteront nos barils d'eau, soit 200 litres environ, une pelle, deux haches et quatre machétés. Novis met en paquet ses albums de croquis, j'en fais autant de mes carnets de voyage, et nous les chargeons sur notre dos. Nous adressons nos adieux au monde civilisé. J'enfouis au pied d'un arbre une note portant la date et riieure de notre mise en route. Chacun avancera sans se préoccuper de ceux qui tomberont à la peine; à l'endroit où l'abandonneront ses forces, il grattera de son couteau l'écorce d'un arbre pour y tailler ses initiales, si possible! Nous partons ; dès les premiers pas, les chutes sont fré- quentes : nous avons trop présumé de notre vigueur. Peut-être demain serons-nous plus en état; nous regagnons la campée. Leslndiens,qui surveillent nos mouvements,estimenl sans doute que cette nuit ils auront facilement raison des mal- heureux Carayes ; en prévision d'une attaque, nous prenons position en face du lambeau de toile qui nous sert d'abri. Vers les huit heures du soir, Tobas et Tapihétés, nous croyant endormis, se jH'écipitent tête baissée sur notre tente ; les coups de feu tirés d'en face les surprennent et jettent le trouble parmi eux. Le reste de la nuit se passe sans incident. 30 septembre. — Au moment d'organiser le départ, Valverde me fait remarquer que nous sommes à vendredi, jour néfaste; mieux vaudrait partir demain, me dit-il. Le temps, qui est à la pluie, me laisse quelque espoir d'une averse prochaine (circonstance qui décida de notre sort, comme on va voir) : donc nous restons au campement. Novis se poste à l'affût et sans le moindre succès. Nos provisions sont complètement épuisées : nous faisons cal- ciner des os, que nous pulvérisons pour les mélanger avec DANS LE CHACO BORÉAL. 403 des feuilles de lala; nous soupons d'une lanière de cuir bouilli. Aucun Indien ne paraît. A la tombée de la nuit, vers sept heures, j'entends de légers craquements dans les branches du taillis : saisissant mon fusil, je me dirige en rampant du côté d'où vient le bruit. Je presse à demi la gâchette. Une Indienne, le doigt sur les lèvres, s'avance près de moi, c'est ma brave Toba : elle m'apprend que les Indiens nous entourent; ils ont volé nos cinq mules; ils ont pillé nos bagages au campement de FOvero ; ce soir ou demain ils attendent des renforts pour nous attaquer en grand nombre; d'un autre côté, elle sait que le buruhicha (grand) — elle désignait ainsi le commandant des colonies, colonel Martinez — marche à notre secours avec beaucoup de cuicos, soldats boliviens. Elle disparut dans le bois, après m'avoir surtout engagé à ne pas nous dessaisir de nos fusils. Je revins auprès de mes compagnons que la faiblesse avait endormis, et passai toute la nuit dans une terrible anxiété ! i^^ octobre, — Au lever du jour, nous nous préparons à partir. Valverde est au bord de l'aiguade, remplissant les barils, lorsque tout à coup je l'entends crier et s'exclamer. Je me précipite vers lui : < Caïza ! Gaïza ! » dit-il, et il me montre du doigt des Indiens qui s'avancent vers nous. L'un d'eux porte au bout d'un roseau un papier plié en quatre. Je n'en puis croire mes yeux ! Prat et Novis nous rejoignent ; j'ouvre le billet ; il est du colonel Martinez et ainsi conçu : a Si\ Thouar, « S en or, « Manana estaremos en esa con 40 hombi'es^ dos vacas y harina^ en protecciôn de los que sacrifican su exis- tencia por el bien de Bolivia, y todos nosotroa estamos conformes por hacer otro ianto, € Su afectisimo seguro servidor, < Agustin Martinez * . » i. « Monsieur, demain nous serons avec vous avec qua- rante hommes, deux vaches et de la farine, pour protéger ceux qui sacrifient leur existence pour le bien de la Bolivie, et tous nous, sommes résolus au même sacrifice. » iO'l EN QUÊTE D*aN PROJET DE ROUTE. J'inleiTOge les Indiens, qui me déclarent que c'est bien le buruhkha (grand) qui leur a remis ce papier, et recom- mandé de me l'apporter. Ces Chorotis, au nombre de neuf, voudraient nous ramener avec eux; je me borne à leur con- # fier un mot adressé au colonel Martinez pour lui dire où nous nous trouvons. Les Chorotis nous font comprendre que les Tapihétés et Tobas nous entourent, et qu'il sera bon d'avoir nos fusils sous la main. Ils repartent au bout d une demi- heure. L'arrivée du colonel Martinez nous sauve, mais sa présence peut être le signal d'une nouvelle attaque des Indiens ; craignant de nous voir leur échapper, ils vont tenter un dernier assaut. Nous réunissons toutes nos cartouches ; je les fais compter : il en reste sept cents. Puis nous nous couchons sous la lente. , Je rehs le billet de Martinez, un doute m envahit : € Demain, m'écrit-il, nous serons près de vous » ; or, la date est du 28 septembre et nous sommes au l''^ octobre. Le colonel ignorait donc notre position, il ne connaissait point la distança qui nous sépare de lui : les Indiens pouvaient le tromper, l'égarer et nous anéantir avant son arrivée. — Depuis déjà deux jours il devrait être icil Toutes ces pensées m'agitaient ; je les cachai à mes com- pagnons, afin de leur épargner des émotions que nous n'étions presque plus en état de supporter. Chaque mmute nous rapprochait de la délivrance ou de la mort. Cette espérance se transformant soudain en une déception bru- tale, nous enlèverait du même coup tout ce qui nous restait de forces. J'en suis à souhaiter l'assaut des Indiens. Si c est la der- nière heure, au moins mettra- t-elle un terme aux tortures de l'attente indéfinie ! Vers quatre heures, Valverde et Novis se traînent dans le taiUis pour recueillir quelques feuilles de tala ; je reste près de Prat malade. Deux cris se font entendre ; Novis et Valverde nous hèlent, croyant qu'ils viennent de nous. Qui donc les a poussés? Nous saisissons nos armes. Mais un DANS LE CHACO BORÉAL. 407 Indien se présente, suivi d'un soldai bolivien qui tombe aussitôt dans nos bras, exténué ! C'est le détachement du colonel Martinez ! Voici comment il était accouru à notre aide : Des bruits alarmants circulaient à la frontière sur notre compte. Tous les jours des Indiens assuraient que les Tobas nous avaient massacrés. Un indigène s'était présenté avec des débris de vêtements qui m'avaient appartenu, affirmant que nos cadavres gisaient dans les environs de Cavayu-Repoli. Le colonel Martinez, chef supérieur des colonies, obéis- sant à la fois aux instructions du gouvernement qui lui avait prescrit de protéger notre entreprise, et aux impul- sions de son énergique et généreux caractère, résolut d'aller lui-même à notre recherche. Réquisitionnant les chevaux qui lui manquaient, il organisa tant bien que mal son escouade, et, après bien des difficultés, il fut en mesure de partir. Il n'avait pas de guide, mais le lieu où Tlndien affirmait avoir vu nos cadavres n'étant pas à plus d'un jour de la colonie, il n'hésita pas à se lancer en avant. Deux détachements avaient déjà essayé de suivre nos traces, mais n'avaient pu pousser plus loin que les premiers kilomètres. Par bonheur, à la Colonie Crevaux, Martinez fit la ren- contre de deux nationaux de Caïza; ils parlaient l'idiome guarani et consentirent à accompagner l'escouade. En même temps le P. Fr. -Sébastian Pifferi, préfet des Missions, arrivait avec une escorte de capitaines tobas. Il était en quête, assurait-il, des deux Chiriguanos qui, on s'en souvient, avaient apporté au campement de Cumba- rurenda le pli adressé au P. Doroteo. Depuis plus de deux mois, ces Indiens n'avaient pas reparu. Le P. Pifferi s'efforça de démontrer au colonel Martinez que sa marche dans le Chaco serait très dangereuse pour la tranquillité de la Colonie Crevaux qu'il exposerait ainsi aux assauts des Indiens. Passant à un autre ordre d'idées, le missionnaire étaWit ensuite que celle tournée dans le Chaco était sans utilité 408 EN QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. aucune : « Morts ils sont, et votre arrivée ne les ressusci- tera pas! » Au surplus, ajoulait-il, Novis et Prat, qui avaient échappé au massacre, fuyaient dans la direction.de San Francisco : lui-même croyait les avoir aperçus se cachant dans une forêt de bobos. La visite du Père qui, pour la première fois, venait à la colonie et se présentait au colonel ; son insistance, ses affir- mations contredites à haule voix par l'un des Indiens qui lui faisaient escorte, surprenaient fort Martinez. Ce langage lui paraissait plus qu'étrange. Il répondit au Père que les soldats qu'il laissait à la colonie, plus habitués à manier le fusil que le goupillon, ne redoutaient nullement un assaut des Tobas : puisqu'on parlait d'un malheur, il se décidait à 'ne pas attendre au lendemain. Sur-le-champ, il fit sonner le boute-selle. Il partit, et là où quelques jours plus lui les Indiens habitaient leurs ranchos et servaient de guides aux déta- chements, il ne trouva que des ruines. Les cases avaient été incendiées par les Chorotis qui fuyaient devant lui. Celle circonstance le contraria vivement, et au bout de vingt- quatre heures de marche, ayant sondé fourrés et taillis pour lâcher de découvrir quelque trace.de l'expédition, il était sur le point de tourner bride pour revenir à la colonie : sans guide et tous les Indiens partis, il désespé- rait de nous retrouver. Mais un Choroli se présente, qui déclare qu'on lui a menti : on le trompe en lui disant que nous sommes morts; cela est faux; il sait, lui, où est notre campement, et se fail fort de l'y conduire : « Si en arri- vant à l'endroit où j'ai vu les Carayes lu ne trouves pas le buruhicha^ dit-il en faisant de la main un geste pour indiquer ma barbe, lu me fusilleras! » L'accent de sincérité de l'Indien convainquit le colonel, qui lui ordonna aussitôt de prendre la tête de l'escouade. C'était encore la Yalla, c'était ma pauvre Toba dont le dévouement et la vigilance ne furent jamais en défaut, qui poussa ce Choroli à se proposer pour guide, alors que tous les autres disparaissaient devant la colonne ! Un dos Tobas capturés par la troupe de Martinez raconta DANS LE CHAGO BORÉAL. 411 aux interprètes que deux Indiens venus de la Colonie Crevaux les avaient engagés à fuir pour éviter tout contact avec le huruhicha qui allait entrer dans le Chaco et mettre le pays à feu et à sang. Qui donc, à la colonie, avait intérêt à peser sur l'espril de ces malheureux pour les empêcher de communiquer avec le colonel, et s'opposer à sa marche en le privant de renseignements et de guides? On arpenta ainsi le désert du lever au coucher du soleil, doublant les étapes, du 25 septembre au i®' octobre. Une partie des vivres fut entraînée par le courant au passage du Pilcomayo; une mule s'abattit : toutes les provisions durent être sacrifiées. Chacun n'en supporta pas moins vaillamment les fatigues d'une marche forcée, à demi- ration, sous les ardeurs du soleil. Mais le jour môme du 1*" octobre, vers midi, une circonstance imprévue faillit provoquer la retraite du colonel : en coupant le sentier, il aperçut les traces laissées par le passage de nos sept com- pagnons qui, le 29 seplemlire, s'étaient repliés sur la Colonie Crevaux. On distinguait même l'empreinte d'un talon de botte. A celte vue, le Choroti ne voulait plus avancer, il engageait Marlinez à revenir sur la colonie, en suivant ces traces. < Ils s'en retournent, disait-il, ils vont sur la colonie » ; persuadé de ne plus nous retrouver à l'aiguade et craignant que le colonel ne le considérât comme menteur et ne le fît fusiller, il hésitait à pousser plus avant. Le colonel, perplexe, consulta ses officiers; tous étaient d'avis qu'il n'y avait plus lieu de continuer : il était évi- dent que nous revenions sur nos pas. Mais une idée traversa son esprit : « Compte les traces, (lit-il à l'Indien : combien sont-ils, qui retournent? — Sept, montra le Choroti avec ses doigts. — En ce cas, il en manque quatre : morts ou vifs, il me les faut. > Vers cinq heures il était avec nous : on sait le reste. Dans la conférence qui suivit l'arrivée de Martinez, je lui demandai de vouloir bien mettre à ma disposition quel- 412 EX QUÊTE d'un PROJET DE ROUTE. qiies hommes, des animaux el des vivres. — Impossible! me répondil-il. Parti avec sa troupe pour recueillir nos cadavres et nous retrouvant vivants, il ne pouvait prendre sur lui de m'accorder ma requête ; au surplus, l'état de notre santé l'autorisait à me déclarer que, nous jugeant absolument incapables de recommencer nos marches dans le Chaco, il s'opposait énergiquement à l'exécution de mon programme. A son refus s'ajouta celui du médecin, qui, en son nom et sous sa responsabilité, ordonna notre retour à la colonie, de force, sinon de gré. 11 fut donc convenu que nous retournerions nous refîiire à la Colonie Grevaux ; puis, si bon me semblait, je repren- drais l'exploration où nous l'avions laissée. Nous en étions la de l'entretien lorsque se présentèrent les Indiens qui m'avaient apporté le billet du colonel el que je lui avais renvoyés. A peu de distance du campement, ils avaient trouvé les Tapihétés ; ceux-ci , leur reprochant de servir des Carafjes, les dépouillèrent de nos cadeaux et se vantèrent d'avoir dérobé nos dernières mules afin de nous couper toute retraite. Nous ne leur échapperions pas; ils savaient que nous n'étions plus que quatre, sans vivres, sans forces, et pouvant à peine nous soutenir 1 « Cette nuit, dirent-ils, nous les attaquerons, et vous feriez mieux de nous suivre que de retourner vers eux ! — Il est trop lard maintenant, répondirent nos Chorolis, ce soir ou celte nuit, le buruhicha avec ses hommes arrive à leur secours et nous vous engageons à ne pas vous y frotter! » Puis ils se séparèrent, el, quelques lieues plus bas, d'autres Indiens leur apprirent que le colonel nous avait ralliés. Il est presque inutile de le dire : on ne manqua point do rapprocher le larcin de nos dernières mules et l'assaut qui devait s'ensuivre, des eiïorls tentés près du colonel pour retarder ou empêcher son départ. Quelques heures de délai, seulement, et nous eussions infailliblement succombé ! La journée du 2 octobre se passa dans un profond repos. DANS LE CHACO BOUÉAL. ^13 Un déUchenienI de six hommes, dout lit [lartie mon brave Valverde, se Irausporla au bivouac de l'Oveio iiour recueillir les papiers qui y élaienl eofoiiis. 3 octobre. — J'appreuds que tes journaux de Buenos Aires ont annoncé i arrivée de mon père venu a ma recherche dans l'Amérique lu Sud 4 octobru. — A six lieuies du mulm un homme de l'escouade partie avant hier «e piesenle au campement un de ses camarades les inquiele fori I eau est venue a man- quer, et il est tombe sans connafsance sur la roule Le 414 EN QUÊTE d'ON PROJET DE ROUTE. colonel envoie aussitôt à son secours, mais, dans l'après- midi, rofficier qui commandait le peloton revient : Tinforluné est mort de soif. Au départ, Tune des outres s'était rompue, et le malheureux avait été foudroyé par l'ardeur du soleil. Au campement de l'Overo, Valverde a déterré les papiers et les a trouvés intacls ; comme dans tous les endroits où nous avions séjourné, les Indiens avaient fouillé partout ; mais grâce aux cendres qui dissimulaient la cachette, elle était restée intacte ; ils avaient même allumé au-dessus un nou- veau feu dans lequel, à en juger par les débris, ils avaient fait cuire une ample provision de caraottas. Le 5 octobre, nous reparlions pour la Colonie Grevaux. — Le souvenir des événements qui suivirent m'est trop dou- loureux pour que je les relaie ici. A la friUitière, on voulut bien me rendre mes malles, mais forcées, éventrées, pillées; tout avait été fouillé, mais on n'y trouva point ce qu'un peu plus d'adresse aurait fait découvrir sous les cendres du brasier de l'Overo. Mes forces étaient Irop épuisées pour me permettre de resler plus longtemps au service de la Bolivie. J'adressai ma démission au gouvernement, et après une halte de quel- ques jours, je me mis en route pour Sucre, afln de rendre compte au Ministre de la lâche qui m'avait été confiée. Nous arrivons à la Colonie Crevaux le samedi 8 octobre, pour la quitter le 1^, à destination de Caïza. Le 18, nous parlons pour Sucre par Sauces et Padilla et nous gagnons la capitale dans la nuit du 18 novembre. Nous \ séjournons jusqu'au 2â mars, époque à laquelle, après un repos bien nécessaire, Novis et moi revenons à Buenos Aires en passant par Cinti, Tupiza, Jujuy, Salta et Tucuman. Dans ce dernier voyage, mon brave camarade et ami fut très grièvement blessé à l'œil. Une épine d'algorrobo lui déchira la cornée et pénétra profondément ; les souffrances lurent horribles qu'il endura pendant ces chevauchées de douze heures à travers la Cordillère. La chaleur et la pous- sière le fatiguaient à l'excès; au bout d'un mois seulement, on put le soulager un peu, mais l'œil gauche était complè- tement perdu. DANS LE CHACO BORÉAL. 415 Tout le temps de noire séjour à Sucre, nous fûmes, de la part du gouvernement et des citoyens, l'objet des atten- tions les plus délicates, et nous emportâmes, en nous reti- rant, de précieux témoignages d'affection et de reconnais- sance. Mon rapport au Ministère se terminait par les conclu- sions suivantes : « Les conditions hydrographiques et orographiques de la partie centrale du Ghaco et de son cadre de forêts épaisses constituent de sérieuses difficultés pour le tracé d'une voie carrossable entre Carumbei et Puerto Pacheco — ou entre ce dernier point et Machareti. Seul un chemin de fer pour- rait vaincre les obstacles que présente une région si peu favorable à la colonisation ; les deux départements de Santa Cruz et de Chuquisaca devront être desservis par des lignes spéciales, puisque, par suite de leur position géo- graphique, leurs intérêts et leurs produits ne sauraient être centralisés. « Le département de Tarija esl plus directement inté- ressé à la navigation du Pilcomayo. € Quels que soient les projets auxquels on se rallie, l'exécution en est expressément subordonnée aux conditions suivantes : «1® Modification du système administratif des colonies, et, plus spécialement, du régime des Missions. « 2** Délimitation, par un traité, des frontières respec- tives, dans le Ghaco boréal et central, de la Bolivie et de ses voisines, la République Argentine et colle du Para- guay. » Gomme on l'a vu, notre voyage dans le Gliaco boréal fut long et difficile. Pendant un an il fallut faire face aux plus sérieux obstacles, et si, au cours de cette dernière campagne, quelques défaillances se sont produites, la faute en est surtout à une équivoque sur laquelle il ne m'appar- tenait pas de faire la lumière. La haine, ouvertement et réciproquement professée entre les gens de la frontière qui faisaient partie de l'es- 410 EN QUÊTE D*UN PROJET DE ROUTE. corle et le P. Doroleo Giannecchiiii, n'était un mystère pour personne, car des accusations de la plus haute gra- vité avaient été publiquement formulées. On regardait le P. Doroteo comme l'instigateur secret du massacre de la mission Crevaux ; et il s'en défendait en renvoyant la balle aux gens de Caïza. Il me fallut djnc prendre des mesures ne visant personnellement aucun des membres de la c )- lonne, mais qui étaient indispensables à la bonne marche de l'expédition et dégageaient, de part et d'autre, des res- ponsabilités trop légèrement compromises. — Quelques- uns de mes camarades, et, en particulier, le capitaine commandant, n'ont point compris le rôle, tout d'observa- tion impartiale, que je m'étais imposé; mais je dois le dire, je me croyais en droit d'attendre du P. Doroteo, auquel j'avais donné tant de preuves de sincère dévoue- ment, une confiance qui m'échappa tout entière, et même, aux derniers jours, se retourna contre moi. — Le conflit était inévitable, et il ne larda pas à se produire. J'ai passé sous silence les côtés les plus délicals de celle situation qui, à un moment donné, menaça l'existence même des membres de l'expédition, et transforma en via am- cis la marche de notre avant -garde : ce récit me serait trop directement personnel. Quoi qu'il en soit de mon oiû- nion sur le massacre de la mission Crevaux et tout en n'ac- cusant personne et sans modifier en rien ce que j'ai écrit en 1883 sur le P. Doroteo, et plus particulièrement sur les pères missionnaires du Ghaco, je ne puis me dispenser de traduire ici quelques lignes extraites de mon rapport au gouvernement bolivien : « Qui donc pourrait refuser à celle expédition le mérite de la constance, de l'énergie, de la prudence! En dépit de tous les obstacles, nous n'avons eu à déplorer la mort d'aucun des nôtres, et cela, lorsque, en dernier lieu, nous parcourions la région où s'accomplirent les massacres de la mission Crevaux, de Morales et de sa troupe, et des compagnons de Rivas, qui, du même coup, perdit toute sa cavalerie ! DANS LE CHACO BORÉAL. 417 < Bien que réduite à qualre hommes, Tavanl-garde de la colonne soutenait encore la lutte!.. Elle aurait vaincu ou succombé, — elle n'a point reculé. « Elle savait que quelques minutes à peine la séparaient d'une nouvelle trahison, mais le colonel Martinez apparut. Dieu, cette fois, ne voulut pas que le secret d'un autre crime restât enseveli dans le silence du désert ! » Les résultats de notre expédition ne répondirent point aux espérances qu'on avait conçues; par suite de la rareté de l'eau, tous nos efforts avaient échoué dans nos trois tentatives successives de traverser les parties septentrio- nale et centrale du Chaco boréal pour gagner Puerto Pacheco. Il restait démontré, on l'a vu dans les conclu- sions du rapport, que, seule, une voie ferrée pourra tra- verser ces déserts. D'un autre culé, la base d'opérations de la Bolivie lui échappait à nouveau, car le Paraguay conteste ses droits sur Puerto Pacheco. Il ne reste donc qu'à revenir aux pro- jets dont on n'aurait pas dû s'écarler depuis 1883, et à poursuivre, d'accord avec les deux républiques du sud-est, et dans le sens des intérêts communs, l'ouverture du Pil- comayo à la navigation, ou le tracé d'un chemin de fer sur l'une de ses rives. Après cinq années de pérégrinations dans le Chaco, je n'hésite pas à déclarer que la Bohvie n'a pas de voie plus pratique et plus économique pour opérer son rapprochement avec la Plata. Ses efforts, ses sacri- Gces étaient dignes d'un meilleur sort, mais il n'a point dépendu d'elle — et de nous, je puis le dire, — qu'il en soit autrement. Les sentiments de haute justice qui, jusqu'ici, ont pré- sidé aux relations des trois républiques sœurs, amèneront sans aucun doute la solution favorable du grand problème centre-américain, à la satisfaction des intérêts communs et des sacrifices accomphs. .4, ( APPENDICE Voici, sur l'idiome des TobcLS du haut Pilcomayo, quel- ques extraits de mes notes : Bonjour. Comment vas-tu? Je vais bien. Moi. Je vais à Caîza. Papier. Je ne marche pas. Je suis tranquille. Ne. Demain. Hier. Il y a peu de temps. Je veux dormir. Il fait froid. Cbaud. L'homme. Les chrétiens. La femme. La femme d'un tel. Feu. Kau. As-tu de l'eau? Je suis malade. Mon fils. Ma fille. Flèche. Il n'y en a pas. Bois à brûler. Je veux du poisson. No ta. Am no. ta. Ayem nô là. Ayem. Soguotak saïkida a Cnollâ. Nedée. Sa soguotak. Soguetennà. Sa. Kommennete. Mâvit. Sayii kalakayâ. Sooché. Nokoviogaâ. Selte. Kome. Ndokose-like. Yaguoô. Loguaâ. Lollé. Nogopp. Nogopp hâgno? Saaguotti. Yallik. Likokotti. Chikinna. Kalga. Kaipaka. Niyak sokopitâ. 20 APPENDICE Tigre. Nikidok. Chien. Piokô. Petit chien. Piokolasso. Detnaiii ils mourront toui :. Kommennete kalchichidi illeu noko- molle. Ami. Chivoki-Chocki. Assieds-toi, ami. Oniguinni. Difficile. Kallakâ. Les Tobas. Komelike. Je pars par là. Saikidàa so-guotak. Loin. Côyayi. Voleur. Amoïtakolo ou Kaluguaïkaïki Je suis le frère de.... Ayem nokotuki.... Frère aîné. Cbokolike. Père. Tayadema. Mère. Chirinna. Sœur. Noôli. Porte ce papier. Nedee aguachi. Porte-le promptement. Anesumma alekeguake. Je suis fatigué. Ayem siliguini sokoitigui. Le tonnerre. Kassogonnaga. J'ai faim. Sokoguatte. Lion. Suciguayki. Le tapis. Lolligà. Vieu^. Yayikachidi. Vieille. Yakenna. Je fais. Soïtlî. Tu fais. Aguoïtli. Il fait. Oguoïtti. Nous faisons. Machasoîtti. Celui qui fait. Soguoko. Je suis pauvre. Sonnatagan. Que veux-tu? Neetaâ allokopitâ? Prends garde à toi. Càyatten. Qu'est-ce que c'est? A chiga? Sans aucun motif. Sapiicliii. J'ai mal à la gorge. Siikôùn nokoselti. — - à la tête. — fiakalki. — au ventre. — itaambi. — aux yeux. — iyaïtti. — aux oreilles. — itilalaki. — à la bouche. — nadidagatti. — à la main. — fiokonna. — aux pieds. — iyapia. — aux jambes. — iupiniki. Je dis. Sinnapia ayem. Nous autres. Koomii. APPENDICE 42 Attends. Yakappi. Je sais méchant Sovoyakki ayem. Va-l'en. Aluyichiyere. J'ai peur des Tapihétis. Soyakki Sotigayakki. Peut-être me lueront-ils? Ayimoyallatti? Il est parti. Assiki. Il me trompe. lyottoguen. Il m*a trompé. Ilatogiien. Il Pa trompé. Unottogiien. Il l'a tué. Yallatti. Français. Chirîguano. Mataco. Toba du bas Pilcomayo. Pour saluer. Agullete cupaire. Hee yu. Poisson. Pira. Guajat. Ni yak. Rio. Nanka. Teuku. Lachiigue. J'en veux un Acpotachiirua Otajla lebess. Amicia. qui me serve Ara. . de guide. Le soleil. Kuarasi. Joalaj. Nala. La lune. Yassi. Hue La. Auguei. Femme. Noodik. Je suis ton ami. Gheiru Gondee. Glaamukilataat. Loin. Buire. Tojfue. Près. Buire-a. Kauaktsi. Eau. Hi. Guaaj. Ett-rat. FIN TABLE DES MATIERES Voyage a la rechkrchi:: des «estes de la mission Chevaux. 1 ein quête d*un projet de route : I. — Dans le delta du Pilconiayo 119 11. — De Buenos Aires à Sucre ill 111 . — Dans le Chaco boréal '2ol Appendice. 419 Coulummiers. — Imp. Pall BllODAKD. §ut ^KLf '^"^ yé^ p^<, Wn »K t:^'- ..': '."-* '•- '-:w'xi ME. ^^' ^"^ ^^ e*^X, . ,■?* >;">